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Chapitre I. Des textes pris dans l’Histoire

III. Popularité des écrits de Kipling et de Maugham

2. Maugham, un auteur middlebrow

Tout comme Kipling, Maugham ne met pas en scène les grands de ce monde. Au contraire, ses nouvelles font la part belle aux petits colons, aux planteurs, venus s’établir en Asie afin de faire fortune tel le héros de « Flotsam and Jetsam » (1940) : « Norman Grange was a rubber-planter » (MFET, 135) indique la voix narrative dans l’incipit. L’évocation de l’origine de l’héroïne dans cette même nouvelle donne une indication claire sur le milieu dont sont généralement issus les protagonistes : « I’d been on the stage a good many years and I was fed up with playing small parts; the agents told me a fellow called Victor Palace was taking a company out East. His wife was playing lead, but I could play seconds. They’d got

209 Une poétique construite autour du mouvement de la machine se développe dans les récits plus tardifs de Kipling dans lesquels on note une véritable fascination de l’auteur pour les moteurs et autres engins techniques.

Dans « The Ship that Found Herself » (1898), les différentes parties d’un navire s’expriment et opèrent en des voix et lieux distincts avant de finalement œuvrer collectivement et uniformément à l’avancée du bateau.

half a dozen plays, comedies, you know, and farces » (MFET, 142). Les protagonistes sont, à l’image de Vesta, issus de la classe populaire ou des nouvelles classes moyennes dont l’Angleterre perçoit, dès le XIXe siècle, le développement fulgurant. Maugham lui-même indique au sujet des planteurs qu’il rencontre au cours de ses voyages : « The greater number of them are rough and common men of something below the middle class, and they speak English with a vile accent, or broad Scotch » (WN, 225-226). D’ailleurs, aux yeux des Anglais, la Malaisie était déclassée par rapport aux autres territoires de l’Empire britannique, qualifiée par exemple de « first-rate place for second-rate people »210.

Maugham est qualifié d’auteur populaire au moment même où la critique littéraire s’intéresse avec plus ou moins de conviction aux écrits de Bloomsbury. La popularité de Maugham est construite de manière similaire à celle de Kipling. Laurence Brander voit ainsi en Maugham : « a born storyteller, a keen judge of character, an able technician, and a shrewd observer of life with ample native sensibility »211. Les attributs de « technicien », d’ « observateur de la nature humaine », de « conteur » rappellent les jugements critiques des premiers lecteurs de Kipling. Maugham n’a été reconnu par la profession que de manière discontinue ; seules les voix de quelques grands auteurs se sont élevées, ici et là, pour louer son œuvre. Il suscite ainsi l’admiration d’auteurs reconnus dont George Orwell212 et Anthony Burgess213. La double popularité de Maugham, au sens où ce dernier avait la faveur du grand public et où il n’écrivait pas pour l’aristocratie britannique, l’a certainement privé de la faveur des critiques. À cette popularité s’ajoute le fait que Maugham, comme un grand nombre d’écrivains durant les années d’entre-deux-guerres, publiait ses nouvelles initialement sous la forme d’épisodes sériels dans des magazines populaires anglais et américains tels Argosy, Hearst’s International, Cosmopolitan, etc. Nombre des détracteurs de Maugham ont ainsi vu en lui, au vu du nombre important de ses publications, un simple auteur commercial : « a second-rater who wrote with his eyes on the charts »214. Cette citation met en évidence le rapport que de nombreux critiques établissent entre popularité et qualité littéraire médiocre.

Du reste, Maugham ne faisait pas mystère de son activité alimentaire et écrivait dans le but

210 Citation de Noel Coward, repérée dans CUNYNGHAM-BROWN Sjovald, Crowded Hour, London : J.

Murray, 1975, p. 72.

211 BRANDER Laurence, Somerset Maugham: A Guide, London : Oliver & Boyd, 1963, p. 188.

212 RAYMOND Williams, George Orwell, New York : Columbia University Press, 1971, p. 43 : « The modern writer who has influenced me most is Somerset Maugham, whom I admire immensely for his power of telling a story straightforwardly and without frills ».

