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2.3. Notre faillite

2.3.2. L’objet de la crise

L’exposé adopte dans un premier temps la distinction traditionnelle entre le sujet et l’objet de la crise. Or, cette distinction n’est mise en scène que pour mieux donner à voir à quel point la crise en brouille l’efficace. Il s’agit donc de détailler, dans un autre contexte, une observation qui a déjà été avancée, brièvement, dans le premier mouvement : celle qui portait sur la distinction entre le sujet connaissant et l’objet de connaissance. Ce sera donc l’occasion de « nous » donner à penser. La première observation concerne donc l’objet de la crise, tel qu’il pourrait être entendu au sens usuel. Sur quoi porte la crise de la dette publique grecque?

La dimension financière associée à la dette publique grecque est sans aucun doute la première et la plus aisée à saisir, du moins son caractère général. C’est également celle à laquelle la couverture médiatique prête le plus d’attention. Ce problème de la dette est également un problème aux proportions endémiques que partagent à l’heure actuelle plusieurs nations. La déclaration d’insolvabilité annoncée par l’Argentine en juillet 2014 n’est qu’une des récentes itérations de ce phénomène. Même si le problème de la dette souveraine des nations européennes a occupé une part importante de l’attention ces dernières années, l’enjeu des dettes financières peut tout aussi bien être retracé jusqu’aux États-Unis, où il prend diverses formes. Les crises des subprimes en 2008, la débâcle généralisée de l’endettement étudiant et l’accroissement marqué de la dette nationale au cours des dernières années — elle a doublé depuis 2006 — indiquent que cet enjeu est largement répandu et qu’il affecte la société à tous les niveaux, du simple particulier aux banques centrales (la Réserve fédérale américaine)110. Le Canada

110 Entre ces deux échelles, les villes elles-mêmes sont aussi touchées. Au début de l’année 2013, un

n’y échappe pas plus : le rapport entre l’endettement des ménages et le revenu personnel est passé de 66 % en 1980 à 150 % en 2011 (Chawla & Uppal, 2012). Les inquiétudes qui accompagnent les possibilités pour un État de faire défaut sur le paiement d’obligations détenues par une variété d’intérêts transnationaux montrent bien les risques de contagion de la crise financière au-delà des frontières d’une entité nationale particulière. Ce n’est donc pas une coïncidence si le concept de dette reçoit depuis quelques années une attention particulière et renouvelée111. Aussi, si l’objet de

la crise grecque comporte bien une dimension financière, ses effets ne sont pas restreints à la Grèce, mais se font sentir sur l’ensemble de la scène internationale.

En effet, tous les phénomènes financiers évoqués plus haut pointent vers une agitation qui, loin d’être restreinte à un seul État-nation, touche l’ensemble du monde contemporain dans un processus qu’il est devenu usuel de nommer sa « globalisation ». Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001, il aurait été erroné de croire que ces événements ne touchaient que les citoyens des États-Unis. Dans les mois et les années qui ont suivi, ses effets ont pris des proportions véritablement mondiales (il en a été question précédemment). Dans un autre registre, lorsque le volcan Eyjafjöll a fait éruption en 2010, plusieurs vols en provenance ou à destination d’Europe furent détournés ou plus souvent annulés, dévoilant par là l’intime relation qui peut unir l’activité volcanique du sud de l’Islande avec les activités de l’ensemble de la planète. De manière similaire, lorsque les réacteurs de la centrale nucléaire japonaise de

période, en mars 2013, l’État du Michigan déclarait une situation d’urgence financière pour la ville de Détroit (dont la population, en 2011, atteignait les 700 000 habitants).

111 À titre indicatif, il suffira ici d’évoquer le documentaire Payback de Jennifer Baichwal (2012) adapté

du livre Payback : Debt and the Shadow Side of Wealth de Margaret Atwood (2008), le livre de David Graeber déjà cité (2011), ainsi que La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale de Maurizio Lazzarato (2011) et sa suite, Gouverner par la dette (Les prairies ordinaires, Paris, 2014). L’étude déjà citée

Fukushima Daiichi ont été sévèrement endommagés par l’effet combiné d’un tremblement de terre et d’un tsunami en mars 2011, les Américains et les Canadiens de la côte ouest se sont sentis suffisamment concernés pour se procurer, en masse, des comprimés d’iodure de potassium censés les protéger contre les retombées radioactives appréhendées.

Jean-Luc Nancy appelle ce phénomène « l’équivalence des catastrophes » (2012). Cette « équivalence » ne signifie pas que toutes les crises et catastrophes se valent ni qu’elles sont égales. Elle signifie qu’à l’époque actuelle, les populations humaines se sont mises dans une situation où toute catastrophe significative — naturelle ou technologique : la distinction entre ces deux catégories est levée — est toujours immédiatement vécue comme une menace à l’existence humaine en général. Autrement dit, il n’y a plus de catastrophe majeure qui soit localisée, circonscrite : toute catastrophe — financière dans le cas de la Grèce — se répercute à l’échelle du globe.

Toute financière qu’elle soit, la crise de la dette publique grecque est associée à des causes et à des effets qui débordent largement cette économie, lorsque celle-ci est comprise au sens restreint des enjeux financiers. Le tumulte social provoqué par les mesures d’austérité qui ont accompagné les divers plans de sauvetage de la Grèce depuis 2010 en témoigne de manière manifeste. La crise n’a jamais été que financière parce que la sphère de l’économie — entendue en son sens le plus large — n’évolue pas indépendamment du réglage de l’existence commune des êtres humains dont elle rend compte. En d’autres mots, la crise a toujours déjà été une crise coexistentielle, affectant la communauté humaine à l’échelle globale alors qu’elle tente avec plus ou moins de succès de soutenir une manière adéquate d’être ensemble.

Ce à quoi il est donné d’assister aujourd’hui pourrait très bien être qualifié de processus d’emballement ou d’amplification — pour emprunter un terme à la cybernétique dont Gregory Bateson a déjà fait un usage écologique plus large — qui est ou est en voie de devenir incontrôlable, un processus dont les « ruées bancaires » appréhendées pendant les crises financières ne sont qu’une des expressions (1987 : 447). Dans cette perspective, l’objet de la crise — ce qui fait crise — ce n’est pas seulement la dette publique grecque, ni même les marchés financiers : c’est « nous ».