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Jacques Legrand 16 décembre

Mots clés : Alternatives, Diversités, Globalisation, Inalco, Mondialisation

Les observations qui suivent viennent au terme d’une pratique et d’une réflexion de plus de quarante ans d’exercice au sein de l’Inalco. Notre institut réunit aujourd’hui 2000 étudiants sur l’Asie, tous cycles confondus dont 300 en master et doctorat, une centaine d’enseignants chercheurs. Toutes les parties de l’Asie y sont représentées.

Il va de soi que l’Inalco est l’héritier et un des acteurs importants de la grande tradition d’études asiatiques en France et qu’il tient absolument non seulement à entretenir mais aussi à développer ce potentiel. Sur le territoire Paris rive gauche, un nouveau pôle sur les études asiatiques est en train de se structurer autour de la BULAC, de Paris-Diderot et de l’Inalco. Pour de nombreuses années sans doute, l’EPHE et l’EHESS, au sein desquelles les recherches sur l’Asie sont également très présentes, partagent ce voisinage. Cette richesse nous invite à retrouver avant tout l’objet et la raison d’être de nos travaux et de nos engagements, avant des calculs institutionnels qui sont un moment, mais non une fin en soi.

Lors des récentes élections présidentielles américaines, alors que je suivais un reportage d’une chaine de télévision polonaise dans un bureau de vote de quelque banlieue de New York ou de Chicago, mon regard fut capté par un mur du préau de l’école où se déroulait le scrutin. Au beau milieu de ce panneau, une inscription en caractères cyrilliques de 50 cm de haut : « ЭРДМИЙН БАЯРЫН МЭНД ХҮРГЭЕ ! » qui proclamait, en mongol, « Saluons la fête de la science ! ». Ce clin d’œil médiatique, dont le destinataire était plus certainement l’auteur de ces lignes que l’électeur moyen des USA, après la stupeur et l’hilarité des premiers instants, me

renvoyait à l’actualité et au devenir de nos champs d’étude, à leurs résurgences dans des étendues naguère encore improbables et imprévisibles…

Il y a quelques décennies, alors que, selon la tradition entre autres mongole, « le Mont Sumeru n’était encore qu’une motte et la Mer de Lait encore qu’une flaque », c’est-à-dire alors que, encore étudiant et déjà jeune enseignant je participais à la création de l’enseignement du mongol à l’Inalco, combien de polémiques et de débats trouvaient pour champ et pour cible un « orientalisme » renvoyé à son inéluctable archaïsme ethnocentrique et à son incapacité à s’intégrer dans le mouvement des sciences humaines et sociales. Bien des reproches étaient sans doute justifiés et trop de démarches restaient fondées sur des hypothèses, voire des certitudes, dont l’obsolescence était déjà un lieu commun. Mais si la cause semblait entendue, c’est qu’il était facile de se contenter d’alternatives simplistes alors que les terrains et leurs horizons étaient d’une infinie richesse.

Dans un établissement fondamentalement voué à la perception et à la compréhension du contemporain, il ne fallait pas longtemps pour se convaincre de la nécessité d’une association intime entre appropriation des réalités, confrontation au mouvement des disciplines, mais également la tradition d’une érudition apportant la solidité de ses méthodes et son intelligence des sources et des textes. En d’autres termes concevoir la connaissance des héritages et des cultures sur l’Asie, comme sur tout autre région du monde, comme un affrontement entre un savoir classique fermé sur lui-même et la mise en application de théories affirmant très vite leur validité générale ne pouvait mener qu’à un vertige. Ce contexte reste parfois présent. Là où doit se concevoir une approche coopérative complexe et pluridimensionnelle, il arrive encore qu’étude « disciplinaire » et « aréale », « sciences sociales » et « aires culturelles » se voient confrontées voir opposées (ajoutons que les méandres des choix de politique scientifique, parfois sous des influences lointaines, ne sont pas ici innocents : les « aires culturelles », après avoir été une mode ont perdu leur prestige, avant d’être à nouveau conviées…). Or, ce débat n’est pas que de méthode, mais a trait à la substance de l’objet comme au sens de la démarche. Les conditions et les arrière-plans de la production des connaissances, qu’il s’agisse de celles-ci en elles-mêmes ou de ce qui est une de leurs missions essentielles – leur transmission et leur entrée dans la vie des sociétés, tout ce dont l’éducation est à la fois l’enjeu et le terrain – sont autant de domaines dont les évolutions fournissent des pistes et des perspectives désormais incontournables.