213 Richard H. Costa ajoute à ceux-ci Dreiser, Woolf, Perelman, Chandler, Isherwood et Garcia Marquez. Cf.

COSTA Richard H., An Appointment with Somerset Maugham & Other Literary Encounters, College Station : Texas A&M University Press, 1994.

214 LOSS Archie K., W. Somerset Maugham, op. cit., p. 110.

d’être reconnu215. L’auteur ne se faisait pas non plus d’illusions sur la réception qui lui était réservée, indiquant à une occasion : « I know just where I stand: in the very front row of the second-raters»216.

Si Edmund Wilson ne voit en lui qu’un auteur « bas-de-gamme »217, d’autres critiques font preuve de davantage de mansuétude à son égard. Néanmoins, les qualités repérées dans les écrits de Maugham laissent entrevoir la manière dont l’auteur est mis en opposition, par les critiques, avec les « grands auteurs » de l’époque. La qualité souvent attribuée à Maugham est celle de sa grande « lisibilité ». H. E. Bates, dans un article fustigeant le cynisme de Maugham, reconnaît à ce dernier la simplicité de son écriture : Maugham est : « easily available, pleasantly readable »218.

Maugham fut rapidement assimilé par la critique à la catégorie middlebrow et ainsi davantage conforté dans son statut d’auteur populaire, en l’occurrence, d’auteur marginal. Si l’on en croit Virginia Woolf, l’auteur qui déclare « I wanted money and I wanted fame »219 est bien middlebrow :

Middlebrows are the go-between; they are the busybodies who run from one to the other with their tittle tattle and make all the mischief – the middlebrows, I repeat. But what, you may ask, is a middlebrow? And that, to tell the truth, is no easy question to answer. They are neither one thing nor the other. They are not highbrows, whose brows are high; nor lowbrows, whose brows are low. […] The middlebrow is the man, or woman, of middlebred intelligence who ambles and saunters now on this side of the hedge, now on that, in pursuit of no single object, neither art itself or life itself, but both mixed indistinguishably, and rather nastily, with money, fame, power, or prestige.220

Le numéro du magazine Punch datant du 23 décembre 1925 proposa avant Woolf une définition humoristique du terme : « The B.B.C. claim to have discovered a new type, the

“middlebrow”. It consists of people who are hoping that some day they will get used to the

215 Conrad également admettait écrire pour l’argent mais la critique ne semble pas lui en avoir tenu rigueur. Il indiquait ainsi à un ami en 1896 : « Only literature remains to me as a means of existence », cité dans SCHWARZ Daniel R., Rereading Conrad, Columbia, Miss. : University of Missouri Press, 2001, p. 122.

216 Laurence Brander cite l’écrivain dans son ouvrage Somerset Maugham: A Guide, op. cit., pp. 190-191.

217 WILSON Edmund, « Somerset Maugham as an Antidote » (juin 1946) in CURTIS Anthony et WHITEHEAD John (eds), W. Somerset Maugham: The Critical Heritage, op. cit., p. 364 : « I have never been able to convince myself that he was anything but second-rate ».

218 BATES H. E., « The Modern Short Story » (1941), ibid., p. 423.

219 Citation lue dans un article anonyme intitulé « Maugham at 80 » (1954), ibid., p. 434.

220 WOOLF Virginia, « The Middlebrow », The Death of the Moth and Other Essays, London : The Hogarth Press, 1942, p. 115.

stuff they ought to like »221. Le terme middlebrow ne se définit pas aisément. S’agit-il d’un adjectif visant à qualifier une personne, un type, un genre littéraire, une culture ou tout cela à la fois ? Le terme, en l’occurrence, est souvent utilisé pour qualifier un état d’esprit et une culture : le middlebrow semble ainsi entretenir un rapport direct avec les notions de middleclass ou de « petit-bourgeois ».

