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Modernité et colonisation : les nouvelles sur l’empire de Rudyard Kipling et de Somerset Maugham

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: tel-01359168

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Submitted on 2 Sep 2016

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Jaine Chemmachery Michaux

To cite this version:

Jaine Chemmachery Michaux. Modernité et colonisation : les nouvelles sur l’empire de Rudyard

Kipling et de Somerset Maugham. Littératures. Université Rennes 2, 2013. Français. �NNT :

2013REN20026�. �tel-01359168�

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pour obtenir le titre de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ RENNES 2 Mention : Etudes anglophones École doctorale : ALL – Arts,Lettres, Langues

Préparée au sein de l’EA 1796 Laboratoire ACE – Anglophonie : communautés, écritures

UFR de rattachement : UFR Langues

Modernité et

colonisation : les nouvelles sur l’empire

de Rudyard Kipling et de Somerset Maugham

Thèse soutenue le 28 juin 2013 devant le jury composé de :

Madame Émilienne BANETH-NOUAILHETAS

Professeur, Université Rennes 2/ Directrice de thèse Madame Claire JOUBERT

Professeur, Université Paris 8 – Saint Denis / Co-directrice de thèse

Madame Catherine DELMAS

Professeur, Université Stendhal – Grenoble 3 Monsieur Thierry GOATER

Maître de conférences, Université Rennes 2 Madame Vanessa GUIGNERY

Professeur, ENS Lyon

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pour obtenir le titre de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ RENNES 2 Mention : Etudes anglophones École doctorale : ALL – Arts,Lettres, Langues

Préparée au sein de l’EA 1796 Laboratoire ACE – Anglophonie : communautés, écritures

UFR de rattachement : UFR Langues

Modernité et

colonisation : les nouvelles sur l’empire

de Rudyard Kipling et de Somerset Maugham

Thèse soutenue le 28 juin 2013 devant le jury composé de :

Madame Émilienne BANETH-NOUAILHETAS

Professeur, Université Rennes 2/ Directrice de thèse Madame Claire JOUBERT

Professeur, Université Paris 8 – Saint Denis / Co-directrice de thèse

Madame Catherine DELMAS

Professeur, Université Stendhal – Grenoble 3 Monsieur Thierry GOATER

Maître de conférences, Université Rennes 2 Madame Vanessa GUIGNERY

Professeur, ENS Lyon

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À mes parents et à Alain

Yes, it is very good to get away once more and pick up the old and ever fresh business of the vagrant, loafing through new towns, learned in the manners of dogs, babies, and perambulators half the world over, and tracking the seasons by the up-growth of flowers in stranger people’s gardens.

(Kipling, Letters of Travel , 17)

As soon as the child learns to speak, he says: “Tell me a story.”

(Rabindranath Tagore, “Tell Me A Story”, 99)

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REMERCIEMENTS

Je remercierai en premier lieu ma directrice de thèse Émilienne Baneth-Nouailhetas pour sa bienveillance mais aussi son exigence à l’égard de mes travaux. Ses conseils avisés m’ont été d’une aide précieuse pendant ces années de thèse. Je remercie également le Professeur Claire Joubert, ma co-directrice de thèse, pour son extrême disponibilité, ses conseils tout aussi avisés et ses séminaires passionnants. Ses remarques et ses relectures exigeantes ont largement contribué à l’élaboration de ce travail de recherche. Je tiens à leur exprimer ma gratitude et à leur dire le plaisir qui est le mien de soutenir aujourd’hui cette thèse sous leur direction commune.

Je remercie mes parents, Pauline et Francis Chemmachery, ma sœur Jency, mon frère Tony, qui m’ont plus que soutenue durant ces années de thèse.

Je remercie également les professeurs et/ou chercheurs qui m’ont donné le goût de la recherche et l’envie de poursuivre dans cette voie. Je pense, entre autres, à Frédéric Regard qui m’a fait découvrir le Kipling auteur de Kim, à Elleke Boehmer et Robert Young dont les séminaires à Oxford m’ont familiarisée avec les études postcoloniales, enfin à Laetitia Zecchini et Lise Guilhamon pour leur séminaire très stimulant sur les littératures et théories postcoloniales.

Mes amies Sarah Bouttier, Sophie Chapuis, Mélanie Heydari, Violaine Lambert, Océane Marigny, Aloysia Rousseau, pour leurs encouragements quotidiens, les discussions et les pauses auxquelles elles prirent part durant nos longues journées passées à la Bibliothèque Nationale de France. Je remercie certaines d’entre elles pour leurs patientes relectures.

Je remercie également mes amies et collègues de Paris 8 et de Rennes 2 pour leurs relectures et leur soutien, en particulier Jennifer Randall, Vanessa Sylvanise, Julie Beluau, Amel Dhifallah, Isabelle Rannou et Gwenola Le Bastard.

Je remercie enfin Alain et ma petite fille Anjali d’avoir été présents à mes côtés et d’avoir

simplement permis l’aboutissement de cette thèse.

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ... 5

TABLE DES MATIÈRES... 7

Liste des abréviations utilisées ... 11

INTRODUCTION ... 13

PREMIÈRE PARTIE ... 39

PARCOURS CRITIQUE DES LECTURES DE KIPLING ET DE MAUGHAM ... 39

Chapitre I. Des textes pris dans l’Histoire ... 43

I. Exotisme et chronique ... 43

1. 1890-1900 : Kipling, auteur de chroniques exotiques ... 44

2. Somerset Maugham : auteur exotique, auteur de chroniques ... 61

II. L’impérialisme, lieu de divergence ... 80

1. Kipling et l’impérialisme ... 81

2. Maugham : un auteur impérialiste ? ... 94

3. Proposition sur la « littérature coloniale » ... 104

III. Popularité des écrits de Kipling et de Maugham ... 108

1. Kipling : un auteur populaire de son temps ... 109

2. Maugham, un auteur middlebrow ... 114

Chapitre II. Performativité de la critique ... 121

I. Décanonisation contemporaine de Kipling et de Maugham ... 121

1. Kipling : un auteur pour la jeunesse ... 122

2. Maugham : irrémédiablement middlebrow ... 133

3. Différentiels de pouvoir entre catégories littéraires ... 136

II. Affiner le concept de nouvelle ... 146

1. Entre filiation et affiliation à des genres populaires ... 147

2. Nouvelle et roman, écriture marginale contre écriture centrale ... 173

III. Quelle place pour la nouvelle et la littérature populaire ? ... 183

1. Une critique à l’origine d’un canon exclusif et excluant ... 183

2. La littérature, lieu de pouvoir et d’autorité culturelle ? ... 186

DEUXIÈME PARTIE ... 197

PERSPECTIVES POSTCOLONIALES ... 197

Chapitre III. « Helpless colonialists » : une spécificité de la nouvelle coloniale ? ... 199

I. Menace(s) sur le colonisateur ... 199

1. L’espace colonial menaçant ... 200

2. Dégénérescence de l’homme blanc ... 211

3. Des tropes spécifiques à la nouvelle ? ... 219

II. La nouvelle, « voix solitaire »? ... 223

1. « They were lonely folks who understood the dread meaning of loneliness » 223

2. Absence de culture et déliaison ... 235

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Chapitre IV. Décolonisation postcoloniale du savoir européen ... 241

