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Le problème avec les solutions

2.3. Notre faillite

2.3.4. Le problème avec les solutions

La tâche consistant à penser cette impasse comme problème de la communauté demeure depuis le début des années 80 l’une des principales préoccupations de Jean- Luc Nancy. Dans son essai marquant « La communauté désœuvrée » (1983), Nancy approche l’idée de la coexistence humaine d’une manière significativement renouvelée

par rapport aux perspectives traditionnelles, notamment humanistes et communistes112. Il y déploie une enquête ontologique — ou plutôt co-ontologique —

sur les enjeux liés au thème de la communauté afin de comprendre ce que peut signifier pour l’existence humaine d’être, en premier lieu, l’enjeu d’une coexistence. Ce faisant, il expose clairement comment les principaux efforts déployés historiquement afin de tenter de répondre à cette question se sont tous soldés par des échecs tragiques. Il donne ainsi à voir la nécessité — l’urgence — de penser la communauté dans une perspective qui évite explicitement les voies traditionnelles par lesquelles elle a été précédemment appréhendée. Son approche rejette toute forme d’idéologie — religieuse, politique, humaniste —, et refuse de surcroît de se laisser guider par un élan nostalgique envers la communauté perdue, qu’il s’agisse de la πόλις grecque, de la communauté chrétienne, de celle de Rousseau, ou encore de la Gemeinschaft dont Ferdinand Tönnies a donné une représentation dont il a déjà été question plus tôt (Nancy, 1999 : 29-30). De plus, son travail de pensée sur le thème de la communauté ne trouve pas réponse dans le cliché usé et problématique d’une « nature sociale » de l’être humain qui est souvent présenté de manière axiomatique, plutôt que problématique, et dont il a déjà été brièvement question.

112 La question de la communauté fait déjà l’objet d’un certain traitement dans Le partage des voix, publié

en 1982. C’est toutefois l’essai « La communauté désœuvrée » qui l’établit comme thématique majeure dans l’œuvre de Nancy. Cet essai, qui fait suite à un séminaire qu’il a consacré l’année précédente à Bataille, a d’abord été publié dans un numéro de la revue Aléa consacré au thème « la communauté, le nombre » et édité par Jean-Christophe Bailly. À l’automne de la même année, Blanchot répond à l’essai de Nancy avec un livre d’égale importance, La communauté inavouable (1983). Nancy poursuit son travail sur le thème de la communauté dans un livre portant le même titre que l’essai paru dans Aléa. Publié en 1986 ce livre compte des essais supplémentaires portant sur le même thème. Depuis, Nancy n’a cessé de penser la communauté, l’être-avec. Parmi les ouvrages marquants, il faut mentionner La comparution, écrit en collaboration avec Jean-Christophe Bailly et publié en 1991 avec le sous-titre (supprimé dans les rééditions suivantes) « politique à venir », Être singulier pluriel, déjà cité, et La communauté affrontée (2001), où Nancy revient sur le contexte de publication de l’essai de 1983 et sur son rapport à Blanchot (dont il discute également dans Blanchot : passion politique, 2011). Plus récemment, Nancy a proposé un examen systématique de la réponse publiée par Blanchot en 1983 dans La communauté désavouée (2014). L’œuvre

L’un des principaux arguments avancés par Nancy dans son livre Être singulier pluriel d’abord paru en 1996 puis réédité récemment (2013), concerne la nécessité de prolonger — en même temps que de réviser — l’analytique existentiale offerte par Heidegger dans Être et temps sous la forme d’une analytique co-existentiale. L’« être- avec » et le « Dasein-avec » (Mitsein, Mitdasein) sont bien examinés dans la section § 26 de l’ouvrage de Heidegger, qui porte pour titre « L’être-Là-avec des autres et l’être-avec quotidien » (1985 : §26 [117]). Heidegger y insiste notamment sur le fait que le Dasein ne peut être pensé sans l’« avec », que cet « avec » doit bien être compris « existentialement, non pas catégorialement » (ces termes seront examinés plus en détail au troisième mouvement). Il n’en demeure pas moins que ce traitement apparaît marginal par rapport à l’examen principal des modes d’être du Dasein qui occupe l’essentiel de l’analytique existentiale, elle-même déployée afin de penser sous un jour nouveau la question de l’être (Seinsfrage). À cet effet, Nancy remarque : « Or l’analytique du Mitsein y reste esquissée, et subordonnée, alors même que le trait du Mitsein est donné comme co-essentiel au Dasein. » (2003 : 117)113. Pour le résumer d’une façon

