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Biopolitique de la guerre lacrymogène

2.2 Milieu de la crise

2.2.1. Biopolitique de la guerre lacrymogène

Le 12 juin 2013, une courte vidéo amateur est mise en ligne sur la plateforme de partage YouTube (Anonyme, 2013). L’enregistrement montre ce qui semble être une attaque soudaine et massive de gaz lacrymogène lancée contre une large foule rassemblée à proximité de la Place Taksim à Istanbul, en Turquie. Cela semble, à première vue, être un autre témoignage des vagues de manifestations qui ont eu lieu cet été-là en guise de protestation contre la démolition du parc Gezi.

Même si ces protestations visent au début explicitement la démolition prévue du parc Gezi, il est intéressant de noter qu’elles évolueront jusqu’à embrasser des revendications beaucoup plus larges, jusqu’au point où elles paraîtront ne plus être portées par des exigences spécifiques. Ce caractère vague, indéterminé, de la protestation a également été relevé à l’automne 2011 lors des manifestations du mouvement identifié sous le nom « Occupy Wall Street » (Bellafante, 2011; Elliott, 2011). C’est pourtant précisément de ce flou que s’est élevée la clameur d’un « We are! ». Vingt ans plus tôt, Agamben formulait déjà une observation similaire au sujet des manifestations de Tian’anmen qui se sont déroulées en avril et juin 1989, à Pékin (1990 : 87-90). L’expression d’un commun qui ne revendique aucune visée ni identité proprement déterminée, mais émerge au contraire de l’appropriation de son impropriété constitutive sera examinée dans le troisième mouvement.

La vidéo mise en ligne à l’été 2013 est en outre frappante à plusieurs égards. La vélocité avec laquelle le gaz se répand jusqu’à envelopper complètement l’ensemble de la zone où la foule est assemblée est stupéfiante. Quelque quarante secondes après l’impact des premières cartouches de gaz, le ciel n’est déjà plus visible : un nuage dense et jaunâtre emplit la totalité du cadre de l’image. L’opérateur de la caméra — qui demeure hors champ pendant tout l’enregistrement — tourne alors son attention vers une jeune femme se tenant à proximité89. Tout comme le vidéaste, elle se trouve

enveloppée par un nuage chimique, coincée sur le toit d’un autobus immobilisé, apparemment incapable de fuir. Le masque respiratoire rudimentaire qu’elle porte sur son visage ne peut visiblement pas la protéger adéquatement dans cette situation. Les effets incapacitants du gaz sont donnés à voir de manière dramatique dans la détresse aiguë qui s’empare de la jeune femme : la vidéo la montre d’abord tomber à genoux, puis se mettre à hurler. L’expérience, à n’en pas douter, doit être terrifiante. Dans la position précaire où elle se trouve, la seule chose qui pourrait la prémunir contre les effets du gaz serait de réprimer une fonction qui est pourtant essentielle à sa survie : respirer. Son corps se trouve contraint dans une violence extrême à soutenir les conditions de sa détresse. Il n’a en effet d’autre choix que de collaborer avec l’agent chimique présent dans l’atmosphère. Sloterdijk a commenté la dynamique mortelle de ce paradoxe dans sa courte généalogie de la guerre chimique :

the air attack of the gas terrorist (Gasterroristen) produces in the attacked the despair of being forced to cooperate in the extermination of their own lives, because they cannot not breathe90. (2009 : 23)

89 Le site News APPS a suggéré qu’il s’agissait d’une étudiante de philosophie, sans toutefois divulguer

ni la source de cette information ni l’étudiante en question, pour des raisons de sécurité (Schliesser, 2014).

90 La citation vient du livre Terror From The Air, d’abord publié en 2002 sous le titre original allemand

Luftbeben : An den Wurzeln des Terrors. Une version augmentée de ce livre a plus tard été reprise dans

L’analyse qui suit s’inspire de deux cadres conceptuels. Elle s’appuie d’une part sur les études menées par Foucault autour du concept de biopolitique. Elle emprunte d’autre part à certains des arguments développés par Peter Sloterdijk dans son opus majeur qu’est sa trilogie des Sphères. L’objectif est de situer l’événement dont rend compte l’enregistrement vidéo dans l’horizon du problème contemporain de « notre » coexistence politique. L’argument qui découle de cette analyse peut être résumé dans les trois propositions suivantes.