I. Savoir colonial : l’impossible exhaustivité ... 242

1. L’impossible désir panoptique des colonisateurs ... 242

2. L’observateur observé : Under Eastern Eyes ... 259

II. L’uncanny et le double ... 265

1. Doute et scepticisme : l’uncanny ... 265

2. Duplicités spectrales ... 275

3. Le spectre casanier ... 282

III. La nouvelle fantastique : le politique par la poétique ... 286

1. Dire la modernité ambivalente ... 286

2. Fantastique et marginalité, lieux du politique ... 291

TROISIÈME PARTIE ... 301

LA NOUVELLE COMME LIEU DE CRISE ... 301

Chapitre V. Trouble dans le récit de la nation ... 305

I. La déstabilisation des valeurs de la modernité européenne ... 306

1. Le travail et l’impossible émancipation de l’individu ... 306

2. L’impossible apport du progrès et de la modernité ... 316

3. Méprise et occasion manquée ... 332

II. Au cœur des ténèbres de la civilisation européenne ... 340

1. La menace contre soi ... 340

2. « We disgraced ourselves as Englishmen » ... 344

3. Immoralité anglaise ... 350

III. Rituel et théâtralité : nation inventée, nation éclatée ... 354

1. L’énonciation du rituel, création et mise en crise de la nation ... 355

2. Rituel et différenciation ... 360

3. La société coloniale : entre théâtralité et indifférenciation ... 369

4. Nouvelle et théâtralité ... 385

IV. Nostalgie et exil, dire la nation depuis les marges ... 391

1. Construire l’ailleurs depuis l’ici ... 391

2. La nouvelle coloniale, genre de l’exil(é) ? ... 400

Chapitre VI. La nouvelle coloniale, lieu d’ « explosition » du sujet moderne ... 411

I. Corps fragmentés ... 412

1. Le colonisateur métamorphosé et violenté ... 412

2. Corps colonial et corps textuel en crise ... 422

II. La disjonction spatio-temporelle, métaphore de la modernité coloniale ... 434

1. Le temps colonial : entre vieillissement et régression ... 434

2. La nouvelle, une temporalité autre ? ... 444

Chapitre VII. La nouvelle coloniale, entre modernité et modernisme ... 455

I. Menace de la fragmentation ... 456

1. Énonciation fragil(isé)e et écritures polyphoniques ... 456

2. Mise en abyme du fragment ... 463

3. Le silence comme prélude à et objet de l’énonciation ... 474

4. Le cadre, facteur de stabilisation ? ... 482

II. Entre anticipation et domestication du modernisme ... 487

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1. La nouvelle en plein essor au XIXe siècle ... 487

2. Kipling, auteur proto-moderniste ... 492

3. Maugham et le modernisme populaire ... 497

III. La nouvelle coloniale, une écriture de la marge ... 511

1. Représentation de la marge chez Kipling : un lieu de pouvoir ? ... 512

2. Maugham : écrire depuis les marges ... 522

3. Trouble et décentrement ... 528

CONCLUSION ... 547

BIBLIOGRAPHIE ... 559

ANNEXES ... 605

INDEX ... 621

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Liste des abréviations utilisées

Kipling :

- PT : Plain Tales from the Hills

- ST : Soldiers Three, contenant les recueils Soldiers Three, The Story of the Gadsbys, In Black and White

- MWWBK : The Man Who Would Be King and Other Stories, contenant les recueils Wee Willie Winkie, Under the Deodars, The Phantom-Rickshaw

-LH : Life’s Handicap -N : The Naulahka -K : Kim

- DW : The Day’s Work

- TD : Traffics and Discoveries -DC : Debits and Credits - SM : Something of Myself - BW : A Book of Words

Maugham :

- FET : Far Eastern Tales

- MFET : More Far Eastern Tales - EW : East and West

- TWO : The World Over - WN : A Writer’s Notebook - MGR : The Merry-Go-Round - M : The Magician

- OHB : Of Human Bondage

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INTRODUCTION

Kipling fut longtemps considéré comme un héraut de l’impérialisme

1

, tant pour son investissement personnel et politique dans la défense de l’impérialisme que pour certains de ses écrits explicitement doctrinaux tels les poèmes « Recessional » (1897) et « The White Man’s Burden » (1899). Pourtant, l’auteur n’en demeure pas moins extrêmement populaire en Angleterre, notamment grâce à son roman Kim (1901), à ses Just So Stories (1902) et à « If » (1910), poème dont la notoriété perdure et dont l’ubiquité dans la culture britannique contemporaine ne laisse pas d’intriguer

2

.

George Orwell rappelait déjà en 1942 à quel point l’œuvre de Kipling s’était sédimentée dans la langue et la culture anglaises sous la forme de proverbes et d’expressions telles « the white man’s burden », « East is East and West is West », « the Great Game »,

« The female of the species is more deadly than the male », « He travels the fastest who travels alone », etc. Plus récemment, Alexis Tadié reprenait le même thème :

les vers de Kipling ou ses récits, qu’il s’agisse des Livres de la jungle, des nouvelles qui mettent en scène les soldats en Inde, de Kim, ou des contes pour enfants, appartiennent maintenant, au même titre que les comptines, à l’imaginaire anglais. Les références à Kipling traversent, du cinéma au court central de Wimbledon – où figurent deux vers de « If » –, la culture britannique.

3

L’auteur et ses productions littéraires participent donc, aujourd’hui encore, d’une certaine culture populaire britannique. Selon un sondage effectué par la BBC en 1995, « If » serait d’ailleurs le poème préféré des Anglais

4

. Sa popularité est certainement liée aux valeurs

1 Cf. l’ouvrage de Léon Lemonnier intitulé Kipling, chantre de l’impérialisme britannique, Paris : J. Tallandier, 1939.

2 Les références à « If » se déclinent sous la forme d’affiches, voire de textes imprimés sur des vêtements ou sur d’autres objets de consommation.

3 TADIÉ Alexis, préface à la traduction française de Kim. 1902. Louis FABULET, Charles F. WALKER (trad.), Paris : Gallimard, 1993, p. 7.

4 Cf. le site http://www.newcriterion.com/articles.cfm/rudyard-kipling-unburdened-3806. Dernière consultation le 28 juillet 2010.

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prônées par le poème qui semble faire l’apologie d’une masculinité flegmatique qui reflèterait la « quintessence » de l’anglicité.

Mais le poème paraît également faire référence à des qualités plus pragmatiques, malgré son ton grandiloquent : il met en avant l’esprit d’entreprise, d’initiative, et le goût du risque : « Or [If you can] watch the things you gave your life to, broken / And stoop and build ’em up with worn-out tools ». Cette même idée est déclinée dans les vers suivants : « If you can make one heap of all your winnings/ And risk it on one turn of pitch-and-toss,/ And lose, and start again at your beginnings/ And never breathe a word about your loss ». Si l’idée du profit n’est pas mentionnée en tant que telle chez Kipling, elle émerge certainement derrière le leitmotiv de la refondation et traduit un certain esprit d’entreprise caractéristique du capitalisme

5

. Or ce sont les mêmes thèmes qu’explorent les nouvelles de Somerset Maugham à travers un biais à la fois plus anecdotique et plus sombre : son évocation des empires coloniaux semble toujours teintée de l’idée de corruption, de destruction, du pari perdu.

L’idée de la force de l’individu face au groupe constitue une autre thématique du poème, présente dans le système d’opposition qui met en parallèle « you » et « they » : « If you can trust yourself when all men doubt you ». Cette thématique de la foi en l’individu peut aussi être rattachée à l’idéologie du capitalisme. La voix du poète construit ainsi une figure de la masculinité moderne – « You’ll be a Man, my son! » – qui peut être mise en relation avec l’ethos « capitaliste » au sens wébérien du terme, mais aussi avec l’ethos « colonial ». En effet, l’esprit d’entreprise lié au capitalisme et au désir de profit va de pair avec celui qui pouvait animer la colonisation et pousser les colonisateurs à explorer des territoires inconnus.

