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Maurice Aymard 13 décembre

Mots clés : Histoire, MSH, Réseau Asie

Il est des souvenirs qui vous marquent. Ce siècle allait avoir un an, et même si je serais bien incapable d’en retrouver la date avec précision – aucun rendez-vous n’avait été pris, et pour cause – j’ai gardé présent à l’esprit ce moment où Jean-François Sabouret a frappé à la porte de mon bureau, toujours ouverte – et a demandé à me parler rapidement. Nous nous étions connus dix ans plus tôt, grâce à la médiation de Pierre Bourdieu, qu’il avait accueilli au Japon, et j’avais suivi les étapes de son retour en France, via Berkeley, lorsque le CNRS avait mis un terme à son long séjour dans un pays auquel il avait fini par s’identifier. Les fonctions qui étaient les siennes à la direction de la communication du CNRS créaient entre nous des occasions de contacts réguliers, mais pas exceptionnellement fréquents. Toujours est-il que j’ai dû le faire attendre quelques minutes, le temps de boucler un problème en cours, et qu’il est entré aussitôt après dans le vif du sujet. Il avait « une idée », à laquelle il souhaitait m’intéresser, et il m’a dit souvent sa surprise qu’il ne m’ait pas fallu plus de cinq à dix minutes pour que je l’interrompe et lui dise « je prends ».

Jean-François ne savait pas que cette idée, j’avais été préparé à l’entendre une quinzaine d’années plus tôt par Denys Lombard, dont j’ai beaucoup appris, et dont on ne dira jamais assez la gravité de la perte que sa disparition prématurée a représentée non seulement pour les études sur l’Asie, mais pour toutes nos communautés de sciences sociales et humaines. Au milieu des années 1980, Denys Lombard m’avait convaincu sans peine, déjà, de la « centralité de l’Asie centrale » – une idée que nous avions eu du mal à faire passer dans les faits, tant étaient fortes les résistances et plus encore l’indifférence que nous rencontrions, mais qui allait déboucher sur la création à Tachkent, après l’effondrement conjoint du régime communiste et de l’URSS, de l’IFEAC (l’Institut Français d’Etudes de l’Asie Centrale). En 1991-1992, au moment où il prenait la direction de la nouvelle Maison de l’Asie, quelques mois avant que je ne remplace Clemens Heller à la

direction de la Maison des Sciences de l’Homme, je me souviens de lui avoir suggéré de faire de cette Maison une MSH de l’Asie : entendons un lieu où tous les chercheurs, toutes les disciplines et toutes les institutions travaillant de près ou de loin sur l’Asie pourraient œuvrer ensemble sans renoncer en rien à leur indépendance. Inutile de rappeler ici les résistances institutionnelles et individuelles qui ont freiné la réalisation d’un tel projet : elles rappellent, à une autre échelle, celles qu’avait rencontrées Fernand Braudel au tournant des années 1950-60 pour faire aboutir son projet pour lequel allait être inventé le nom même de Maison des Sciences de l’Homme. Une Maison dont Braudel aimait à dire qu’elle s’était construite en large partie « contre lui », ce qui ne l’avait pas empêché avec l’aide de Clemens Heller de la faire vivre et de lui impulser le dynamisme qui a été le sien pendant plusieurs décennies.

L’idée que venait me proposer Jean-François Sabouret présentait à mes yeux deux avantages. Le premier était de s’inscrire parfaitement dans la logique de fonctionnement qui avait été celle qu’avait adoptée la MSH depuis le début des années 1970, et qui avait inspiré le développement de ses programmes de coopération avec des pays comme l’Inde, la Russie ou le Brésil : aider, encourager mais sans jamais prétendre les diriger ou leur imposer d’en haut la moindre contrainte, les chercheurs à définir et réaliser des projets qui leur tenaient à cœur , et pour lesquels il leur fallait trouver à l’extérieur de leur institution, en France comme à l’étranger, des partenaires scientifiques et des financements, la voie la plus facile étant celle de la mise en commun des ressources humaines et des moyens disponibles. C’est à partir de cette expérience accumulée que nous avions été conduits à définir la règle des trois « i » comme résumant le mieux l’esprit qui guidait toutes les initiatives de la MSH : interdisciplinaire, interinstitutionnel et international.

Le second avantage était de pouvoir démarrer très vite, avec relativement peu de moyens, en faisant le pari d’une dynamique très simple qui se résumait elle aussi à trois mots : réunir, encourager et stimuler. L’objectif s’imposait à l’évidence. La France disposait, grâce au CNRS, aux Universités et autres institutions d’enseignement et de recherche, et au Ministère des Affaires étrangères, d’un potentiel imposant – le second en importance, sinon le premier à l’échelle de l’Europe – de spécialistes couvrant, à quelques minimes exceptions près, la quasi-totalité du continent asiatique. Mais celui-ci, divisé par trop de clivages disciplinaires, institutionnels et méthodologiques, n’avait ni la visibilité nationale et internationale que la qualité des travaux produits aurait dû lui procurer, ni l’habitude de travailler ensemble, et de confronter au plan aussi bien national qu’international ses connaissances et ses points de vue sur les

principaux problèmes d’une région du monde dont il était évident qu’elle allait jouer une rôle de premier plan, et pour certains prépondérant et même dominateur, dans le siècle qui venait de s’ouvrir. Seule la mise en réseau de ce potentiel scientifique pouvait permettre d’inventer des réponses à ce double constat : il y fallait une action volontariste, animée par un secrétariat capable d’écouter, d’identifier et d’aider les demandes nouvelles des chercheurs, de trouver des moyens complémentaires, de lancer des initiatives correspondant aux besoins et aux attentes qui s’exprimaient, de tisser à l’échelle européenne un réseau de collaborations internationales.

