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Chapitre II. Performativité de la critique

I. Décanonisation contemporaine de Kipling et de Maugham

2. Maugham : irrémédiablement middlebrow

L’étiquette populaire de Maugham est due aujourd’hui au fait qu’il a été et reste considéré comme un auteur facile à lire ; c’est là l’une des raisons pour lesquelles ses textes de fiction sont minorés par la critique littéraire. L’un des effets de cette minorisation apparaît dans le fait que l’actualité de Maugham en France et en Angleterre se réduit avant tout à la publication de biographies. Les années 1970-1980 furent déjà marquées par les travaux de Robert Calder262, d’Anthony Curtis263 et de Forrest Burt264. La décennie 2000-2010 voit une explosion des publications biographiques sur Maugham avec la parution de Somerset Maugham: A Life265 et The Secret Lives of Somerset Maugham266, respectivement en 2004 et en 2009. Le journaliste Jean-Paul Chaillet267 est aussi l’auteur d’une biographie en français sur Maugham parue en 2009. Mais nombre des ouvrages biographiques les plus récents sur Maugham s’attardent sur des considérations liées à l’orientation sexuelle de l’auteur ou à sa vie tumultueuse plutôt qu’à son expérience d’écrivain. Le critique Philip Holden s’étonnait, certes, du fait que l’homosexualité de Maugham n’ait pas été révélée explicitement avant les années 1990 ni mise en rapport avec l’écriture de l’auteur268. Aujourd’hui, les ouvrages de

are seen as not needing to be analysed in any detail. Indeed such an analysis is almost seen as damaging or over-burdening a “simple” and “obvious” narrative » in WALSH Sue, Kipling’s Children’s Literature: Language, Identity, and Constructions of Childhood, Farnham ; Burlington : Ashgate, 2010, p. 2.

262 CALDER Robert, W. Somerset Maugham and the Quest for Freedom, London : Heinemann, 1972.

263 CURTIS Anthony, Somerset Maugham, New York : Macmillan, 1977.

264 BURT Forrest D., W. Somerset Maugham, Boston : Twayne, 1985.

265 MEYERS Jeffrey, Somerset Maugham: A Life, op. cit., 2004.

266 HASTINGS Selina, The Secret Lives of Somerset Maugham, op. cit., 2009.

267 CHAILLET Jean-Paul, Somerset Maugham : 1874-1965, op. cit., 2009.

268 Le regard narratorial trouble porté sur les corps masculins dans les nouvelles offre, selon Holden, un éclairage sur certaines fissures concernant la construction du genre, de la nation et de la « race ». Il est ironique que les biographes écrivent sans retenue sur l’homosexualité de l’auteur alors que celui-ci avait fait en sorte de détruire, comme Kipling, tout ce qui aurait pu laisser deviner trop de choses sur sa vie privée. Comme le note Holden :

« Maugham was notably reticent about his personal life, prohibiting the publication of his letters and asking friends to destroy them, and producing a number of autobiographical works that conceal much more than they reveal. At the same time, he cultivated the image and the lifestyle of a celebrity author » in HOLDEN Philip, « A Life as a Work of Art: W. Somerset Maugham’s Intimate Publics », Literature Compass, vol. 8, no. 12, pp.

972-Jeffrey Meyers et de Selina Hastings évoquent largement cette question sans pour autant analyser depuis cette perspective l’écriture trouble des récits de Maugham. En dépit de la publication récente de ces biographies, les textes de l’auteur n’ont pas donné lieu à une production critique renouvelée au XXIe siècle. Ses écrits, bien que peu analysés par la critique, ne sont pourtant pas totalement exclus de l’industrie du livre, comme en témoignent les nombreuses traductions récentes en français de la fiction de l’auteur, y compris ses nouvelles269.

Il existe une lisibilité indéniable chez Maugham, due en partie au style paratactique repérable dans nombre de ses nouvelles, comme dans « The Buried Talent » (1934) : « He frowned slightly when a letter was brought in to him. On the evening of his arrival he had attended a large and dull dinner party at the Residency and on the following another at the Club. He guessed that the letter was an invitation to a party of the same nature » (FET, 123).

Les termes employés se caractérisent par leur simplicité sémantique tandis que la succession des propositions confère, il est vrai, un style peu complexe à la narration.

Mais la minorisation des nouvelles de Maugham s’explique par d’autres raisons. Dès les années 1920, les écrits de Maugham doivent faire face à une production foisonnante issue de Bloomsbury270. Alors que les récits de Maugham sont souvent publiés une première fois dans des magazines populaires avant d’être réunis dans des recueils, les écrits de Bloomsbury se caractérisent, entre autres, par une forme d’élitisme culturel, une écriture expérimentale, un rapport nouveau à l’histoire et à la modernité. Maugham passe, en comparaison, pour un auteur de second rang, seulement capable d’écrire des textes divertissants, peu exigeants pour son lectorat, de qualité littéraire moindre271.

981, décembre 2011. URL : http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1741-4113.2011.00853.x/full. Dernière consultation le 11/04/2013.