Le signifiant « man » est ici surinvesti d’une charge politique et idéologique, que l’on retrouve comme un écho lointain et ironique dans les nouvelles de Somerset Maugham, dont les personnages semblent constamment mettre à l’épreuve ces étalons de l’éthique coloniale.

Cette lecture du poème « If » permet de poser avant tout un premier lien entre le capitalisme, comme mode de la modernité, et le colonialisme. Le moment historique de collusion entre capitalisme et colonialisme, mais aussi entre nation et empire, participe de la

« modernité » telle qu’elle est relue en particulier par le champ postcolonial. C’est ce qu’évoque Simon Gikandi, spécialiste africain-américain de littératures anglophones, notamment du roman africain : « the great categories that came to define the modern age –

5 Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber indique par exemple : « Nous appellerons action économique “capitaliste” celle qui repose sur l’espoir d'un profit par l’exploitation des possibilités d'échange, c’est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit » in WEBER Max, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. 1904-1905. In Isabelle KALINOWSKI (trad.), Paris : Flammarion, 2009, p. 12.

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race and citizenship, civility and authority, for example – were haunted from the start by the colonial question »

6

. Le rapport entre nation et empire, plus généralement entre les institutions politiques modernes – dont l’État-nation – et la matrice de l’Empire britannique, est aujourd’hui établi par de nombreux historiens. Dans No Enchanting Palace, l’historien Mark Mazower défend ainsi l’idée que l’Organisation des Nations Unies est encore informée par la pensée impérialiste britannique. L’Empire, en tant que « world community in the making »

7

, aurait directement façonné le modèle international de l’ONU après la Seconde Guerre Mondiale. Nicholas Dirks remonte plus loin dans le temps et met en évidence l’origine concomitante de l’empire et de la nation : « [Nation] also had its origins in empire. As the nation imagined itself through texts, maps, and consuming desires both for foreign adventures and distant goods, the colonial era began »

8

.

Le terme « modernité » recouvre une multitude de notions et de concepts multiformes : celle-ci est tantôt entendue comme un moment historique localisé entre 1492 et 1789 selon les historiens français notamment

9

, tantôt comme un concept philosophico-politique. Mais on entend aussi par Modernité un mouvement culturel et artistique en France, porté en particulier par Charles Baudelaire. Dans « Le peintre de la vie moderne » (1863), Baudelaire évoque l’intérêt que peut représenter le passé pour sa beauté, mais aussi pour sa valeur historique.

Baudelaire évoque à ce titre la figure du flâneur à la recherche de la modernité, désireux de

« dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire »

10

. La Modernité baudelairienne connaît son apogée lors de la Première Guerre Mondiale, en parallèle de la révolution russe ; il s’agit d’un mouvement littéraire et artistique qui ne recouvre pas exactement la même temporalité ni les mêmes enjeux que le Modernism anglophone. Les liens que la Modernité trace avec l’Angleterre se retrouvent en effet davantage à travers les symbolists, notamment Symons en Angleterre, tandis que les modernistes anglais donnent lieu à de nouvelles théorisations du concept de modern

11

.

6 GIKANDI Simon, Maps of Englishness: Writing Identity in the Culture of Colonialism, New York : Columbia University Press, 1996, p. 3

7 MAZOWER Mark, No Enchanting Palace: The End of Empire and the Ideological Origins of the United Nations, Princeton : Princeton University Press, 2009, p. 90.

8 DIRKS Nicholas B. (ed.), Colonialism and Culture, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1992, p. 15.

9 Il s’agit de la modernité qu’ils opposent à l’histoire antique, à la médiévale et à la contemporaine.

10 BAUDELAIRE Charles, « Le peintre de la vie moderne ». 1868. Œuvres complètes, II, Paris : La Pléiade, Gallimard, p. 694.

11 On songe ici à la théorisation du concept de modern proposé par Virginia Woolf dans « Modern Fiction » (1925) et « Mr Bennett and Mrs Brown » (1923).

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On peut considérer la modernité comme une période, commençant selon le positionnement historique, à la Renaissance, ou aux XVIIIe et XIXe siècle. Le terme renvoie dans tous les cas à une période de grands changements d’ordre politique, économique et social dans le monde, et recouvre plus qu’une simple définition chronologique. La période

« moderne » se caractérise par une superposition de phénomènes aussi variés que les diverses révolutions qui ébranlent l’Europe, l’essor technique et scientifique, l’émergence d’une pensée renouvelée de l’homme au sein de l’univers

12

, une théorisation du politique et de l’économique autour de l’État-nation, du colonialisme et du mode de production capitaliste.

L’imbrication complexe de ces phénomènes dans la modernité est ainsi résumée par les historiens de l’empire, Peter Cain et Anthony Hopkins :

The impulses drawing Britain overseas merged economic considerations with a wider programme of development that aimed at raising the standard of civilisation as well as the standard of living, and was accompanied, accordingly, by exports of liberal political principles and missionary enterprise.

13

La modernité conçue comme idéologie comporte en effet une pensée du progrès qui implique une visée téléologique de l’histoire selon laquelle les sociétés humaines évolueraient de manière rationnelle jusqu’au moment où les institutions sur lesquelles elles reposent ne pourraient plus être améliorées

14

. Elle renvoie alors au projet de rationalité européenne, incluant la promotion de la raison, du progrès, de la civilisation, et s’articule toujours à la colonisation – bien que cette visée ne fût pas initialement au cœur du projet colonial. Le sociologue et psychologue indien Ashis Nandy met bien en évidence le fait que la vision européenne pour le monde au XIXe siècle reposait largement sur la colonisation et plus particulièrement sur le principe de différenciation qui la guidait :

a fully homogenized, technologically controlled, absolutely hierarchized world, defined by polarities like the modern and the primitive, the secular and the non-secular, the scientific and the unscientific, the expert and the layman, the normal and the abnormal, the developed and the underdeveloped, the vanguard and the led, the liberated and the savable.

15

12 Dans L’Ordre du discours (Paris : Gallimard, 1971), Michel Foucault voit dans les Lumières et l’Europe de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle une rupture épistémique incluant, entre autres, la construction du concept de l’homme comme objet de savoir.

13 CAIN Peter J., HOPKINS Tony G., British Imperialism: Innovation and Expansion, 1688-1914, London : Longman, 1993, p. 468.

14 G. W. Friedrich Hegel, dans La Raison dans l’histoire (1822-1830), développe cette conception linéaire et progressiste de l’histoire.

15 NANDY Ashis, The Intimate Enemy: Loss and Recovery of Self under Colonialism, Delhi : Oxford University Press, 1983, p. x.

(20)

Outre cette visée dichotomique, la modernité se caractérise aussi par une dimension processuelle dont le développement de flux et d’interactions entre les diverses zones du monde, à ce moment de l’histoire, participe. Ces processus restent visibles aujourd’hui à travers le phénomène de « mondialisation ». Selon Arjun Appadurai, alors que la structure politique de l’État-nation – création-phare des temps modernes – permettait l’élaboration de constructions identitaires relativement stables, les phénomènes de migrations à grande échelle et la circulation des mass media ont bouleversé les repères jusqu’alors fonctionnels, faisant du monde contemporain un espace particulièrement instable

16

. Or, la mondialisation est un phénomène dont la colonisation représente les prémisses. Cette dernière a effectivement reposé sur le développement de réseaux, de relations politiques, économiques, commerciales, etc., à grande échelle entre zones géographiques distinctes. C’est précisément pour cela que l’historien P. D. Morgan considère le monde au XIXe siècle en termes de « vast interconnected world » ou de « entire interconnected system »

17

. Cette modernité-là ne saurait donc renvoyer à une forme de stabilité.

