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La crise de la dette publique grecque

2.3. Notre faillite

2.3.1. La crise de la dette publique grecque

Dans un essai intitulé « Dans cet exil. Journal italien 1992-1994 », Agamben cite les mots suivants attribués par l’écrivain anglais E.M. Forster au poète grec Constantin Cavafy : « Vous, les Anglais, ne pouvez pas nous comprendre; nous, les Grecs, avons fait banqueroute il y a bien longtemps. » (2002 : 150)109. Agamben emprunte les mots de

Cavafy afin de commenter la situation mondiale contemporaine dans une perspective politique. À son avis, depuis la formulation de ce commentaire dans les années 1920, ce sont « tous les peuples d’Europe (et, peut-être, de la terre) [qui] ont fait banqueroute » (Ibid.). « Nous » existerions « après la faillite des peuples » (Ibid.). Dans la perspective qui est celle du philosophe italien, cette faillite [fallimento] prend la forme aiguë — la plus aiguë — des massacres qui ont marqué le 20e siècle : Auschwitz, la

guerre civile espagnole, les viols d’Omarska en Serbie dans les années 90. Que faire de cet héritage, négatif au sens non seulement de la valeur négative qu’il porte, mais aussi au sens de la « faute », du « manque », de la « privation » par laquelle il se présente à « nous ». Que peut signifier pour « nous » de recevoir et de porter en commun, comme héritage, cette absence? « Même perdre est encore nôtre », suggère de manière émouvante Rainer Maria Rilke dans un poème dédié à Hans Carossa en 1924 (1972 :

108 Ce texte est d’abord paru en ligne sur le site de la revue Chronos (Theophanidis, 2014). Il est présenté

ici dans une version remaniée.

109 Dans l’édition originale italienne, la citation est rendue ainsi : « Voi inglesi non potete capirci : noi greci

abbiamo fatto bancarotta tanto tempo fa » (1996a : 110). Le philosophe italien paraphrase Forster. La manière

dont Forster rapporte les observations que Cavafy a partagées avec lui dans les années 1920 est la suivante : « Never forget about the Greeks that we are bankrupt. That is the difference between us and the ancient

Greeks, and my dear Forster, between us and yourselves. » (Lago & Furbank, 1985 : 118). Dans son livre In Byron’s Shadow : Modern Greece in the English & American Imagination, David Ernest Roessel fait le

commentaire suivant sur l’authenticité et le sens de la citation que Forster attribue à Cavafy : « Whether

445). La question de savoir ce qu’il faut « faire » de cette faillite rappelle encore le mot de René Char cité par Arendt dans sa préface à La crise de la culture : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (1972 : 11). Agamben, tout en mettant rapidement en lumière ce problème, clôt son commentaire avec cette remarque : « Comme dirait aujourd’hui en souriant le poète alexandrin : “Maintenant, du moins pouvons-nous comprendre, puisque vous aussi vous avez fait banqueroute.” » (2002 : 151).

Avant de pouvoir apprécier la portée de ce commentaire, il importe de bien examiner les circonstances dans lesquelles elle a pu être formulée. Agamben ne pensait sans doute pas à la crise de la dette publique grecque lorsqu’il écrivait ces lignes, au début des années 1990, mais celle-ci offre néanmoins la possibilité de comprendre la perspective historique générale qui le préoccupait.

À l’entrée de ce deuxième mouvement, il a été donné à penser combien le sujet éprouvait de difficultés à connaître et comment l’objet présentait une certaine incommensurabilité. Loin de pouvoir traiter ces deux problèmes séparément, leurs dimensions épistémologiques et politiques se sont avérées être intriquées à la tâche éthique qui s’est imposée à « nous ». Au cœur du deuxième mouvement, la gravité de cette tâche a reçu un éclairage sous le jour des affrontements violents que prennent « nos » manières d’être ensemble. De ce milieu de mort, que « nous » sommes, il n’y a pas d’issue. Il y réside seulement — mais ce n’est pas rien — la possibilité d’être ensemble autrement.

L’examen de la crise de la dette publique grecque doit permettre de comprendre plus spécifiquement les dimensions historiques qu’ont pu prendre, et que prennent encore, les formes ou les manières de ces affrontements. Denis de Rougemont l’a

exprimé le plus succinctement en suggérant, comme il a déjà été fait mention, que le « nous » est aussi le nom que prend le fascisme. Le fascisme — dont le nazisme est l’une des manifestations historiques déterminées — constitue la forme la plus tragique que « nos » manières de vivre ensemble ont pu connaître au cours des derniers siècles. En ce sens, il s’agit de la forme la plus aiguë des risques que l’aporie de la communication « nous » fait courir. À ce point-ci, il est possible d’avancer que la communication, dans son équivoque problématique, est toujours déjà concernée par le fascisme. Ce problème « nous » concerne donc de près et le fascisme, loin d’être le nom d’un passé qu’il serait aisé de répudier, est l’un des noms de la béance que « nous » sommes, celle où « nous » risquons toujours de « nous » engouffrer. Si un « nous » souhaite encore se donner la possibilité de se comprendre, même dans son incommunicabilité, il doit en effet le faire à partir de cet héritage négatif. Ce troisième examen présente donc en quelque sorte l’intensification de l’examen précédent, tout en spécifiant davantage sa détermination politique et historique.

Ainsi, la crise de la dette publique grecque présente la possibilité d’illustrer clairement deux aspects de la problématique générale qui occupe cette dissertation. D’une part, elle montrera que la crise n’est pas que financière et que la question de la dette possède une dimension coexistentielle qui informe de manière cruciale aussi bien la catégorie de la communauté que celle de la communication. D’autre part, elle offrira à penser — pour qui veut bien penser — à quel point la crise qui secoue la Grèce n’est pas exclusivement grecque, mais se présente d’emblée, elle aussi, comme l’expression d’une crise plus vaste. Il s’agira donc moins d’offrir une analyse détaillée de la crise de la dette publique grecque que de donner à penser ce qu’elle manifeste de « notre » dynamique coexistentielle.