1) Ces questions se jouent sur une échelle encore inconnue il y a quelques décennies. Des phénomènes, des problèmes et des tendances se sont manifestés et se multiplient. Il est possible de débattre à l’infini sur leur caractère positif ou négatif. La seule conclusion est en fait qu’ils constituent de nouveaux enjeux de connaissance et de recherche tout autant que de stratégies concrètes. Un point de départ incontournable tient à l’échelle planétaire des mouvements, changements et modèles, fixant un cadre nouveau à toute démarche d’appropriation : la coexistence d’une unité de l’humain pouvant prétendre inclure la totalité de l’espèce avec la reconnaissance de son universalité non pas « malgré », « en dépit de », « nonobstant » les multiples manifestations de sa diversité mais, au contraire, « à travers » et « au cœur » de cette diversité elle-même. En un mot, l’universalité humaine ne se fonde pas « contre » la diversité des cultures, des modes de vie, des appropriations parfois contradictoires du kaléidoscope de ressources, de milieux et d’ « histoires » multiples mais elle s’en nourrit et s’en constitue. Cette diversité est la matrice d’une identité qui, loin de se réduire à la somme fortuite d’inépuisables accidents, en organise la cohérence tout en se les appropriant. Dans ces conditions, il n’est plus légitime, mais même possible, de considérer quelque culture ou quelque modèle comme un étalon de référence, comme plus « central » dans l’histoire des cultures humaines que d’autres, renvoyés à une périphérie « exotique ». Il est remarquable que l’homme, engagé dans des milieux largement diversifiés ne serait-ce qu’en termes de contraintes environnementales, ait maintenu son identité biologique commune, à la différence de nombreuses espèces vivantes soumises à des évolutions irréversibles de différenciation et de spéciation. Les recherches croisées des multiples sciences de l’homme et des multiples sciences du vivant manifestent ici tout leur intérêt pour assumer ce double enjeu de diversité et de cohérence. C’est dans leur croisement, dans chacune de leurs démarches propres comme dans leur capacité à construire des projets et des conduites descriptives, analytiques et comparatives. C’est même dans ces rencontres et sur ces frontières que les disciplines peuvent à la fois mieux cerner leurs propres trajectoires, en assurer l’universalité élargie, objet constant de la démarche scientifique et, ce qui ne l’est pas moins, favoriser l’émergence de disciplines nouvelles.

2) Une deuxième dimension qui acquiert une importance considérable, en particulier dans le cas de la connaissance de l’Asie, tient au fait que les régions, les réalités et les peuples extérieurs à l’Europe et à ses extensions culturelles directes ont été longtemps traités en « objets » de leur étude et qu’il serait fallacieux de croire que ce biais aurait été purement et simplement éradiqué. Il n’en reste pas moins qu’un fait majeur et

caractéristique des dernières décennies tient à l’apparition de chercheurs locaux ou issus de leur propre culture et liés à des cultures voisines ou liées à la leur par des interactions fortes. Ils sont désormais non plus des fragments de l’« objet » observé de l’extérieur, mais bien des acteurs et des « sujets » de l’étude. Encore faut-il que la production de connaissance sache-t-elle affirmer sa propre économie et à sa propre rationalité, celles de la démarche scientifique et de sa rigueur tout en l’associant à l’apport propre de la vision « interne ». Sans doute cet effort complexe, qui nécessite un investissement intellectuel et désormais technologique majeur (les pièges et risques de la traduction se renouvellent en permanence, mais les besoins attachés à la conduite et au maintien de coopérations internationales et régionales efficaces implique aussi une ingénierie ambitieuse), s’est-il longuement heurté à un refus de reconnaissance plus ou moins radical. C’était y compris lorsque les chercheurs issus des cultures étudiées pensaient se rendre plus accessibles en faisant leur la logique, voire certains des stéréotypes projetés de l’extérieur et qui avaient acquis force de loi dans les cultures dominantes. Cette ouverture du paysage et des acteurs de la recherche s’inscrit non plus dans l’irruption souvent fortuite d’individus et de personnalités remarquables, mais bien dans une transformation institutionnelle majeure impliquant la politique des États et des structures universitaires et scientifiques dans des programmes de coopération souvent lourds et dont les enjeux économiques, directs ou induits, sont considérables (dès lors que des retombées technologiques ou de santé publique s’attachent à des recherches dans lesquelles les sciences humaines sont toujours plus fréquemment présentes). Il est commun de regretter ces pesanteurs, mais il devrait plutôt être souligné qu’il s’agit sans doute d’un des aspects les plus excitants de ce qu’il est désormais convenu de nommer la « globalisation ». Ce terme, et son associé francophone – la « mondialisation » – sans être parfaitement synchrones et interchangeables, décrit pour peu qu’on y prête attention une situation qui ouvre autant de potentialités et d’opportunités au monde de la connaissance et de la science qu’il ne recèle de pièges et d’impasses : il est toujours nécessaire de consolider face au « sens commun » la certitude que la connaissance n’est pas une somme d’observations anecdotiques.