La MSH pouvait fournir des locaux, toujours insuffisants bien sûr, des services de gestion administrative et financière, des salles de réunion, une bibliothèque, les ressources scientifiques des centres qu’elle hébergeait dans ses murs, la présence de nombreux chercheurs étrangers invités ou accueillis par elle dans le cadre de ses programmes, et bien entendu l’appui de ses deux responsables des programmes Inde (Jean-Luc Racine) et Chine (Jean-Claude Thivolle). Mais sans prétendre à contrôler ni à diriger une entreprise qui ne pouvait réussir que si elle s’appuyait sur les chercheurs eux-mêmes et était finalement prise en charge par eux. Je ne peux pas me rappeler sans sourire la réponse qui m’est venue à l’esprit, il y aura bientôt sept ans, mais que j’ai choisi de ne pas formuler dans des termes trop brutaux, face à un collègue, choisi par le ministère de la recherche comme expert chargé d’évaluer le projet de contrat quadriennal de la MSH que j’avais rédigé un an plus tôt et qui comprenait le Réseau Asie parmi les projets nouveaux que nous souhaitions soutenir : il y voyait une volonté impérialiste et nous reprochait – telle fut son expression – d’avoir les yeux plus grands et plus gros que le ventre, et de vouloir contrôler toutes les recherches sur l’Asie. Je n’aurais pu que lui dire qu’il n’y avait rien compris, et que les recherches en sciences sociales et humaines, quelle que soit leur discipline ou leur terrain d’étude, ne vivaient que de l’engagement des chercheurs, et sûrement pas du contrôle des institutions, dont le rôle était d’aider et d’encourager, et en aucun cas de prétendre encadrer et décider.

Engagé sur cette voie, le réseau Asie a bénéficié dès le départ d’appuis précieux et dévoués. Dès le début Jean-Luc Domenach pour la FNSP et Alain Peyraube pour le CNRS ont accepté de figurer parmi les « membres fondateurs » siégeant au comité très informel de pilotage. Catherine Bréchignac lui a apporté ensuite un soutien décisif, et tout le poids de son autorité généreuse, avec une parfaite conscience de l’intérêt fondamental de l’entreprise. Jean-François Sabouret secondé par Jeanne-Yvonne s’y sont engagés totalement, aidés par une équipe jeune, très motivée et compétente : tous ensemble, ils ont créé autour du Réseau un climat, une atmosphère

particulière, à laquelle tout visiteur qui rentrait dans leurs locaux ne pouvait rester indifférent. Grâce à eux, le Réseau est devenu très vite un lieu « contagieux », au sens le plus fort et le meilleur du terme.

Plus de dix ans ont passé, et il ne m’appartient pas de décider des orientations qui sont en train d’engager l’avenir. Je sais que la tendance est au renforcement des institutions et au regroupement des chercheurs dans de grandes unités dont on espère qu’elles auront la masse critique suffisante pour imposer leur visibilité à l’extérieur tout en continuant à innover. La mode est au « big is beautiful », et la référence courante, Shanghaï oblige, est celle, ressassée à l’envie par les médias, aux grandes universités américaines, dont on oublie trop facilement qu’elles ne représentent, dans leur pays, qu’une petite minorité des établissements d’enseignement supérieur. Tout en reconnaissant les vertus de cette démarche, je continue à penser que ce serait une erreur de « mettre tous nos œufs dans le même panier », et que le maintien d’un minimum de concurrence et de complémentarité entre le « big » et le « small » est, plus que jamais, nécessaire, même s’il ne correspond pas à la logique de la décision politique. L’important reste à mes yeux le bilan de ces années passées à travailler ensemble, et à construire quelque chose de différent dans le cadre du Réseau Asie, permet d’affirmer que l’idée était la bonne, et qu’elle garde aujourd’hui toute sa validité. Car la définition de l’Asie comme un ensemble de pays qui n’en finiraient pas d’émerger est déjà très largement dépassée, et le sera plus encore, sans aucun doute, dans les toutes prochaines années. L’Asie est devenue, dans ses diversités, un acteur de premier plan, dont les performances ne se limitent pas à la géopolitique et à l’économie, mais s’étend à la culture, au social, à la recherche et à la science. Non seulement les spécialistes du sous-continent indien, de l’Asie du sud-est, de la Chine et du Japon doivent travailler plus que jamais ensemble, mais ils doivent le faire en liaison étroite avec leurs homologues des régions concernées : de plus en plus intéressés par le monde extérieur, ceux-ci doivent être vus comme producteurs de connaissances sur leurs propres sociétés, mais aussi comme demandeurs de comparaison internationale. À cette situation, une seule réponse : le dialogue, pratiqué comme un rapport d’égalité.

Maurice Aymard est historien, directeur d’études à l’EHESS. Il a été administrateur de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de 1994 à 2006.