La référence de Nandy à la technologie, celle d’Appadurai aux mass media nous invite à regarder l’articulation entre cette conception de la modernité et le développement de l’imprimerie. Dans son ouvrage Imagined Communities, l’historien Benedict Anderson expose le rapport entre la modernité, le développement des États-nations et ce qu’il nomme

« print-capitalism » : « the convergence of capitalism and print technology on the fatal diversity of human language created the possibility of a new form of imagined community, which in its basic morphology set the stage for the modern nation »

18

. Il conceptualise ainsi l’émergence pour un peuple d’un imaginaire commun de la nation qui repose sur une variété de textes. Le moment qu’évoque Anderson est celui de la naissance du roman. Le nœud entre capitalisme, modernité et colonisation nous intéresse particulièrement dès lors que la création de la nation par les textes est reflétée par l’idée de la textualité du colonialisme :

16 Cf. APPADURAI Arjun, Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalisation, Minneapolis ; London : The University of Minnesota Press, 1996.

17 Cité dans CANNADINE David, Ornamentalism: How the British Saw Their Empire. 2001. London : Penguin Books, 2002, p. xvii.

18 ANDERSON Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origins and Spread of Nationalism. 1983.

London ; New York : Verso, 1991, p. 46.

(21)

The Empire in its heyday was conceived and maintained in an array of writings – political treatises, diaries, acts of edicts, administrative records and gazetteers, missionaries’ reports, notebooks, memoirs, popular verse, government briefs, letters

“home” and letters back to settlers.

19

Le colonialisme reposait sur une multitude de textes – rapports coloniaux, discours politiques, fiction(s) – qui avaient pour effet de le construire et de le consolider. Il est donc pertinent de considérer que la modernité en question est aussi celle qui voit émerger une littérature coloniale.

On s’appuiera également ici sur la proposition d’Elleke Boehmer pour mieux cerner la notion. Selon Boehmer : « Colonial literature, which is assumed to be literature reflecting a colonial ethos, usually lacks more precise definition, partly because it is now not much canonised, and partly because it is so heterogeneous »

20

. En effet, tant la littérature produite à l’époque coloniale que celle qui est spécifiquement informée par la doctrine colonialiste peut être qualifiée de « coloniale ». Le même terme permet donc de renvoyer à des littératures dont le colonialisme constitue l’arrière-plan et à d’autres qui sont si lourdement informées par l’idéologie qu’il ne reste plus beaucoup de matière au littéraire. Cela est d’autant plus problématique que la littérature de l’époque est hantée par l’empire, comme le note l’historien Patrick Brantlinger : « imperialist discourse, like actual expansion of the Empire, was continuous, informing all aspects of Victorian culture and society »

21

». Il ne s’agit évidemment pas de considérer que toute la littérature victorienne est coloniale mais on gardera à l’esprit que l’empire est simplement indissociable de la culture moderne anglaise, en particulier au XIXe siècle.

C’est précisément ce moment singulier de collusion entre modernité et colonisation que l’on se propose d’analyser à partir des nouvelles coloniales de Rudyard Kipling (1865- 1936) et de Somerset Maugham (1874-1965)

22

. Du fait de leurs contextes de publication respectifs, les productions de ces deux auteurs renvoient à deux moments de l’histoire de l’Angleterre, mais aussi à deux configurations politico-culturelles du colonialisme. Kipling

19 BOEHMER Elleke, « Imperialism and Textuality », in Colonial and Postcolonial Literature : Migrant Metaphors, 1995. Oxford ; New York : Oxford University Press, 2005, p. 14.

20 Ibid., p. 2.

21 BRANTLINGER Patrick, Rule of Darkness: British Literature and Imperialism 1830-1914, Ithaca ; London : Cornell University Press, 1988, p. x.

22 On entendra par « nouvelles coloniales » les nouvelles de Kipling et de Maugham qui se distinguent de leurs autres écrits qui ne traitent pas de l’empire. Cela ne signifie pas qu’elles traitent de l’empire comme d’un simple contexte mais n’implique pas non plus qu’elles s’inscrivent de manière exclusive dans une perspective idéologique colonialiste. Ce point fera l’objet d’une explicitation ultérieure.

(22)

ancre en effet ses nouvelles dans le contexte du Raj et de l’Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle ; Maugham dépeint la vie des Européens durant l’entre-deux-guerres dans les colonies anglaises et hollandaises d’Asie du sud-est

23

. Maugham écrit aussi ses nouvelles dans un contexte historique différent de celui de Kipling. Ce dernier publie ses nouvelles dans un contexte général d’expansion de l’Empire britannique, caractérisé entre autres par la rivalité entre puissances européennes en Afrique (ou scramble for Africa) et l’accroissement du territoire britannique vers le nord et le sud du sous-continent indien. Les nouvelles anglo- indiennes

24

, premiers écrits de Kipling, sont imprégnées de l’élan qui poussa les colonialistes à la conquête de l’actuel Afghanistan et des régions frontalières de l’Inde ; la nouvelle « The Man Who Would Be King » (1888) en est une illustration évidente. La fin de la période d’écriture kiplingienne coïncide avec les prémisses de la déstabilisation de l’Empire britannique

25

alors que les nouvelles de l’auteur n’évoquent plus réellement la question coloniale dès les années 1910. Maugham s’aventure, en revanche, dans l’écriture de nouvelles sur l’empire durant l’entre-deux-guerres. Cette période est marquée par l’émergence des premiers mouvements anticolonialistes dans les colonies anglaises et par un désaveu de la colonisation et de son intérêt économique pour l’Angleterre par les Libéraux, dans les années 1930. Mais l’auteur écrit aussi à un moment où l’Empire britannique se consolide, à une période au cours de laquelle la colonisation conquérante de la fin du XIXe siècle donne lieu au développement de colonisations de peuplement et d’exploitation. Le fait que Maugham soit moins idéologiquement impliqué, en tant qu’auteur et citoyen, dans la défense de l’Empire britannique, problématise d’emblée son rapport à la question idéologique, en particulier coloniale. Si une relative proximité thématique peut être construite autour de la peinture fictionnelle des Anglais dans leurs colonies asiatiques, des distinctions ayant trait à la fois à l’énonciation et au positionnement idéologique des deux auteurs seront donc à repérer

23 La Dutch East India Company fut fondée en 1602. Batavia, désormais connue sous le nom de Jakarta, joua dès 1620 le rôle de bureau central, in ANDAYA Barbara W., ANDAYA Leonard Y., A History of Malaysia, London : Macmillan, 1982, pp. 71-72. Le terme Malaya, souvent employé dans les nouvelles de Maugham, renvoie à l’empire qui, historiquement, comportait l’archipel malais, lui-même composé de la péninsule malaise, de l’île de Borneo – dont le nord constituait les états de Sabah et Sarawak – et des Dutch East Indies.

24 On emploie le terme « anglo-indien » pour désigner « les Anglais qui vivaient et travaillaient en Inde, d’abord comme colonisateurs « traditionnels » (planteurs, marchands…), puis comme administrateurs » in BANETH- NOUAILHETAS Émilienne, Le Roman anglo-indien : de Kipling à Paul Scott, Paris : Presses Universitaires de France, p. 13. Ce n’est qu’en 1912 que la signification du terme change et en vient à désigner les personnes métisses, issues d’une union entre Indiens et Britanniques, suite à une revendication portée par les Eurasiens.