3) Le rapport qui s’établit entre la connaissance, sa production et sa diffusion, les coopérations que doivent établir entre eux sur ce plan la formation et la recherche connaît, à tous les niveaux de la société et de la culture des bouleversements dont l’ampleur suggère une ampleur et une profondeur anthropologiques. Il s’agit selon toute probabilité d’une tendance de très longue durée dont nous percevons seulement surtout, après des signes avant-coureurs parfois anciens, la véritable mise en mouvement.

Se rejoignent d’une part l’entrée toujours plus directe de la connaissance dans les mécanismes de la fabrication, même la plus quotidienne, et de la mise en œuvre du produit et, d’autre part, la rapidité avec laquelle le mouvement de la connaissance frappe de caducité des savoirs acquis et partagés dont l’espérance de vie, qui se comptait il y a encore peu de temps en générations, se rétrécit au fil des années. D’une part l’éducation – sans perdre la force que doit revêtir son engagement critique (qui s’en trouve même renforcé) – n’a plus pour mission tant le renouvellement, voire la reproduction d’apprentissage de modèles et de contenus désormais bientôt obsolètes que l’accompagnement d’une émergence rapide devenant une dimension permanente. D’autre part, et ce processus est déjà perceptible dans les populations étudiantes, au schéma encore linéaire d’un « parcours » éducatif normatif commence à se substituer un modèle plus largement différencié, multipliant les canaux formels et informels, les rythmes et les étapes au point que tant aux plans sociologique que psychologique se dessinent de nouveaux rapports au savoir et aux modes de son acquisition. Ceci touche naturellement au premier chef les connaissances souvent volatiles relatives au mouvement du monde, qu’il s’agisse des événements, des tendances et développement, des évaluations et de leurs critères.

4) Un des enjeux de l’omniprésence de cet arrière-plan est que, quel que soit le domaine d’étude ou le mode de réflexion, la connaissance de l’Asie comme d’autres aires ne fait ici nullement exception, un impératif essentiel consiste à toujours mieux articuler les disciplines scientifiques et la multiplicité des démarches empiriques. Sans enfermer les premières dans l’illusion qu’elles seraient d’ores et déjà porteuses d’un regard définitif ou de méthodes intangibles ni faire des secondes un donné indépassable et souvent intuitif, inaccessible à une investigation critique. Ceci rapproche d’une caractéristique centrale de tout esprit scientifique : sa volonté légitime de tendre à l’universalité. Or cette démarche, dans le domaine des sciences humaines mais plus largement également, se doit d’intégrer la diversité et la multiplicité des sources culturelles ayant contribué à la formulation des attentes, mais aussi des hypothèses fondatrices d’une discipline. Le dépassement de ce qui pourrait n’avoir produit qu’un relativisme culturel est un impératif. Il ne fait pas pour autant disparaître (ce que seule la maturité de la discipline et son degré d’universalité permettent d’atteindre) le rôle que telle ou telle culture, pour des raisons qui lui étaient propres avait pu y investir. Que tel pan des mathématiques ait été originaire – quand les historiens des sciences peuvent l’établir – de l’Inde, de la Chine, de l’Égypte, des mondes hellénique ou arabe – fussent-ils étendus jusqu’à l’Asie centrale – et que les motivations première du développement de la connaissance et de la pensée aient été l’architecture, la fiscalité ou

l’astronomie, ceci non seulement n’enlève rien à l’abstraction universelle à laquelle peut prétendre la pensée mathématique, mais n’en permet également pas moins de mieux mesurer l’apport de la diversité des cultures à cette œuvre unificatrice colossale. Les études sur l’Asie, qu’on leur applique d’ailleurs ou non le terme d’« orientalisme », se situent bien dans ces perspectives : ni collection de monographies impressionnistes, ni placage de schémas théoriques préconçus.

