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Chapitre I. Des textes pris dans l’Histoire

III. Popularité des écrits de Kipling et de Maugham

1. Kipling : un auteur populaire de son temps

L’une des caractéristiques des nouvelles coloniales de Kipling est qu’elles mettent en scène des personnages issus des classes moyennes et marginales, ce qui les associe au populaire. À défaut de promouvoir les hauts représentants de l’empire, la plupart des textes de l’auteur font la part belle aux simples soldats ou aux administrateurs de l’empire. Lorsque des parlementaires y sont dépeints, ces derniers font souvent l’objet de moqueries, tant de la part des personnages que de la voix narrative. Dans « The Three Musketeers » (1888), Mulvaney, Ortheris et Learoyd jouent un tour à un orgueilleux parlementaire anglais, Lord Benira Trig.

Ils simulent l’enlèvement de ce dernier afin de jouer les trois mousquetaires et d’empêcher la tenue d’une parade militaire organisée uniquement pour les beaux yeux du parlementaire. Le narrateur se place ouvertement du côté des subalternes, contre l’autorité incarnée par le personnage : « All men know Lord Benira Trig. He is a Duke, or an Earl, or something unofficial; also a Peer; also a Globe-trotter […] He was out in India for three months collecting materials for a book on “Our Eastern Impedimenta” » (PT, 53). Tandis que l’incise

« something unofficial » ôte au personnage toute forme d’autorité et de grandeur, la répétition de l’adverbe « also » crée un effet de saturation textuelle qui signale la vanité de la posture du parlementaire. Parallèlement, celle de l’adverbe « or » signale la relativité de la question du statut social du personnage. Enfin, l’ironie entourant le titre de l’ouvrage de Trig, « Our Eastern Impedimenta », est suggérée par le recours au latin évoquant une forme de snobisme que le narrateur associe à Benira. Selon Bonamy Dobrée, le snobisme fait l’objet du sarcasme constant des narrateurs kiplingiens :

[Kipling] destroys with laughter the petty country squire, the pompous politician, the evil-thinking schoolmaster, the upstart landowner so vastly inferior to the yeoman or peasant he imagines he rules: all are shrivelled by his scathing hilarity. He hated all forms of snobbery, and he was always on the side of the person who had to endure.196

Le sarcasme des divers narrateurs kiplingiens à l’encontre des parlementaires apparaît plus nettement à travers la référence aux titres de ces derniers : « There was a Commissioner in Simla, in those days […] He was a plain man – an ugly man – the ugliest man in Asia, with two exceptions. His name was Saggott – Barr-Saggott – Anthony Barr-Saggott and six

196 DOBRÉE Bonamy, Rudyard Kipling. 1951. London : Longmans, Green & Co, 1965, pp. 16-17.

letters197 to follow » (« Cupid’s Arrows », PT, 48). Le terme « Commissioner » précède la mention du patronyme du personnage en expansion constante, ce que souligne l’accumulation des tirets. L’ironie du narrateur apparaît dans le fait que le personnage est tourné en ridicule, présenté comme étant « the ugliest man in Asia ». Mais elle est surtout perceptible dans l’irrévérence avec laquelle le narrateur désigne les titres officiels de Barr-Saggott. En réduisant les sigles correspondants à de banales lettres de l’alphabet, « six letters to follow », le narrateur désacralise l’ordre politique et transforme le syntagme qui le dit en une chaîne de signifiants vides. Les narrateurs kiplingiens soulignent la nécessité de ne pas trop apporter de crédit aux titres, comme s’il s’agissait de relativiser l’importance de la fonction sociale au regard du reste :

There was a Viceroy once who brought out with him a turbulent Private Secretary – a hard man with a soft manner and a morbid passion for work. This Secretary was called Wonder – John Fennil Wonder. The Viceroy possessed no name – nothing but a string of counties and two-thirds of the alphabet after them (PT, 92).

