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2.2 Milieu de la crise

2.2.3. L’agent du pouvoir

Là où la technologie disciplinaire pouvait, en certaines circonstances, être assignée à un pouvoir souverain bien circonscrit, les technologies de contrôle biopolitique ne sont pas nécessairement centralisées dans une forme spécifique d’État, de gouvernement ou de système. Foucault est clair à ce sujet dans la définition qu’il donne du « pouvoir » :

Par pouvoir, je ne veux pas dire « le Pouvoir », comme ensemble d’institutions et d’appareils garantissant la sujétion des citoyens dans un État donné. Par pouvoir, je n’entends pas non plus un mode d’assujettissement, qui par opposition à la violence, aurait la forme de la règle. Enfin, je n’entends pas un système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier. L’analyse, en ce qui concerne le pouvoir, ne doit pas postuler, comme données initiales, la souveraineté de l’État, la forme de la loi ou l’unité globale d’une domination; celles-ci n’en sont plutôt que les formes terminales. (1976 : 121)

Cela ne signifie pas pour autant que les actions du gouvernement turc à l’été 2013 ne méritent pas un examen critique. Il y a bien dans les faits ce que Foucault appelle une « étatisation du biologique » (1997 : 213). Il suffit par exemple de rappeler les lois concernant la recherche sur les cellules souches, l’avortement ou encore le contrôle des naissances (la politique de l’enfant unique mise en vigueur en Chine à partir de 1979 constitue un exemple probant de ce dernier cas). Les décisions politiques stratégiques du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan ont sans aucun doute un certain rôle à jouer dans l’attaque au gaz capturée par l’enregistrement amateur dont il est question ici.

Toutefois, la perspective avancée par Foucault au sujet de la biopolitique implique que le pouvoir n’est pas un prédicat déterminé qui pourrait être assigné à un individu

ou à un groupe d’individus : à un agent en particulier. Il ne s’agit pas non plus d’un donné substantiel qu’il serait possible de s’approprier, au détriment de ceux qui en seraient ainsi dépossédés. En ce sens, le slogan populaire « More power to the people » ne représente pas adéquatement les théories foucaldiennes. Dans le paradigme biopolitique, « [l]e pouvoir est partout; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout » (1976 : 122). Ce « réseau de relations de pouvoir » forme plutôt « des points de résistance mobiles et transitoires » (Ibid. : 127). Lors des manifestations contre la destruction du parc Gezi par exemple, des tactiques localisées de climatisation ont émergé afin de contrer la stratégie de répression fondée sur l’usage de gaz lacrymogènes : les manifestants ont développé une technique pour neutraliser les cartouches de gaz qui étaient tirées contre eux qui consistait à s’en saisir rapidement et à les enfermer dans un contenant vide comme un bidon ou une cruche. Ce que Foucault souligne néanmoins, ce sont les manières par lesquelles ces flux de résistance sont susceptibles d’une (re)capture ou d’une cooptation institutionnelle :

Et, c’est sans doute le codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution, un peu comme l’État repose sur l’intégration institutionnelle des rapports de pouvoir. (Ibid.)

Agamben, qui a donné une nouvelle direction aux travaux de Foucault, a montré comment l’institution pieuse des « droits de l’homme » participe elle-même à la gestion politique de la vie humaine dont elle dénonce par ailleurs les effets :

Les Déclarations des droits de l’homme représentent la figure originelle de l’inscription de la vie naturelle dans l’ordre juridico-politique de l’État- nation. Cette vie nue naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature, et qui, dans le monde classique, se distinguait clairement (du moins en apparence), en tant que zōē, de la vie politique (bios), émerge désormais au premier plan dans la structure de l’État, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté. (1997 : 138)

Dans cette perspective, il y a lieu de considérer les droits de l’homme comme appartenant pleinement à l’héritage d’un mode de pouvoir qui autorise — et dont émerge — l’usage de gaz lacrymogènes comme moyen spécifique d’une opération biopolitique. Sans qu’il soit nécessaire de développer cette idée ici, il est possible de pointer le problème que constitue, à cet égard, une certaine forme d’activisme qui cherche à faire reconnaître aux animaux les mêmes droits que ceux qui sont reconnus — lorsqu’ils sont reconnus — à l’être humain.

Une telle mise en contexte donne à voir l’importance des efforts actuels consistant à penser différentes formes de vie commune, distinctes des formes institutionnelles qui sont offertes par le pouvoir biopolitique en vigueur. Il s’agit précisément d’ouvrir de nouvelles voies à la pensée qui ne soient pas basées sur « une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés » ou sur « des partages binaires et massifs », cela afin d’échapper « à ce système Souverain-Loi qui a si longtemps fasciné la pensée politique » (Foucault, 1976 : 124, 127, 128). En d’autres termes, si le pouvoir n’est pas imputable à un agent particulier, mais circule plutôt « entre nous », comment envisager une manière d’être ensemble qui ne soit pas une menace pour elle-même?

Le repérage de la « singularité quelconque » chez Agamben comme le travail de Nancy sur le « singulier pluriel » constituent des exemples significatifs en ce sens. Ces deux auteurs sont engagés depuis plus de trois décennies dans une entreprise à portée éthique consistant à penser de nouvelles formes de vie politique, pour lesquelles ils ont tous deux recours, avec les réserves de rigueur, au terme problématique de « communauté ». Ils le font par ailleurs d’une manière qui, à la fois est explicitement non dialectique et met l’accent sur un processus événementiel « inopératoire », c’est-à- dire qui n’œuvre pas à fonder une communauté donnée ni, à plus forte raison, un

programme politique déterminé. C’est au prix de ces efforts qu’ils donnent à penser un mode ou des manières où la coexistence ne participe pas d’emblée à sa propre perte. Les enjeux de ces analyses informent le troisième mouvement de la dissertation.

Pour l’instant, l’attention doit se reporter encore une fois à la vidéo amateur captée à Istanbul. Dans la section qui suit, il s’agira de tenter de penser les modalités de coexistence où se déploie une violence sans agent ni centre. Cette conception du pouvoir, loin de suggérer une diffusion des responsabilités, porte plutôt la responsabilité à un seuil critique.