269 Si Kipling et Maugham ne suscitent guère un intérêt insatiable auprès des critiques, leur « popularité » reste visible, en France, à travers l’extraordinaire travail de traduction dont leurs textes font l’objet depuis quelques années. On note de nombreuses traductions des nouvelles de Kipling depuis l’année 2007 : Paroles de Chien, Dans la Jungle, Paris : Payot & Rivages, 2010 ; Simples contes des collines, Paris : Sillage, 2009 ; Sans fil et autres récits de science-fiction, Villefranche-sur-Mer : Somnium, 2009 ; Le chat qui s’en allait tout seul, Le Livre de la Jungle, Paris : le Sorbier, 2009 ; Capitaines Courageux, La Rochelle : La Découvrance, 2009, etc.

Les nombreuses traductions publiées en 2008 aux éditions Gallimard jeunesse, Oskar jeunesse, Père-Castor Flammarion confirment la tendance actuelle qui vise à considérer Kipling comme un auteur de littérature pour la jeunesse. Quant aux traductions de Maugham, elles comptent Le fil du rasoir (Paris : Points, 2010), Mr.

Ashenden et autres nouvelles ; l’intégrale des nouvelles (Paris : Omnibus, 2010), Les trois grosses dames d’Antibes et 29 autres nouvelles (Paris : Laffont, 2009).

270 Les nouvelles coloniales de Maugham sont publiées entre 1921 et 1940, deux décennies qui voient en Angleterre, entre autres, la parution des principaux romans de Woolf, Mrs Dalloway (1925), To the Lighthouse (1927), The Waves (1931), de A Passage to India (1924) d’E. M. Forster, des biographies Queen Victoria (1921) et Elizabeth and Essex (1928) de Lytton Strachey, autant de grands noms associés au modernisme.

271 Lytton Strachey, rejette ainsi les écrits de Maugham qu’il qualifie de « Class Two, Division One ». Cité dans CURTIS Anthony et WHITEHEAD John (eds.), W. Somerset Maugham: The Critical Heritage, op. cit., p. 1.

L’opposition entre Maugham et le Bloomsbury Group s’inscrit dans un contexte plus large désigné sous les termes de « Great Divide »272 ou, plus récemment, de « battle of the brows »273. Ces expressions renvoient aux conflits culturels et sociaux qui opposèrent dans les années 1920 les tenants de l’institution littéraire à ceux qui prônaient l’émergence de nouvelles pratiques culturelles. C’est sous la houlette du dramaturge J. B. Priestley que le middlebrow en vient à être défini comme position culturelle spécifique. En 1932, Q. D.

Leavis, critique littéraire et essayiste anglaise, publie Fiction and the Reading Public, ouvrage qui se donne pour objet d’analyser le goût du public en matière littéraire mais qui traduit surtout une forme d’inquiétude au sujet du devenir de la littérature, selon elle, menacée de désintégration face aux productions middlebrow ou celle émanant du lowbrow pulp274. Aujourd’hui, certains chercheurs désirent interroger la valeur middlebrow à défaut de la rejeter d’emblée comme insignifiante. C’est dans cet esprit que l’on aborde ici les nouvelles coloniales de Maugham. En prenant pour point de départ l’instabilité du concept middlebrow, il devient possible d’étudier l’évolution des valeurs culturelles de l’entre-deux-guerres en Angleterre et de mieux saisir les interactions entre productions highbrow, populaires et middlebrow.

L’évolution de la conception de ces deux auteurs, aujourd’hui perçus comme étant populaires, toutefois à échelles différentes, était prévisible. Il est bien moins problématique de s’intéresser aux textes kiplingiens dès lors que ceux-ci sont considérés comme des textes écrits pour les enfants ou de simples récits d’aventure. De même, lorsque la dimension potentiellement problématique du rapport à l’empire est occultée dans les textes de Maugham, son écriture peut être perçue comme purement divertissante et le pas visant à proclamer l’absence de valeur critique ou politique de ces textes peut être tout aussi rapidement franchi.

La réputation contemporaine des écrivains étudiés, leur statut d’auteurs populaires – pour la jeunesse ou pour un public élargi – et d’auteurs de littérature mineure, constituent des exemples d’effets de réel politiques générés par la critique. La question se pose alors de savoir

272 HUYSSEN Andreas, After the Great Divide: Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington : Indiana University Press, 1986.

273 BROWN Erica, GROVER Mary (eds.), Middlebrow Literary Cultures: The Battle of the Brows, 1920-1960, London : Palgrave Macmillan, 2011.

274 Cette crainte hante profondément les travaux de Q. D. Leavis comme l’indique cet extrait de sa dernière conférence : « The England that bore the classical English novel has gone forever, and we can’t expect a country of high-rise flat-dwellers, office workers and factory robots and unassimilated multi-racial minorities, with a suburbanized countryside, factory farming, sexual emancipation without responsibility, rising crime and violence, and the Trade Union mentality, to give rise to a literature comparable with its novel tradition of a so different past » in SINGH G. (ed.), Collected Essays, Vol. 1, The Englishness of the English novel, Cambridge : Cambridge University Press, 1983, p. 325.

ce que font les textes eux-mêmes face aux catégorisations qu’établissent les critiques tandis que ces questionnements révèlent l’existence de rapports de pouvoir indéniables entre genres et catégories littéraires.