5) C’est dans cette perspective que le devenir propre des recherches sur une partie du monde aussi décisive et névralgique que l’est l’Asie et que l’évolution des institutions qui y sont impliquées prennent, à Paris comme ailleurs, toute leur signification. Il s’agit bien sûr de l’affaire de chaque structure et de chaque équipe de recherche. Compte tenu de la concentration des forces de recherche en Île de France plusieurs pôles sur l’Asie doivent et peuvent exister. Cette multiplicité est objective et légitime.

C’est aussi dans ce contexte que se joue le devenir des modes et des formes de coopération. C’est le cas pour le Réseau Asie-Pacifique, institution jouant un rôle important pour la visibilité des recherches asiatiques en France par ses formes d’expression et ses initiatives, tels les congrès qu’il a su tenir, par sa capacité à rassembler les effort et l’intérêt des spécialistes des domaines les plus divers, mais aussi par son aptitude à réunir scientifiques expérimentés et jeunes chercheurs et à stimuler l’initiative de ces derniers. Sans doute est-il nécessaire de rechercher des solutions spécifiques appropriées. Il en existe sûrement plusieurs, dont les avantages et les inconvénients devront être pesés.

On ne pourrait que regretter que soit préférée à une démarche d’implication collective et de mutualisation des intérêts une logique d’appropriation de telle ou telle part du potentiel scientifique ou de service au profit d’un seul établissement et telle n’est pas l’approche que souhaite promouvoir l’Inalco, car elle n’est sans doute pas la démarche la plus prometteuse.

Paris et l’Île de France, tant en potentiel de recherche qu’en richesse documentaire réunissent des forces importantes et beaucoup de partenariats souhaitables, tant entre recherches orientalistes de tous profils (de l’érudition classique à l’expertise et à la prospective économique et sociale) qu’entre celles-ci et de multiples disciplines des sciences humaines et sociales, des sciences de la matière, de la Terre et de l’univers. J’ai fait savoir à de multiples interlocuteurs, depuis 2005, alors que se préfiguraient les unions d’établissements que sont désormais les PRES, puis lors de leur mise en œuvre, que ces transformations, si elles conduisaient à aggraver les divisions, à rendre étanches les cloisonnements et concurrences qui s’étaient

instaurés entre beaucoup d’universités, iraient à l’encontre du renforcement invoqué. La proposition de création d’une puissante UMR consacrée à l’Asie et commune aux établissements dans lesquels ces recherches présentent une pertinence forte, à laquelle le Réseau Asie apporterait ses compétences et ses forces propres, permettrait de répondre aux attentes et de promouvoir les intérêts tant de chaque partenaire que de l’ensemble et me semble donc digne de retenir l’attention.

Un établissement tel que l’Inalco, qui a consenti depuis une quinzaine d’année des efforts importants pour consolider ses capacités de recherche en même temps qu’il a renouvelé ses équipements1

, a pour ambition de favoriser ce qui peut permettre la construction de multiples partenariats. Il entend jouer au sein de ce processus un rôle ouvert et constructif. Pour l’Inalco une collaboration renforcée avec les organismes de recherche comme avec l’ensemble de ses partenaires permettrait de donner une ampleur et une visibilité supplémentaires aux enseignements et aux recherches sur l’Asie. Les uns comme les autres savent que l’institut a le potentiel et la volonté d’une telle politique.

Sans doute d’autres alternatives peuvent-elles être avancées et je suis persuadé qu’elles seront examinées avec attention. Du moins est-il avant tout nécessaire que ces projets aient pour finalité et pour logique la consolidation du potentiel parisien et régional pour un champ d’étude dont l’actualité est à ce point crucial.

Jacques Legrand, Professeur des universités (langue, littérature et civilisation mongoles), est Président de l’Inalco (2005-2013) et Président du Conseil académique de l’Institut international pour l’étude des civilisations nomades

(IISNC, UNESCO, Ulaanbaatar, 1998-).

1

Installé depuis septembre 2011 dans son nouveau bâtiment du 65 rue des Grands Moulins qui héberge, en même temps que la BULAC, les enseignements de ses plus de 90 langues, l’Inalco a en outre procédé au ravalement et à la rénovation de son bâtiment historique du 2 rue de Lille, qui abrite depuis la fin de l’été 2012 l’ensemble de ses équipements et équipes de recherche ».

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