L’évocation de la chaîne (« string ») qui tient lieu de patronyme au Vice-roi, chaîne constituée de noms de comtés et de sigles correspondant de toute évidence à des titres honorifiques, manifeste le dédain du narrateur pour ce type de statut, ce qu’exprime de toute évidence l’expression « two-thirds of the alphabet ».

Au contraire, l’omniprésence de simples protagonistes dans les tales de Kipling invite à considérer ces derniers comme les véritables héros de ses écrits. C’est l’une des raisons qui vaut à Kipling d’être considéré comme un auteur populaire. Mais Kipling est surtout qualifié de populaire car il est aussi largement reconnu par le grand public, à la fin du XIXe siècle, pour ses nouvelles sur l’Inde et est perçu comme le porte-parole des petites gens, notamment du troupier. Les critiques condamnent à l’époque ce type de popularité, identifiée souvent à une qualité littéraire nécessairement moindre198.

197 Comme l’indique la note dans l’ouvrage des Plain Tales from the Hills édité par Andrew Rutherford, les six lettres correspondent de toute évidence aux sigles C.I.E, C.S.I, soit « Companion of the Order of the Indian Empire, Companion of the Order of the Star of India ». Cf. RUTHERFORD Andrew (ed.), Plain Tales from the Hills, op. cit., p. 258.

198 Comme l’écrit T. S. Eliot dans sa préface à A Choice of Kipling’s Verse : « We sometimes speak as if the writer who is most consciously and painstakingly the “craftsman” were the most remote from the interests of the ordinary reader, and as if the popular writer were the artless writer » in ELIOT T. S., A Choice of Kipling’s Verse, op. cit., 1943, p. 14. Or Kipling semble concentrer en sa personne à la fois la dimension de l’artisan et de l’auteur populaire. Dans son autobiographie, il indique : « There is no line of my verse or prose which has not been mouthed till the tongue has made all smooth, and memory, after many recitals, has mechanically slipped the grosser superfluities » (SM, pp. 38-39).

Dès le début du XXe siècle, le critique Robert Buchanan évoque la dimension excessivement populaire, au sens de peu noble, des récits de Kipling : « Few writers had dealt with the ignobler details of military and civilian life, with the gossip of the messroom and the scandal of the government departments […] [Kipling] is on the side of all that is ignorant, selfish, base, and brutal in the instincts of humanity »199. Il identifie également le public auquel Kipling s’adresse à un lectorat vulgaire :

The truth is, however, that these lamentable productions were concocted, not for sane men or self-respecting soldiers, not even for those who are merely ignorant and uninstructed, but for the “mean whites” of our eastern civilisation, the idle and loafing men in the street, and for such women, the well-dressed Doll Tearsheets of our cities, as shreek as their heels.200

On retrouve ici la conception problématique qu’opposent les textes de Kipling à la conception de la « modernité » selon Buchanan, censée être porteuse de noblesse et de grandeur. Malgré son refus de nombreuses distinctions dont celle de Poet Laureate, Kipling est considéré à la fin des années 1890 comme le véritable poète de l’empire. Le poème « Recessional » (1897) le fait évoluer de la stature de simple célébrité à celle de « voix de la nation britannique » :

« [He is] the only living person not head of a nation, whose voice is heard around the world the moment it drops a remark, the only such voice in existence that does not go by slow ship and rail but always travels first-class by cable » rappelle ainsi l’auteur américain Mark Twain201 au sujet de Kipling. C’est par le biais du poème que Kipling est érigé en voix de la nation à la fin du siècle alors qu’il écrit de la fiction sur l’empire depuis les années 1880. On verra là une énième marque du rapport intrinsèque qui lie politique, littérature, et histoire nationale.

Les mentions des critiques sur la dimension populaire des écrits de Kipling sont souvent associées à des remarques sur la simplicité de son écriture et sur son style journalistique202. À la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, nombre d’écrivains sont aussi journalistes et inversement. Tandis que les suppléments littéraires aux grands journaux se

199 BUCHANAN Robert, « The Voice of the Hooligan » (1900) in GREEN Roger L., Rudyard Kipling: The Critical Heritage, op. cit., pp. 236-240.