Dans cette étude, le terme « anglo-indien » sera donc employé pour désigner les Anglais vivant en Inde tandis que l’on parlera d’Eurasiens ou de métis pour évoquer les personnes d’origine à la fois indienne et européenne.

25 Kipling écrit jusque dans les années 1930. Ses derniers textes correspondent donc à un moment où l’Empire britannique rencontre un certain nombre de difficultés alors que des revendications nationalistes émergent de plus en plus dans les colonies anglaises, notamment dès les années 1920 en Inde.

(23)

alors même que Kipling est de toute évidence plus volontiers associé à l’impérialisme que Maugham.

Il paraît pertinent de faire dialoguer ces écrivains dont les nouvelles dépeignent la crise que représente, historiquement parlant, la colonisation. Les premiers écrits de fiction coloniaux de Kipling et l’ensemble des nouvelles coloniales de Maugham mettent l’accent sur le mal-être physique et psychologique de personnages anglais dans des contextes coloniaux distincts. Les affinités repérées dans la représentation de la colonisation comme crise chez les deux auteurs suggèrent qu’il existe une sorte de récit de la condition coloniale qui transcende, d’une certaine façon, les contextes historiques même si l’idée de cette thèse est de favoriser les spécificités poétiques des nouvelles de chacun des auteurs. Mais l’objet principal de ce travail est surtout d’analyser les effets produits par le décalage qu’opère la nouvelle sur le rapport entre modernité et colonisation tel qu’il est pensé par les Postcolonial studies, et sur la forme moderne du roman. Les nouvelles coloniales de Kipling et de Maugham, par leur genre et leur dimension coloniale, se situent de manière doublement décalée par rapport au centre que représente le roman domestique

26

. Celles-ci, bien que datant respectivement de la fin du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres, recoupent aussi certaines problématiques auxquelles s’intéressent les études postcoloniales comme celles de la mondialisation et de la situation des nations dans le monde, du cosmopolitisme, de la fin de l’histoire.

La pensée postcoloniale, largement tributaire des penseurs anticolonialistes tels Frantz Fanon, vise entre autres à repérer les effets présents du colonialisme sur l’histoire et sur le monde et à analyser l’ambivalence du discours colonial :

Entendu de manière large comme la prise de contrôle des atouts économiques et géostratégiques d’un pays ou d’un peuple par un autre, l’exportation ou l’imposition d’une idéologie « exogène » voire l’occupation d’un pays par une armée étrangère à des fins de contrôle stratégique, le colonialisme demeure une dynamique

26 Le biographe de Katherine Mansfield, Antony Alpers, rappelle une conversation dans laquelle Mansfield éprouve un certain trouble à l’idée de dire qu’elle est écrivain mais qu’elle n’écrit « que » des nouvelles :

« “I am a writer”

“Do you write dramas?”

“No”. It sounded as if she were sorry she did not.

“Do you write tragedies, novels, romances?” I persisted, because she looked as if she could write these.

“No”, she said, and with still deeper distress; “only short stories, just short stories.”

Later on she told me she felt so wretched at that moment she would have given anything if she could have answered at least one “yes” to the “big” things » in ALPERS Antony, The Life of Katherine Mansfield, New York : Viking Press, 1980, p. 381. Cette conversation apparut à l’origine dans “Olgivanna”, “The Last Days of Katherine Mansfield”, Bookman (New York), LXXIV, mars 1931, pp. 6-13. Le terme « big » connote directement l’idée de domination culturelle associée au roman et aux autres genres littéraires que Mansfield ne pratique pas.

(24)

contemporaine active. Les écrivains, les critiques, les théoriciens qui se réclament du post-colonialisme ne se mettent donc pas en simple rapport avec un passé historique limité et circonscrit, mais postulent la présence du colonialisme dans le contemporain, et la nécessité de poursuivre l’analyse des discours coloniaux.

27

Le champ postcolonial cherche aussi à interroger les fondations sur lesquelles reposent les savoirs et les idéologies de la modernité européenne, entendue ici à la fois comme moment historique et comme concept philosophique et politique. Selon Robert Young, théoricien du postcolonial, il existe une collusion entre le savoir européen et l’histoire du colonialisme européen : « seemingly impartial, objective academic disciplines had in fact colluded with, and indeed been instrumental in, the production of actual forms of colonial subjugation and administration »

28

. Le projet de la critique postcoloniale s’avère donc multiple, à la fois théorique et pratique, et résolument politique :

[Postcolonialism consists in showing] the extent to which not only European history but also European culture and knowledge was part, and instrumental in, the practice of colonisation and its continuing aftermath. Second, identifying fully the means and causes of continuing international deprivation and exploitation, and analyzing their epistemological and psychological effects. Third, transforming those epistemologies into new forms of cultural and political production that operate outside the protocols of metropolitan traditions and enable successful resistance to, and transformation of, the degradation and material injustice to which disempowered peoples and societies remain subjected.

29

Les études postcoloniales cherchent en particulier, depuis la publication d’Orientalism d’Edward Said en 1978, et dans la lignée des travaux décisifs d’Homi Bhabha et de Gayatri Chakravorty Spivak dans les années 1990, à penser ensemble modernité et impérialisme en interrogeant la notion de discours

30

. Dans les années 1990, Said construisait un rapport d’interaction entre modernité et empire en évoquant « the centrality of imperialist thought in modern Western culture »

31

. Selon Said, à la fois poéticien et comparatiste, l’impérialisme moderne est constitutif de la culture occidentale telle qu’on la connaît aujourd’hui. Said voit dans le projet de la modernité coloniale l’origine et l’aboutissement d’un discours historique autour du savoir, auquel s’articule la notion de pouvoir, et s’appuie explicitement sur les

27 BANETH-NOUAILHETAS Émilienne, « Le post-colonialisme : histoire de langues », Hérodote 120, 2006/1, pp. 48-76, p. 49.

28 YOUNG J. C., Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture and Race; London ; New York : Routledge, 1995, pp. 159-160.

29 YOUNG Robert J. C., Postcolonialism: An Historical Introduction, Bodmin : MPG Books, 2001, p. 69.

30 Robert Young dit d’ailleurs de ces trois auteurs qu’ils forment : « the Holy Trinity of colonial-discourse analysis » in YOUNG Robert J. C., Colonial Desire, op. cit., p. 163.

31 SAID Edward, Culture and Imperialism, New York : Alfred A. Knopf, 1993, p.65.

(25)

travaux de Michel Foucault autour du rapport savoir/pouvoir. Said est le premier à présenter l’orientalisme comme un discours, et par là-même comme une pratique, de domination. Il met ainsi à nu le système de représentation mentale et symbolique de l’Orient par l’Occident – système qui contribua à l’élaboration du projet impérial moderne – et assimile l’ensemble des écrits orientalistes à une « formation discursive » au sens de Foucault

32

.

Dès les années 1980, Homi Bhabha réfléchissait à l’imbrication entre modernité et colonisation dans son essai « Difference, Discrimination and the Discourse of Colonialism » (1983), puis dans The Location of Culture (1992). À partir d’un travail mêlant histoire, psychanalyse lacanienne et littérature, il postula l’ambivalence du discours colonial dans la lignée des travaux de la critique Sara Suleri

33

, là où Said n’avait pas véritablement interrogé la teneur de ce type de discours :

In the colonial discourse, that space of the other is always occupied by an idée fixe:

despot, heathen, barbarian, chaos, violence. If these symbols are always the same, their ambivalent repetition makes them the signs of a much deeper crisis of authority that emerges in the lawless writing of the colonial sense.