Premièrement, l’attaque aux gaz lacrymogènes contre la foule de manifestants est, d’une certaine manière, exemplaire d’un régime contemporain de gouvernement concerné non seulement par la gestion des sujets et de leurs corps discrets, mais également par le contrôle biologique de populations d’emblée disposées en un milieu de vie. Ici, l’analyse des guerres atmosphériques de Sloterdijk entrecroise clairement celle de Foucault sur l’environnement biopolitique.

Deuxièmement, le régime de coexistence n’est pas imputable aux seules intentions d’un pouvoir souverain. Même si son fonctionnement peut se laisser saisir à travers les activités d’un gouvernement d’état, ce que Foucault nomme le « biopouvoir » ne peut être monopolisé, approprié, ni possédé par un agent en particulier (fusse un mouvement révolutionnaire)91. Il est associé plutôt au mode d’être humain en général,

20e siècle et l’usage contemporain des gaz lacrymogènes contre des populations civiles (Taylor, 2012;

Parikka, 2013; Nieuwenhuis; 2013).

91 C’est sur point d’ailleurs qu’une distinction peut être faite entre les manières avec lesquelles Michael

Hardt et Antonio Negri, d’une part, et Agamben d’autre part, s’approprient l’analyse de Foucault. Les premiers envisagent dans leur analyse une « bonne » biopolitique, c’est-à-dire la possibilité d’une appropriation critique comme opportunité effective de lutte contre ce qu’ils nomment ailleurs

avec ses caractéristiques historiques spécifiques, et existe comme réseau dynamique de rapports de force. Dans cette perspective, l’enregistrement vidéo soulève également le problème des conditions nécessaires pour qu’une forme de vie ou une manière de vivre s’actualise sans reconduire les conditions qui la déterminent actuellement, en première instance.

Troisièmement, la détresse manifestée par la jeune femme illustre de manière ostensible le seuil d’articulation où un gouvernement du vivant se transforme en une politique mortifère exercée sur le vivant et le milieu qu’il constitue. Ce seuil illustre l’aporie déjà identifiée par Foucault où, à travers les guerres notamment, la gestion des populations devient une œuvre de mort. L’affrontement capté par la vidéo est exemplaire, en ce sens, d’une manière d’être ensemble qui peut, sous certaines réserves, être interprétée comme une « guerre civile mondiale ».

En développant davantage ces trois propositions il devient possible de comprendre l’attaque aux gaz lacrymogènes comme une espèce spécifique d’opération biopolitique emblématique à plus d’un égard du problème coexistentiel contemporain dont il question dans la présente dissertation. Dans une telle perspective, la situation de la jeune femme prise dans un nuage de gaz irritant « nous » concerne tous. Et cela non pas au sens où « nous » partagerions une unité consensuelle — par exemple au sujet des motifs de la révolte —, bien au contraire. C’est « notre » manière d’être aporétique en commun : « nous » partageons, à la fois en la produisant et en subissant ses effets, ce que Sloterdijk a pu décrire comme une « une guerre mondiale virulente des formes de vie » (2002 : 80). Vivre ensemble est une condition de « notre » milieu de vie — une

condition médiatique, s’il est possible de comprendre ce terme autrement qu’en son sens usuel — où la gestion politique du vivant a lieu comme la possibilité de l’annihilation de la vie. En fin de compte, l’analyse permettra d’exposer plus spécifiquement l’urgence et la nécessité de réviser les thèses humanistes de Mirandole. Être ensemble au milieu du monde ne peut plus être appréhendé comme « notre » dignité, ni dans sa valeur (idéologique), ni dans sa portée (téléologique). Être ensemble est le milieu du monde, et ici ce milieu se donne à voir comme le théâtre de « notre » affrontement.