200 Ibid., p. 236.

201 Cf site : http://www.newcriterion.com/articles.cfm/rudyard-kipling-unburdened-3806. Dernière consultation le 28/07/2010.

202 « The process is that of the news-camera, of the highly efficient journalist eye, and the journalist ear and nose and palate as well » in FORD Boris, « A Case For Kipling? » (1948) in GILBERT Elliot L., Kipling and the Critics, New York : New York University Press, 1965, p. 61. Cf également HENLEY W. E., « The New Writer » (1890) in GREEN Roger L., Rudyard Kipling: The Critical Heritage, op. cit., p. 56: « the man’s style has commonly so rich and curious a savour of newspaperese ».

développent, il est logique qu’une forme d’écriture journalistique investisse les marges du texte littéraire. C’est précisément la raison pour laquelle les critiques du début du siècle minorent les écrits de Kipling en leur opposant ce que serait une écriture « proprement » littéraire, comme l’indique la théoricienne de la nouvelle, Valerie Shaw :

The short story’s continued involvement with journalism has damaged its standing while ensuring its popularity […] Despite the fact that so many of the best short-storywriters, including Chekhov, Kipling and Hemingway, began their careers as newspapermen, there is a suspicion that a storyteller’s artistry may be far too closely tied up with external considerations like space limitations, restrictive house-styles and editorial stipulations.203

Il est vrai que la nouvelle et la chronique journalistique partagent une forme d’immédiaté avec l’actualité, ce qui ne fait pas pour autant de l’écriture de Kipling des chroniques de presse.

Enfin, de nombreux critiques associent la popularité de Kipling à son talent de conteur : « To be so brilliant a teller of short stories is in itself no small distinction »204. De même, dans un article paru en 1899, Lang qualifie Kipling d’ « Indian story-teller »205. Il est difficile de ne pas voir dans la caractérisation story-teller une forme de dépréciation par rapport à la qualification de short story writer, aussi laudatif l’article soit-il par ailleurs. S’il est vrai que le genre de la nouvelle moderne explose à la fin du XIXe siècle, l’étiquette story-teller – « (ra)conteur d’histoires » – associe d’emblée Kipling à un genre marginal : Kipling est conteur avant d’être écrivain. Ses textes, à défaut d’être perçus comme des écrits, se caractérisent par leur capacité à être dits. L’oralité des écrits courts de Kipling contribue donc à faire de ce dernier un auteur populaire et marginal.

Oscar Wilde, enfin, assigne les récits anglo-indiens à un rang mineur, parce qu’ils traitent, selon lui, de sujets de second ordre : « He is our first authority on the second-rate »206. Les articulations opérées entre sujets anecdotiques et écriture marginale – parce que soi-disant journalistique – concernent directement la question du populaire. Or, c’est véritablement autour de l’articulation entre le populaire et le genre de la nouvelle que l’on souhaite axer désormais ce travail.

203 SHAW Valerie, The Short Story: A Critical Introduction. 1983. New York : Longman, 1992, p. 7.

204 Anonyme, « An Early Review of Soldiers Three » (1889) in GREEN Roger L., Rudyard Kipling: The Critical Heritage, op. cit., p. 41.

205 Ibid., p. 47.

206 WILDE Oscar, « The True Function and Value of Criticism » in The Nineteenth Century, septembre 1891.

Cité dans ELLMAN Richard (ed.), Intentions, The Artist as Critic. Critical Writings of Oscar Wilde, Chicago : University of Chicago Press, 1969, p. 40.

