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Sur la manière dont saint Augustin schématise son expérience

CHAPITRE 3 – LA LECTURE DES ÉPÎTRES DE SAINT PAUL ET LA RECONNAISSANCE DE LA MÉDIATION NÉCESSAIRE DU

3. Sur la manière dont saint Augustin schématise son expérience

Augustin termine le livre VII des Confessions par une distinction entre la vision de la patrie et de la voie qui y mène : « Autre chose est de voir d'un sommet boisé la patrie de la paix, de ne pas découvrir la route qui y mène, de s'évertuer en vain dans des régions impraticables, au milieu des assauts et des embuscades que dressent les déserteurs fugitifs avec leur chef, lion et dragon ; autre chose de tenir la voie qui y conduit, sous la protection vigilante du Prince céleste, à l'abri des brigandages de ceux qui ont déserté la milice céleste ; car ils l'évitent comme le supplice. »231 Il oppose ainsi ceux qui ont vu la patrie de loin, mais sans découvrir comment s'y rendre à ceux qui ont reconnu le Christ comme le médiateur et qui peuvent sous sa protection s'avancer dans la voie qui mène à la patrie. On peut remarquer qu'Augustin souligne l'insécurité des premiers qu'il présente comme plus susceptibles d'être tentés par le mal alors qu'il dit qu'ils peuvent être entraînés par le diable ou les mauvais anges et les hommes qui sont attachés à la cité terrestre, c'est-à-dire ceux qui ont préféré l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu. Les hommes qui suivent la voie

ouverte par le Christ, bien qu'ils ne soient pas encore arrivés à la patrie, sont moins en péril, semble-t-il, car reconnaître le Christ, c'est déjà se protéger des assaut du diable qui fuit, nous dit Augustin, tout ce qui est lié au Christ. La « milice céleste » dont parle Augustin désigne donc ceux qui se sont convertis à Dieu et la marche vers la patrie est présentée comme un chemin sur lequel il faut être vigilant alors qu'il s'agit de rester toujours fidèle et de résister aux tentations du monde. Augustin reconnaît que les philosophes sont parvenus à une véritable vision de la lumière divine, quoique dans une certaine mesure seulement, ils ont vu la patrie « de loin » dit Augustin, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas reconnu le fait qu'ils avaient à se tourner vers Dieu et à avancer vers lui en assumant leur condition mortelle et pécheresse. Augustin parle de « voies impratiquables » car il a bien mis en évidence le fait que refuser de se recentrer sur soi en se recentrant sur Dieu, c'est se condamner à une vie où l'homme se condamne à la misère car il est incapable de se donner à lui-même son propre bonheur. Incapable de se suffire à lui-même, l'homme a tendance à se tourner vers les biens matériels et à s'y asservir comme nous l'avons vu. Il semble alors qu'il ne sert à rien d'avoir vu la patrie sans être capable de reconnaître la voie qui y mène et de s'efforcer d'y marcher. On peut remarquer ici qu'entrer dans la voie en se convertissant au Christ marque une étape importante pour saint Augustin même s' il expliquera que, pendant cette vie, on n'a jamais fini de se convertir.

L'opposition entre ceux qui ont reconnu la patrie sans reconnaître la voie et ceux qui ont reconnu que le Christ est la voie est très souvent reprise par Augustin. Cela lui sert non seulement à expliquer la situation des philosophes, mais aussi à schématiser son propre itinéraire vers Dieu. Commentant l'extrait que nous venons de citer, O Du Roy remarque qu'« il [Augustin] résume par là tout le thème du livre [VII] et donne la clé de son expérience, comme de sa théologie. [...] Cette patrie bienheureuse, c'est ce que Plotin lui a fait entrevoir de Dieu, la voie, c'est le Christ. Ce schème représente une structure fondamentale de la théologie d'Augustin. Nous croyons qu'elle est née de l'expérience même de sa conversion, c'est-à-dire de cette succession chronologique qui lui a fait découvrir l'intelligence de la Trinité chrétienne dans Plotin [...] et ensuite seulement la nécessité de l'incarnation comme voie d'humilité vers Dieu. »232 Augustin a fait l'expérience que la lecture de doctrines philosophiques, quand bien même elles seraient les plus proches de la vérité, ne suffit pas à permettre à l'homme d'être stable dans la jouissance de Dieu et il insiste sur le moment où l'homme doit reconnaître sa misère et son