Les critiques des années 1960 déplorent la propension de Maugham à être « hopelessly middlebrow »222. Maugham est également cantonné au middlebrow par la critique parce que ses œuvres étaient censées être lues par un public middlebrow223. D’ailleurs, le fait même que les protagonistes de ses nouvelles lisent de la littérature dite middlebrow justifie, aux yeux des critiques, le confinement de l’auteur au genre. Alors que les nouvelles de Maugham furent très souvent publiées dans le magazine Cosmopolitan224, elles furent associées à un public bourgeois, de classe moyenne, pas essentiellement féminin225 pour autant. L’étiquette middlebrow concerne donc tant les œuvres de l’auteur et l’origine sociale de ce dernier que les objets textuels qu’il représente dans ses écrits, le public qui le lit ou encore les supports dans lequel il est publié. Le qualificatif de middlebrow permet d’harmoniser tout l’espace paralittéraire associé à l’auteur et de produire un amalgame homogénéisant ayant pour effet d’assigner Maugham à cette même catégorie.

Encore récemment, la critique Nicola Humble associait Maugham à Hugh Walpole, John Galsworthy et Compton Mackenzie qu’elle qualifiait tous trois de middlebrow226. Aujourd’hui, Humble considère qu’il n’existe pas de littérature middlebrow mais que le terme nécessite d’être constamment redéfini, comme elle l’indique dans une interview datant de 2011 : « for me the middlebrow is entirely about class. It is not a fixed designation, there is no such thing as “middlebrow literature”. It is a category into which texts move at certain moments in their social history »227. Si l’objet de cette thèse est de revenir aux textes et de

221 Punch, 23 décembre 1925. Définition trouvée sur le site internet http://www.middlebrow-network.com.

Dernière consultation le 13/10/2010.

222 MEYERS Jeffrey, Somerset Maugham: A Life, New York : A. Knopf, 2004, p. 293.

223 SEYMOUR-SMITH Martin, Guide to Modern World Literature. London : Wolfe, 1973, p. 225 : « he appealed to a middlebrow public ». Cf. aussi Who’s Who in Twentieth-Century Literature, London : Weidenfeld

& Nicolson, 1976, p. 233 : « he was read and enjoyed by a middlebrow audience ».

224 La collaboration de Maugham avec d’autres revues telles que Argosy, Asia, Britannia and Eve, and the Avon Modern Short Story Monthly, fut particulièrement importante entre 1925 et 1946.

225 Dans une chanson d’Alain Souchon intitulée « Somerset Maugham » (1981), l’interprète fait rimer

« Somerset Maugham » avec « nouvelles pour dames ». Maugham a parfois été associé au genre du mélodrame, ce qui pourrait expliquer le lien plus tardif établi entre son écriture et un lectorat féminin.

226 HUMBLE Nicola, The Feminine Middlebrow Novel, 1920s to 1950s: Class, Domesticity, and Bohemianism, Oxford ; New York : Oxford University Press, 2001.

227 D’HOKER Elke, « Theorising the Middlebrow. An Interview with Nicola Humble », in Interférences littéraires/ Literaire interferenties, no. 7, novembre 2011, pp. 259-265. URL :

voir ce qu’ils peuvent dire du rapport au monde moderne et à l’empire, il s’agit, dans le cas de Maugham, d’analyser ce que middlebrow veut dire et ce que les nouvelles de Maugham, par le déplacement qu’elles opèrent par rapport à la littérature institutionnalisée, font aux catégories « nouvelle », « écriture coloniale », « modernité » et au middlebrow lui-même.