La nouvelle, en tant que genre, puise ses origines dans la culture orale populaire, comme le rappelle le formaliste russe Boris Eikhenbaum : « Le roman est une forme syncrétique […], la nouvelle est une forme fondamentale, élémentaire. Le roman vient de l’histoire ; la nouvelle vient du conte, de l’anecdote »207. Si l’on entend « populaire » au sens premier du terme, « qui est du peuple, qui concerne le peuple », les textes de Kipling s’ancrent effectivement dans un héritage populaire anglais que ses lecteurs pouvaient aisément reconnaître. Les références à Shakespeare sont légion dans les nouvelles, la plus célèbre étant sans doute la mise en scène par Kipling du bouffon shakespearien de Midsummer Night’s Dream dans Puck of Pook’s Hill (1906). Les Plain Tales sont également parsemés de nombreuses références littéraires et s’inscrivent d’emblée dans un contexte populaire, à en croire les épigraphes souvent constitués de proverbes. Le tale « Miss Youghal’s Sais » s’ouvre avec l’épigraphe « When Man and Woman are agreed, what can the Kazi do? » (PT, 24), désigné comme étant « [a] Proverb » ; « Yoked with an Unbeliever » avec « I am dying for you, and you are dying for another », « [a] Punjabi proverb » (PT, 30).

Ces épigraphes ancrent les textes de l’auteur dans un univers populaire. Il y a donc chez Kipling une collusion entre la production de nouvelles coloniales et l’écriture populaire, entendue au sens d’une écriture qui puise son inspiration dans la culture populaire, mais aussi dans l’anecdotique. Ce recours kiplingien au proverbe rappelle d’ailleurs que Meschonnic avait proposé une analogie entre le poème et le proverbe, et indiqué que le populaire ne signifiait pour lui « pas moins travaillé que savant »208. Chez Kipling, le populaire au sens de l’ordinaire est précisément à l’origine d’un savoir singulier, propre.

Le choix du populaire semble participer chez Kipling d’une revalorisation de la simplicité, de l’ordinaire, autour de laquelle se construit la poétique de ses écrits. Dans « The Bridge-Builders », certains passages évoquant les travaux de construction du pont, sont dotés d’une étrange poésie :

In the little deep water left by the drought, an overhead-crane travelled to and fro along its spile-pier, jerking sections of iron into place, snorting and backing and grunting as an elephant grunts in the timber-yard. […] East and west and north and south the

207 EIKENBAUM Boris, « Sur la théorie de la prose », in Théories de la littérature, textes de formalistes russes réunis et traduits par Tzvetan TODOROV, Paris : Seuil, Collection « Tel Quel », 1965, p. 202. Plus tard, Valerie Shaw fait le même type de constat lorsqu’elle évoque : « the permanent capacity of short fiction to return to its ancient origins in folktale and legend » in SHAW Valerie, The Short Story: A Critical Introduction, op. cit., p.

vii.

208 MESCHONNIC Henri, Pour la poétique V, Poésie sans réponse, Paris : Gallimard, 1978, p. 155.

construction-trains rattled and shrieked up and down the embankments, the piled trucks of brown and white stone banging behind them till the side-boards were underpinned, and with a roar and a grumble a few thousands more material were thrown out to hold the river in place. (DW, 6)

Les nombreuses assonances en « ing » confèrent un rythme poétique au passage, rythme d’autant plus accentué par le recours à la polysyndète : « snorting and backing and grunting ».

La multiplication des dentales, « grunting as an elephant grunts in the timber-yard », « till the side-boards were underpinned », colore le passage d’une rudesse sonore qui fait mimétiquement écho aux sons du chantier de construction. Les verbes et les substantifs employés participent par ailleurs d’une anthropomorphisation des différents éléments en jeu –

« snorting », « grunting », « with a roar and a grumble » – et invitent le narrataire à percevoir la beauté du vivant dans la simplicité des matériaux évoqués. À travers l’utilisation de verbes dont le sémantisme renvoie à l’action et par un recours fréquent au gérondif, le récit construit l’idée d’un mouvement continu, « vivant », qui contribue à la fabrique d’une « poétique de l’ordinaire » chez Kipling209.

Face à cette poétique mise en œuvre par un ancrage assumé dans la culture populaire chez Kipling, on s’interrogera sur ce à quoi tient la popularité des nouvelles de Maugham ?