34

Bhabha montre ainsi en quoi le discours colonial ne représente pas tant l’autre qu’il projette sa différence. Si l’autorité de ce discours est toujours posée, la nécessité de constamment la réaffirmer engendre un décentrement du discours autoritaire. C’est précisément parce que l’autorité en question fait l’objet d’une « hybridation » au contact d’autres cultures qu’elle se voit dissociée de son origine et de sa position de pouvoir. Le théoricien poursuivit ensuite sa réflexion dans les années 1990 en montrant comment une « modernité », mise en œuvre dans la pratique énonciative par un acte de performativité subjective, était susceptible de décentrer la « modernité » en tant qu’idéologie occidentale. Ce postulat sera particulièrement central pour l’étude que l’on se propose de mener ici.

Gayatri C. Spivak invoque aussi dans ses travaux la nécessité de déconstruire la souveraineté européenne et les fondements du savoir occidental et s’appuie dans cette optique sur les écrits de Jacques Derrida. Elle élabore un rapport entre la production du sujet humaniste et le colonialisme et indique comment cette collusion a conforté l’Europe dans son

32Foucault entend par « formation discursive » : « un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et dans l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative » in FOUCAULT Michel, L’Archéologie du savoir, Paris : Gallimard, 1969, p. 153.

33 Cf. SULERI Sara, The Rhetoric of English India, Chicago : University of Chicago Press, 1992.

34 BHABHA Homi K., The Location of Culture. 1994. London ; New York : Routledge, 2004, pp. 143-144.

(26)

statut de sujet souverain du monde. Dans son célèbre essai « Can the Subaltern Speak ? » (1988), Spivak s’interroge sur les effets de la violence coloniale, en particulier sur la manière dont elle a fait taire certaines voix marginales, « subalternes »

35

, notamment celles des femmes indiennes dans le cadre du colonialisme britannique.

Les travaux de Robert Young dans les années 1990 et 2000 mettent particulièrement en lumière le débat postcolonial autour du rapport modernité/colonisation

36

. Selon lui, il n’est pas question de séparer la pensée coloniale de son socle européen : « [the] question [is] rather of repositioning European systems of knowledge so as to demonstrate the long history of their operation as the effect of their colonial other »

37

. Young s’appuie ouvertement sur le propos de Fanon selon lequel l’Europe est une création du Tiers-Monde

38

. Il rappelle aussi que dans sa préface aux Damnés de la terre, Jean-Paul Sartre avait été le premier à mettre en évidence le rapport de corrélation entre l’humanisme européen et le colonialisme. Pour autant, là où les penseurs anticolonialistes se situaient explicitement sur le plan de la critique politique, l’historien de l’Inde moderne et contemporaine Jacques Pouchepadass signale que les études postcoloniales ont développé une critique « plus épistémique, une critique qui avait pour fondement la textualité du colonialisme »

39

. C’est précisément cette question de la textualité que l’on souhaite interroger.

Il est surprenant que malgré la théorisation postcoloniale de la colonialité comme envers de la modernité, ce rapport soit élaboré exclusivement sur la base du roman, forme moderne par excellence. Lorsque l’historien Patrick Brantlinger indique : « imperialist discourse, like actual expansion of the Empire, was continuous, informing all aspects of Victorian culture and society »

40

, il entend avant tout par « Victorian culture », « Victorian

35 Par l’emploi du terme subaltern, Spivak tend à se rattacher au courant subalterniste. Le terme est en effet employé dans le sens que lui donnent les Subaltern Studies : il concerne un individu dont la représentation sur l’espace public et la voix sont entravées par des pressions exercées par les classes hégémoniques, bien qu’il soit partie prenante de cet espace public. Selon l’historien marxiste Ranajit Guha, [the term is] « used in subaltern studies as a name for the general attribute of subordination in South Asian society whether this is expressed in terms of class, caste, age, gender and office or any other way » in GUHA Ranajit (ed.), Subaltern Studies:

Writings on South Asian History and Society. 1982. Delhi : Oxford University Press, 1998, p. vii.

36 C’est aussi le propos d’Achille Mbembe qui dit de la pensée postcoloniale qu’elle « met à nu […] la violence inhérente à une idée particulière de la raison ». Mbembe entend ici par « idée particulière » la conception de la raison héritée des Lumières. Cf. « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Entretien avec Achille Mbembe, Esprit 330, décembre 2006, pp. 117-133. URL : http://www.eurozine.com/articles.2008-01-09-mbembe-fr.html.

Dernière consultation le 3 février 2011.

37 YOUNG Robert J. C., White Mythologies: Writing History and the West. 1990. London ; New York : Routledge, 2004, p. 158.

38 Cf. FANON Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952.

39 NAUDET Jules, « La portée contestataire des études postcoloniales. Entretien avec Jacques Pouchepadass », La Vie des idées, 16 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-portee- contestataire-des-études.html. Dernière consultation le 19/08/2012.

40 BRANTLINGER Patrick, Rule of Darkness, op. cit., p. x.

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literature » – comme le suggère le titre même de son ouvrage, Rule of Darkness: British Literature and Imperialism 1830-1914 – mais encore plus spécifiquement, « Victorian novel ». Dans l’introduction à son ouvrage, Brantlinger s’insurge en effet contre l’idée courante selon laquelle l’impérialisme était absent des romans victoriens. C’est bien de ce genre littéraire dont il est question dans tout l’ouvrage, à l’exception du moment qu’il consacre à Conrad, auteur auquel on reviendra car les novellas de l’auteur posent certainement problème par leur statut intermédiaire entre le roman et la nouvelle.

Dans plusieurs de ses travaux, Said évoque aussi longuement la manière dont les œuvres victoriennes du canon anglais sont informées par la pensée impérialiste et mentionne avant tout le genre du roman. Le chapitre 2 de Culture and Imperialism, intitulé

« Consolidated Vision », s’ouvre sur l’idée qu’il existe de nombreuses références à l’empire dans le roman anglais. Said y rappelle par exemple que les personnages de Dickens entretiennent des liens avec l’Empire britannique. Ainsi, lorsque Said lance son célèbre appel :

We must therefore read the great canonical texts, and perhaps also the entire archive of modern and pre-modern European and American culture, with an effort to draw out, extend, give emphasis and voice to what is silent or marginally present or ideologically represented […] in such works

41

il est entendu qu’il fait référence au socle romanesque de la culture anglophone. Le Kipling qu’il invite d’ailleurs à relire est surtout l’auteur de Kim, et non l’auteur de nouvelles. Said entend, comme Brantlinger, le terme « culture » dans un sens restreint et tend à l’assimiler à

« literature ». Il met surtout en évidence le trio « modernité/impérialisme/roman » lorsqu’il déclare que le roman, en tant qu’artefact de la société bourgeoise – et donc produit de la modernité – est impensable sans l’impérialisme :

Of all the major literary forms, the novel is the most recent, its emergence the most datable, its occurrence the most Western, its normative pattern of social authority the most structured; imperialism and the novel fortified each other to such a degree that it is impossible […] to read one without in some way dealing with the other.