concise, mais sans doute trop simplifiée, là où Heidegger se préoccupe de l’oubli de l’être, Nancy s’interroge sur l’oubli de l’être-avec. L’effort qu’il déploie n’est pas en complète rupture avec la pensée du philosophe de l’analytique existentiale, qui exerce une influence certaine sur l’ensemble de son œuvre. Il y demeure lié, tout comme il

113 Nancy est loin d’être le seul à avoir posé cette évaluation à l’endroit du traitement accordé au Mitsein

dans Être et temps (Vogel, 1994; Olafson, 1998; Swindal, 1999 : 79-80; Critchley, 2002; Raffoul, 2004; Kleinberg, 2005 : 243; Stolorow, 2011 : 64). Par ailleurs, Nancy et Esposito arguent tous deux que dans sa configuration, le problème du Mitsein ne peut pas donner lieu à une analyse « achevée », parce que l’inachevé est son sens et qu’il doit donc être sans cesse repris par la pensée (Nancy, 2003 : 117; Esposito,

demeure lié à la longue et riche tradition de pensée aux prises avec la question de l’être, et dont certaines expressions seront examinées plus loin.

Il semble approprié ici de suggérer qu’il y a chez Nancy, à certains égards, une ouverture qui permet de penser la communication comme philosophie première. C’est une perspective qui peut être avancée sous deux conditions. D’une part, elle demande d’entendre le mot « communication » hors de son acception commune, sous un jour que cette dissertation s’emploie par ailleurs à exposer depuis qu’elle s’est mise en mouvement. D’autre part, elle ne doit pas suggérer qu’il faille subordonner l’étude de la communication à celle de la philosophie. C’est de l’inverse qu’il s’agit. Ce n’est pas simplement — et ce n’est déjà pas simple — que l’étude de la communication pourrait être conçue comme l’espace privilégié où pourrait se déployer une ontologie de l’être en commun (qui devrait immédiatement se donner à entendre comme co-ontologie, sinon comme co-ontogenèse). C’est surtout que si la philosophie est un souci commun — au sens entendu précédemment où l’amitié est une condition de la pensée et où « la pensée est amour » —, alors la communication est d’une certaine manière la première philosophie. Certains de ces aspects recevront un examen plus détaillé au troisième mouvement.

Pour le moment, il importe encore de noter un autre aspect crucial. Bien qu’il soit fait mention d’« ontologie », d’« analytique existentiale » et de « philosophie première », « nous » n’avons pas quitté la scène politique — problématique — que s’applique à déployer l’ensemble de ce deuxième mouvement. Notamment parce que « nous » sommes cette scène. L’analytique existentiale peut très bien s’employer à interroger l’être hors des contingences historiques, il n’en demeure pas moins qu’elle est venue dans un contexte historique déterminé. Ainsi, dans l’ouvrage qu’il consacre à

Heidegger en 1978, George Steiner se demande comment évaluer l’impact de la Première Guerre mondiale et la débâcle morale et économique de la République de Weimer sur la composition de Être et temps (1978 : 75). Peter Sloterdijk note pareillement comment, dans l’œuvre de Heidegger, « se reflète en dépit de lui-même, le moment historique et social dans lequel cette œuvre a été composée, et même si elle affirme fortement être une analyse ontologique, elle fournit involontairement une théorie de l’époque présente » (1987 : 263). Les compromissions politiques de Heidegger — qui ne se limitent pas à son adhésion au Parti national-socialiste entre mai 1933 et avril 1934 — demandent que la rigueur herméneutique qu’exige déjà la lecture de son œuvre soit doublée de la plus grande probité éthique. C’est aussi là la tâche qui « nous » incombe. « Nous » y reviendrons dans le troisième mouvement, mais aussi bien dire ici franchement que « nous » avons sans cesse à y revenir et que nul ban, nulle censure, ne saurait lever ce devoir. Le péril du fascisme ne commence ni ne s’épuise chez Heidegger : c’est bien ce qui doit être donné à voir ici, et ce qui a déjà été suggéré précédemment114. Ces remarques, trop brèves, semblent d’autant plus nécessaires au