besoin du secours divin dans l'humilité. Or, comme le remarque O. Du Roy, « cette humilité est précisément la leçon de l'Incarnation, et c'est pour cela qu'Augustin schématisera son expérience en disant qu'il connaissait Dieu et son Verbe, mais non l'Incarnation. »233

Même s'il note qu'il faut prendre avec quelques réserves les expressions employées par Augustin dans ce livre VII puisqu'il s'agit de thèmes théologiques postérieurement élaborés, O. Du Roy remarque qu'« on peut croire qu'il les applique si aisément à son expérience parce qu'ils en sont issus. Il est incontestable qu'Augustin a d'abord découvert l'intelligence du mystère de Dieu et de son Verbe avant d'acquérir, non pas la connaissance du Christ (nous avons vu qu'il connaissait le Christ depuis son enfance), ni même l'exacte connaissance du dogme christologique (nous avons vu l'importance très secondaire de cette lacune), mais l'intelligence de l'Incarnation et de sa signification. Celle-ci ne lui viendra qu'après l'expérience d'un obscurcissement intellectuel sous le poids des habitudes sensibles, lorsque, dans sa détresse, il lira les Épîtres de saint Paul. »234

Augustin, même s'il a vécu, une conversion philosophique en découvrant l'intériorité et les principes d'une métaphysique spiritualiste et que cela l'a conduit à conceptualiser une réponse chrétienne au problème du mal, insiste sur le fait que ce n'est qu'à partir du moment où il s'est converti au Christ lui-même qu'il a été sauvé alors que la grâce est venue restaurer en lui la bonne volonté. Comme nous l'avons vu, en évoquant la scène du jardin et le fait qu'il ait entendu des voix d'enfants lui dire « tolle, lege », cette conversion se fait sous l'impulsion d'une aide extérieure, à un moment précis de son histoire et elle est vécue comme l'avènement d'une liberté. Augustin reconnaît que les philosophes ont reconnu la patrie de loin alors qu'ils enseignent que le bonheur est de s'unir à Dieu, mais il insiste sur la nécessaire médiation du Christ. Comme le souligne O. Du Roy, c'est le concept de « via ad patriam » qui « assure la liaison entre l'exposé sur la Trinité et l'exposé sur l'Incarnation »235

: « C'est pourquoi, comme nous sommes destinés à jouir sans fin de cette Vérité dont la vie est immuable, et qu'en elle, Dieu Trinité, créateur de l'univers, veille sur sa création, nous devons purifier notre esprit pour le rendre capable de voir cette lumière et, une fois vue, de s'y attacher. Jugeons cette purification comme une marche et une navigation vers la patrie. Car à celui qui est partout présent, nous n'allons pas par des changements de lieu, mais par de saints désirs et de bonnes moeurs. Or nous ne pourrions pas le faire si la Sagesse en personne n'eût daigné se mettre au niveau même de notre si grande faiblesse et ne nous eût fourni un modèle de vie, ne prenant d'autre moyen

233O. Du Roy, op. cit., p. 95. 234O. Du Roy, op. cit., p. 95. 235O. Du Roy, op. cit., p. 98.

que de se faire homme. »236

Augustin présente donc la médiation du Christ comme nécessaire au salut de l'homme alors qu'il est à la fois la patrie, en tant que Dieu et la voie de par le mystère de son Incarnation. Ce qui oppose Augustin aux philosophes néoplatoniciens est donc bien l'attitude face à l'Incarnation et Augustin souligne que c'est elle qui nous enseigne l'humilité nécessaire pour recevoir Dieu.

Chapitre 4 – Augustin et les philosophes platoniciens dans les livres