42

On posera donc l’hypothèse, à partir de la lecture des nouvelles de Kipling et de Maugham, que ce genre littéraire, historiquement et culturellement associé à la modernité,

41 SAID Edward, Culture and Imperialism, op. cit., p. 66.

42 Ibid., p. 71.

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opère une prise critique sur le rapport entre colonisation et modernité, mais aussi sur le roman. C’est ici que l’on pourra retrouver l’une des conceptions de la modernité évoquée en amont. En s’inscrivant dans le sillage de Baudelaire, le poéticien Henri Meschonnic propose en 1988 sa propre conceptualisation de la modernité en la présentant comme transhistoricité :

« La modernité est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens »

43

. Pour Meschonnic, ce qui fait la modernité d’une œuvre, c’est sa capacité à générer du sens dans sa confrontation renouvelée au temps, à l’histoire, à la langue, lorsqu’elle est mise en œuvre par un sujet. La modernité selon Meschonnic implique un rapport au monde constamment réactualisé, redéfini ; elle est donc propice à produire un rapport de tension critique au monde : « La modernité telle que je l’entends […] est une trans-historicité, un indicateur de subjectivité »

44

. En ce sens, la modernité s’apparente à une zone de friction d’où peuvent émerger de nouveaux sens et est à rapprocher de l’idée de crise

45

. Il ne s’agira pas pour nous de vérifier si les nouvelles de Kipling et de Maugham peuvent être qualifiées de « modernes » au sens de Meschonnic mais davantage de voir s’il existe une force transformatrice de ces textes susceptibles d’actualiser ou de déplacer les discours passés, les catégories qui nous permettent de concevoir et de comprendre l’histoire et le monde. En somme, on tâchera d’analyser ce que ces nouvelles, par leur dimension décentrée, font aux concepts de « littérature » et de

« culture », et à celui de « nouvelle » en particulier

46

.

Ceci nous amène donc à réfléchir à deux questions : celle du rapport entre nation et littérature d’une part, et celle du rapport entre poétique et politique par l’entremise d’une réflexion sur les genres littéraires, d’autre part. Alors que le poème « If », en tant que poème préféré des Anglais, appartient au patrimoine littéraire, culturel et national de la Grande- Bretagne, le lien spécifique entre nation et littérature est largement évoqué par le comparatiste américain Timothy Brennan : « Nations, then, are imaginary constructs that depend for their existence on an apparatus of cultural fictions in which imaginative literature plays a decisive

43 MESCHONNIC Henri; Modernité modernité, Lagrasse : Verdier, p. 9.

44 Ibid., p. 227.

45 Ibid., p. 36 : « La crise est la condition du sens en train de se faire, subjectivement, collectivement. Quand il est arrêté, c’est un énoncé révolu ».

46 Ceci revient à soulever la question du rapport entre « art, language et effectivité critique » qu’évoque Claire Joubert dans un article sur F. R. Leavis. Elle ajoute : « [rapport] entre ce que dit et fait une œuvre, et ce qu’elle fait à la société qui la lit. Entre sa valeur intrinsèque, offerte à l’évaluation critique, et sa valeur pour, qui s’offre elle à, disons, la « postérité » ; lancée dans l’histoire de son effet culturel, sa « modernité » au sens de Woolf » in JOUBERT Claire, « L’anglais de F. R Leavis et l’acritique littéraire », in BANETH-NOUAILHETAS Émilienne, La Critique, le critique, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2005.

(29)

role »

47

. Brennan indique également que l’émergence d’un nationalisme européen alla de pair avec celle du roman

48

, genre selon lui propice à englober la dimension plurielle de la nation :

« [the] novel historically accompanied the rise of nations by objectifying the “one, yet many”

of national life, and by mimicking the structure of the nation, a clearly bordered jumble of languages and styles »

49

. La littérature est loin d’être déconnectée de la nation d’où elle émerge dès lors qu’elle contribue simplement à en produire l’histoire

50

. L’étude du poème

« If » permet de réfléchir à ce que d’autres genres peuvent « faire » au concept de nation.

Alors qu’ « If » est le lieu d’un discours en définitive stable, on peut imaginer qu’un poème, par sa forme et par une pratique singulière du rythme qui le rattache à la nouvelle

51

, peut produire un trouble dans les discours idéologiques. Dès lors qu’elle intègre en son sein d’autres discours – le poème et l’épigraphe chez Kipling, par exemple – ou qu’elle menace de basculer dans d’autres catégories telles l’anecdote ou la simple histoire dans le cas de Maugham, la nouvelle coloniale telle qu’elle est pratiquée par ces deux auteurs joue avec les limites du genre. Ne fragilise-t-elle pas ainsi la possibilité même du récit, et par extension, celle du récit de la nation britannique ? Il sera question de voir ici si la nouvelle coloniale, par sa forme, peut se prévaloir d’une capacité de déstabilisation idéologique spécifique.

Les nouvelles coloniales de Kipling et Maugham, par ce qu’elles représentent dans leurs diégèses et effectuent sur leurs plans d’énonciation respectifs, semblent dire, occasionnellement, l’ambivalence d’une modernité qui serait à la fois désir de maîtrise du monde grâce au déploiement de stratégies taxonomiques de classification dans le cadre de la colonisation, mais aussi impossibilité de ce projet, du fait de la dimension nécessairement processuelle et non stabilisée de ce dernier. Or c’est précisément parce que le discours diégétique et la narration dans les nouvelles du corpus paraissent déstabiliser les certitudes modernes, en interrogeant par exemple le progrès et la civilisation censés avoir été apportés par la colonisation aux sujets colonisés, que l’approche postcoloniale paraît porteuse. Il s’agit donc de repérer aussi ce que la nouvelle peut apporter au travail postcolonial.

47 BRENNAN Timothy, « The National Longing for Form » in BHABHA Homi K. (ed.), Nation and Narration.

1990. New York : Routledge, 2007, p. 49.

48 Ibid., p. 49 : « And the rise of European nationalism coincides especially with one form of literature – the novel ».

49 Ibid., p. 49.

50 C’est aussi ce que suggère Edward Said : « Novels participate in, are part of, contribute to an extremely slow, infinitesimal politics that clarifies, reinforces, perhaps even occasionally advances perceptions and attitudes about England and the world » in SAID Edward, Culture and Imperialism, op. cit., p. 75.

51 TIBI Pierre, « la nouvelle semble être le lieu et l’enjeu d’une rivalité entre le poétique et le narratif » in « La nouvelle : essai de définition d'un genre », Cahiers de l'Université de Perpignan, no. 4, été 1988, p. 12. Cf.

également GERLACH John, Towards the End: Closure and Structure in the American Short Story, Alabama : The University of Alabama Press, 1985, p. 7 : « The short story blends the brevity and intensity of the lyric poem with the narrative traits (plot, character and theme) of the novel ».

(30)

Dans un essai intitulé The Lonely Voice, le nouvelliste et théoricien de la nouvelle Frank O’Connor propose une distinction intéressante entre nouvelle et roman : « The novel can still adhere to the classical concept of civilized society, of man as an animal who lives in a community […] but the short story remains by its very nature remote from the community »

52

. Cette théorisation de la nouvelle comme lieu solitaire, retiré, s’articule bien à l’hypothèse de cette thèse. Il s’agirait ici de voir en la nouvelle un genre propice à une déstabilisation postcoloniale de concepts modernes tels que la nation. Il est donc possible de repenser la notion de modernité autrement que dans le sens que lui attribuent les Postcolonial studies. Celle-ci peut en effet se penser en relation au littéraire, comme artisticité, comme force de subversion idéologique et instrument de mise en crise des épistémies, mais aussi comme un lieu qui engage un rapport au monde constamment redéfini.