moment d’écrire ces lignes. En effet, le débat en cours entourant la publication récente des Schwarze Hefte dans la Gesamtausgabe (Œuvres complètes) est sur le point de connaître une intensification marquée avec l’arrivée d’une première traduction anglaise attendue pour 2016 (Heidegger, 2016)115.

114 C’est aussi l’argument que développe Nancy dans un court essai publié en juin 2014 sous le titre

« Heidegger et nous » (2014). Agamben avance un argument similaire dans son essai « Heidegger et le nazisme », d’abord présenté en 1996 dans le cadre d’une lecture donnée à Paris (2006 : 273-281).

115 Le débat entourant les Cahiers noirs a déjà suscité un nombre considérable d’interventions. Il ne peut

pas être ici question d’en livrer un examen détaillé. Le lecteur est invité à consulter les deux excellents comptes rendus qu’en offrent Jeff Malpas (2015) et David Farrell Krell (2015). Ces essais offrent une approche rigoureuse et nuancée à un débat autrement brouillé par les prises de position passionnées et les jugements intempestifs. Ce qui demeure par ailleurs compréhensible, considérant les enjeux qui le

Il faut souligner à quel point ce problème « nous » rassemble tous, jusqu’aux auteurs mobilisés ici, dont la vie, l’existence, est pareillement intriquée à ces questions. Nancy écrit La communauté désœuvrée après un séminaire d’un an consacré à l’œuvre de Bataille (2001). Nancy reconnaît à Bataille un effort important et nécessaire pour penser autrement la synthèse politique des êtres humains, c’est-à-dire du point de vue de Bataille, autrement que dans les démocraties défaillantes des années 1930, autrement, surtout, que dans le fascisme meurtrier qui émergeait à la même époque, autrement, enfin, que dans le communisme totalitaire. L’effort de Bataille est « un antifascisme antidémocratique et non communiste » (Surya, 1992 : 359). Cet effort l’exposera au problème des manières de la vie en commun sans pour autant le prémunir contre ses périls, comme il sera donné à voir plus loin. Dans l’étude qu’il lui consacre, Nancy repère déjà un problème ou un danger chez Bataille : la volonté de fonder, de réaliser cette autre communauté, dont les expériences que constitueront Contre-attaque, Acéphale et le Collège de Sociologie seront autant de déclinaisons. Blanchot — qui répond au livre de Nancy par un autre livre soucieux, lui aussi, du thème de la communauté — a de manière similaire tenté de former une autre forme de communauté autour de la Revue internationale, effort qui échouera (Dautrey, 2010). Blanchot, il est sans doute nécessaire de le rappeler, s’est lui-même laissé aller à certaines errances regrettables — notamment antisémites — dans ses écrits de jeunesse, errances qui font l’objet d’une autre étude que lui consacre Nancy (2011). L’œuvre et la vie de Carl Schmidt, citées précédemment, sont intiment liées à ce même problème, comme l’est encore la vie de Arendt, qui a vécu une passion amoureuse avec Heidegger, dans les années qui précèdent la publication de Être et temps. Benjamin se suicide à Portbou, alors qu’il tente de fuir l’Espagne fasciste. Agamben assiste aux séminaires donnés par Heidegger — qui y est invité par René Char — dans la commune française de Le Thor en 1966 et en 1968. Il a été suggéré dans le premier mouvement que les théories sont

vivantes; ce n’était pas une métaphore : elles ont leurs biographies. Ce qu’éclairent ces remarques, c’est sans doute une observation banale, mais qu’il est nécessaire de réitérer au cœur d’une dissertation académique : nos manières de vivre ensemble, y compris celles des auteurs dont la pensée « nous » parvient ici, sont faites de ce mélange d’amour et de mort, d’amitiés et de déchirements. « Nos » vies se disposent dans le même jardin.