L’écriture de Maugham se caractérise par une certaine platitude formelle ; peu riche en effets stylistiques et rhétoriques, elle n’est néanmoins pas à disqualifier, ne serait-ce que parce qu’elle met en œuvre, par la représentation de colons européens dans les colonies, un certain rapport au monde. Dans « The Outstation » (1924), deux manières d’appréhender le monde sont justement présentées. L’une, celle d’un personnage nommé Warburton, consiste à lire le Times de manière absolument chronologique, malgré les six semaines qui séparent l’actualité de la métropole et la réception du journal dans les colonies : « Every Monday morning he read the Monday Times of six weeks back, and so went through the week […] And it was his pride that no matter how exciting the news was he had never yielded to the temptation of opening a paper before its allotted time » (MFET, 71). Là où Warburton refuse de voir sa chronologie des événements perturbée par un potentiel retour de l’actualité de la métropole dans son environnement colonial, son partenaire, Cooper, manifeste un rapport au monde et à l’actualité différent. Ce dernier brise la routine de Warburton en défaisant un jour l’emballage de l’édition la plus récente du journal pour lire un article concernant un fait divers londonien :

« I wanted to read all about the Wolverhampton murder, and so I borrowed your Times » (MFET, 70). Ce rapport particulier à l’actualité, opéré par le fait divers, paraît vulgaire aux yeux de Warburton : « that clumsy fool had broken open those neat tight packages because he wanted to know whether some horrid woman had murdered her odious husband » (MFET, 72), indique la voix narrative ayant pris pour centre focal Warburton. Si le rapport de Cooper au monde, mis en œuvre par une prise par le fait divers, paraît peu noble à Warburton, le rapport particulier de ce dernier au monde est singulier. « The Outstation » ne fait pas que montrer deux modes d’appréhension du monde et de la modernité ; la comparaison entre les attitudes opposées des deux colons invite à réfléchir aux implications que suppose une prise sur le monde opérée par un biais mineur, celui de l’anecdote ou du fait divers. Prise à laquelle s’oppose celle opérée sur un mode censé être plus « noble », et néanmoins déconnecté d’une forme d’actualité, de « présence présente » au monde. La nouvelle de Maugham ne dit-elle pas précisément la substitution de l’actualité à l’histoire ? Alors que dire bonjour chaque jour

http://documents.scribd.com.s3.amazonaws.com /docs/1dq9agetkw1ch42v.pdf?t=1326660772. Dernière consultation le 20/06/2012.

de sa vie relève d’une énonciation inédite selon Émile Benveniste, car elle est chaque jour renouvelée et investie de subjectivité, ce travail comparatiste vise à étudier la prise que permettent le mineur, l’anecdotique et le fait divers, sur le monde et l’histoire. C’est en cela que la question du genre de la nouvelle est fondamentale et fera l’objet d’un traitement plus spécifique dans les prochains chapitres.

La popularité des deux auteurs est effective au sens où leurs écrits furent lus par un large public et où ils mettent en scène des héros du peuple. Mais on peut se demander si la qualification récente de ces œuvres comme « populaires » n’a pas fini par faire de ces écrits des œuvres populaires. Que contient de « populaire » une œuvre pour pouvoir être catégorisée comme telle ? Ceci revient à s’interroger sur la question de la valeur. Existe-il une ou des valeurs intrinsèques au littéraire, au « populaire », au « colonial », permettant de justifier les appellations proposées par la critique ? Si les œuvres des deux auteurs ne sont pas

« naturellement » impérialistes, exotiques, elles le deviennent, en partie bien sûr, par le jugement critique de leurs lecteurs. La critique, la lecture, l’écriture ne sauraient évidemment être séparées de leur contexte de production. Toutes trois s’inscrivent dans une époque, un mouvement de pensée, une idéologie donnée.

En plus d’être conditionnée par le moment historique de sa production, la critique propose des modes de lecture, voire des modes d’emploi de lecture, des œuvres qu’elle examine. C’est ainsi qu’aujourd’hui, certains critiques et certaines institutions invitent à lire les récits de Kipling et de Maugham comme des œuvres de second ordre. Dans le cadre de l’hypothèse autour de la prise atypique que permet la nouvelle sur le rapport colonisation/modernité, on traitera dans le prochain chapitre du genre de la nouvelle et de son lien avec le canon. Les nouvelles coloniales de Kipling et de Maugham sont-elles décanonisées parce qu’elles sont coloniales et/ou parce qu’en tant que nouvelles, elles entretiennent des liens avec des traditions et des genres populaires qui s’opposent au roman ?