L’intégration spécifique des nouvelles de Maugham à ce travail permet de proposer un comparatisme entre deux écrivains problématiques, l’un néanmoins considéré comme étant plus marginal que l’autre. Le cas de Maugham est d’autant plus intéressant que l’auteur est à la fois partout et nulle part : il est en effet présent dans bon nombre d’anthologies anglaises de la nouvelle tandis qu’il n’apparaît pas dans le canon de la littérature britannique aujourd’hui

53

. Alors que la nouvelle opère un premier décalage par rapport au roman et à l’histoire de la nation qui en découle, on étudiera le décalage supplémentaire que produira l’étude des nouvelles de Maugham, ancrées dans la culture populaire, face à la nouvelle. Il sera ainsi nécessaire de négocier le paradoxe qui lie dans le cas de Kipling, mais surtout de Maugham, popularité, majorité et minorité. En effet, si la nouvelle au XIXe siècle explose, notamment grâce au déploiement de nouvelles formes de circulation de la fiction, en particulier du magazine, Kipling et Maugham – aussi lus soient-ils – restent en marge de ce qui fait littérature, aux yeux de la critique littéraire, à leur époque comme aujourd’hui, en partie à cause de la question du rapport entre littérature et idéologie.

Les nouvelles des deux auteurs entretiennent un lien avec des phénomènes liés à la modernité historique et philosophique tels que la montée des idéologies, la poussée du capitalisme et du libéralisme, à travers leur évocation de l’émergence de l’individu par rapport

52 O’CONNOR Frank, The Lonely Voice: A Study of the Short Story. 1963. Hoboken : Melville House Publishing, 2004, p. 20.

53 Comme le note la théoricienne du genre de la nouvelle, Clare Hanson : « Perhaps no story-teller […] has been so reviled as Somerset Maugham. Yet he remains obstinately there, incapable of being dismissed by anyone interested in the forms and distinctions of the short story. […] He is one of the most widely read of all English writers » in HANSON Clare, Short Stories and Short Fictions, 1880-1980, New York : St Martin’s Press, 1985, p. 49.

(31)

à d’autres formes de communauté – famille, société anglo-indienne, etc. – ce qui amène à s’interroger sur l’interaction entre ces textes et l’idéologie. La mise à mal des héros britanniques dans un contexte colonial a pu être interprétée, dans le cas de Kipling, comme la preuve du positionnement idéologique d’un auteur désireux de faire valoir le courage à toute épreuve des Anglais. Mais il est possible de voir dans cette peinture du fait colonial tout à fait autre chose. C’est donc précisément par un retour aux textes, pour repenser leur ancrage idéologique, que l’on cherchera à construire des affinités, mais aussi des singularités, entre les poétiques coloniales de Kipling et de Maugham. Ce corpus bicéphale et mixte, du fait de la tension entre (high) literature et popular culture, mérite d’être étudié par le filtre postcolonial afin d’évaluer les spécificités d’effets entre un texte reconnu comme littéraire par la critique, bien qu’il ne soit pas canonique pour autant, et un texte perçu davantage comme un objet culturel. La comparaison entre ces deux auteurs vise, dans ce cadre, à complexifier la notion de « littérature coloniale » qui, trop souvent, est considérée comme univoque.

Les deux auteurs écrivent à des moments de crise effectifs, ou consécutifs à des crises, mais ils écrivent aussi, et surtout, sur les changements qui affectent et affolent le monde à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle. Le moment d’émergence du genre de la nouvelle en Angleterre correspond aussi à ce moment historique moderne. Le genre de la nouvelle se développe dans plusieurs pays d’Europe durant la seconde moitié du XIXe siècle, dans ce contexte de modernité politico-historique. Les praticiens du genre y sont notamment Guy de Maupassant pour la France, Nikolai Gogol et Anton Tchekhov pour la Russie, pour n’en citer que quelques uns. En revanche, le monde anglo-saxon est le lieu d’une théorisation et d’une pratique simultanée de la nouvelle à cette époque.

L’auteur américain Edgar Allan Poe propose une théorie du genre qui reste d’actualité aujourd’hui. L’auteur définit par short story, terme qui ne renvoie d’ailleurs pas à la même réalité historique que la « nouvelle » française ou que la Novelle allemande du XIXe siècle, un récit dont la chute constitue l’élément principal, et donc, tout ce vers quoi la nouvelle doit converger. Dans sa relecture des Twice-Told Tales de Nathaniel Hawthorne, il indique :

If wise, [the writer of short-stories] has not fashioned his thoughts to accommodate his

incidents; but having conceived, with deliberate care, a certain unique or single effect

to be wrought out, he then invents such incidents – he then combines such events as

may best aid him in establishing the preconceived effect […]. In the whole

(32)

composition there should be no word written, of which the tendency, direct or indirect, is not to the one preestablished design.

54

Il est particulièrement intéressant que cette première théorisation de la nouvelle émane des États-Unis, soit ce qui s’avère être au XIXe siècle une (post)colonie britannique. Parmi les grands théoriciens et praticiens de la nouvelle de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dénombre-t-on les piliers Henry James, Katherine Mansfield, James Joyce et Samuel Beckett, autant de figures qui écrivirent depuis les marges coloniales de l’Angleterre et furent associées au modernisme. Kipling et Maugham écrivent aussi depuis certaines marges : celle de ce qui est entendu par littérature à leurs époques respectives, mais aussi d’autres. On rappellera que Kipling passa les six premières années de sa vie en Inde avant d’être envoyé en Angleterre pour y être éduqué et d’y retourner à l’âge de 17 ans. Il éprouva par la suite un sentiment d’exil constant face à l’Angleterre, comme le montre l’extrait d’une lettre qu’il envoya à son ami Charles Eliot Norton : « We discovered England, which we had never done before and went to live in it. England is a wonderful land. It is the most marvellous of all foreign countries that I have ever been in »

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. Si l’on ne peut parler d’exil géographique au sujet de Maugham, l’ex-centricité qui le caractérise tient, d’une part, à sa formation de médecin et à la pluralité des métiers qu’il exerça en marge de l’écriture, dont celui d’agent secret durant la Première Guerre Mondiale ; d’autre part, à son orientation sexuelle qu’il eut à cœur, selon le critique Philip Holden, de réprimer constamment en mettant en scène dans ses écrits une figure auctoriale résolument hétérosexuelle

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. Ces indications biographiques feront l’objet d’un traitement plus long au cours de la thèse. Il semble que le genre de la nouvelle entretienne un rapport singulier à la notion d’exil et à la modernité que l’on pourra très certainement articuler au modernisme, mouvement aujourd’hui perçu comme majeur, et pourtant construit autour de figures d’exilés.

54 POE Edgar Allan, « Review of Twice-Told Tales », in The Works of Edgar Allan Poe, London : John Camden Hotten, 1872, pp. 636-637. Poe opère une première brèche dans la modernité qui passe par la nouvelle, ou plutôt par le tale – forme qui mènera d’ailleurs à celle-ci.

55 Citation tirée de l’ouvrage de Philip Mason, Kipling: The Glass, the Shadow and the Fire, London : Jonathan Cape, 1975, p. 128.

56 Cf HOLDEN Philip, Orienting Masculinity, Orienting Nation: W. Somerset Maugham’s Exotic Fiction, London ; Westport, Connecticut : Greenwood Press, 1996, p. 23 : « [Maugham’s] writing is coded as similar to heterosexual manliness, requiring control and the fixing of meaning; on the other, it is linked to the semiotic dissidence of homosexuality ». Il sera d’ailleurs nécessaire de voir en quoi les instances d’ambiguïté, les fissures narratives dans les écrits de Maugham apparaissent au sein de constructions raciales, mais aussi genrées, dans les écrits concernés.

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