Dans le chemin qu’ouvre cette dissertation, l’oubli de la condition coexistentielle — de l’être-avec, de « nous » comme « entre nous » — manifeste deux enjeux. Le premier concerne l’oubli, déjà évoqué, qu’être les uns avec les autres est une condition, avant que d’être une valeur (Nancy, 2000 : 9). Non seulement cette condition ne coïncide pas avec la qualité sociale avec laquelle, depuis Cicéron, il est devenu usuel de déterminer la « nature humaine », mais elle ne consiste pas en une caractéristique de prédication, ni d’un fond ou d’une essence de l’être par laquelle ou de laquelle émergerait cette spécificité « humaine ». L’oubli recouvre l’« entre » qui « nous » expose les uns aux autres. Aussi, la condition coexistentielle ne doit pas être appréhendée comme une solution, une qualité positive, une substance, un idéal. L’« entre », écrit encore Nancy, « n’a ni consistance propre, ni continuité. Il ne conduit pas de l’un à l’autre, il ne fait pas tissu, ni ciment, ni pont. » (2013 : 23). Il en sera question plus loin. Le second enjeu, corollaire au premier, concerne le fait que la coexistence, à cet égard, si elle doit être pensée pour et par elle-même, c’est-à-dire sans être subordonnée à un sujet ou à un prédicat qui lui préexisterait, est une béance, un écartèlement, un espace, une ouverture. Elle peut encore être comprise comme un manque — ce qui manque « entre nous » — si la précaution est immédiatement prise de ne pas supposer par là qu’il manquerait de quelque chose, que quelque chose aurait été perdu, ou serait à venir. « Ce manque », écrit Nancy, « est manque de rien. De rien : c’est-à-dire d’aucune

chose dont il y aurait à déplorer l’absence, puis à la combler pour accomplir notre être ou notre “humanité”. Rien ne manque à notre être (…) » (1993a : 229-230). Nancy a développé cette positivité du « rien » à divers endroits de son œuvre, notamment dans La création du monde ou la mondialisation (2002 : 53). Il discute par ailleurs de l’expression « il s’en faut d’un rien » — qui donne exemplairement à voir cette valeur positive dans une entrevue récente (2014b). Dans Être singulier pluriel, il développe l’idée que « rien » est ce par quoi se dispose le Dasein comme « Mitsein » :

Être n’est rien de commun, mais rien en tant que l’écartement où se dis- pose et se mesure l’en-commun, c’est-à-dire l’avec, l’auprès-de-soi de être comme tel, être de part en part transi de sa propre transitivité : être étant tous les étants, non pas comme leur « soi » individuel et/ou commun, mais comme la proximité qui les écarte. […] Être n’est pas le nom de la consistance, c’est le verbe de la disposition. (2013 : 120, emphase de l’auteur)

Conséquemment, ce qui fonde la disposition des êtres les uns avec les autres — ce qui « nous » fonde —, ce n’est pas une fondation partagée où il « nous » serait possible de communier et de disparaître dans la fusion d’une totalité unificatrice, mais plutôt le partage d’un « sans fond », le fait d’être avec ce manque en commun, un rien qui « nous » expose dans l’écartèlement, « entre nous ». En d’autres termes, « nous » partageons la béance qui « nous » partage. « Ungrund plutôt que Abgrund », précise Nancy, « mais non moins vertigineux » (1999 : 70). Il a déjà été fait mention, dans l’excursus sur Kafka, du commentaire de Arendt à l’endroit de la table qui rassemble en gardant à distance. Peter Sloterdijk fait une observation similaire dans une entrevue accordée en 2005, lorsqu’il insiste sur les enjeux éthiques qui accompagnent cette disposition :

Voilà la donnée primordiale d’une éthique des écumes. On ne peut pas faire ce que l’on veut dans sa propre bulle lorsque l’on partage la tâche de gérer la statique très compliquée d’un édifice ultra-artificiel dont les parois ne sont la propriété de personne; on ne peut pas être propriétaire de parois