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La charité comme sens de l'Incarnation

CHAPITRE 1 – RECONNAÎTRE LE CHRIST SAUVEUR, C'EST SE RECONNAÎTRE PÉCHEUR

3. La charité comme sens de l'Incarnation

a. Dieu se présente à l'homme comme un don

Pour comprendre quel est le projet de Dieu pour l'homme et comment il peut respecter notre liberté, il faut réféchir sur cette idée que l'homme est créé à l'image de Dieu et qu'il est appelé à partager la vie de Dieu. « Ce que nous serons un jour n'a pas encore été manifesté : mais nous savons qu'au temps de cette manifestation, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est. »471

Augustin, en s'inspirant de cette phrase de saint Jean insiste sur le fait que la vision de Dieu nous rendra semblable à lui, mais il indique aussi que dans cette vie, nous ne pouvons savoir encore en quoi cela consistera. Le fait de porter, en quelque sorte, la référence à Dieu dans notre essence nous conduit à devenir un mystère pour nous-même, puisqu'on ne saurait mesurer ou comprendre cette référence à l'infini. Il y a néanmoins un point qui est établi par la foi, c'est que nous sommes appelés à devenir semblable à Dieu et à partager sa vie. La fin de l'homme, c'est vivre divinement. Or on pourrait craindre qu'il s'agisse d'un projet imposé de l'extérieur à l'homme et qui nierait sa liberté. Il faut alors bien insister sur le fait que la fin de l'homme est incrite en son essence et que l'union avec Dieu consiste en un accomplissement pour l'homme. Comme le remarque P. Agaësse, « L'étonnant est que cette fin n'est pas proposée comme un surplus, une récompense supplémentaire, un super- achèvement pour lequel nous pourrions opter ou ne pas opter, elle est une exigence absolue. Il n'y a pas pour l'homme de fin purement humaine ou purement créée. Ou bien il débouche sur cette expérience de la vie divine et il sera pleinement heureux ou bien il la manque et il se perd sans pouvoir atteindre le bonheur. »472

Augustin a, en effet des formules très fortes : « Celui qui t'a fait exige tout de toi »473

, « Je n'exige pas la participation de ma sagesse de ceux que je n'ai pas faits à mon image ; mais là où je l'ai fait, je l'exige et je réclame l'exercice que j'ai donné. »474

L'homme qui manquerait à Dieu,

4711 Jn 3, 2.

472P. Agaësse, op. cit., p. 30. 473Sermon, 25.

manquerait aussi à lui-même et cette exigence de Dieu doit correspondre à l'aspiration profonde de l'homme pour qu'il n'y ait pas contrainte extérieure.

Si tel est le cas, c'est parce que l'homme est un « esse ad » et c'est ne pas vouloir tendre à sa fin qui le conduit au malheur. Il faut alors comprendre que le projet de l'homme pour Dieu est présent dès le moment de la création de l'homme si bien qu'il n'y a pas une nouvelle intention divine qui viendrait imposer une fin de l'extérieur. P. Agaësse explique que les Pères de l'Église n'envisagent pas l'homme au plan abstrait d'une nature considérée en soi, à part du dessein du créateur : « ils partent d'emblée de la considération de Dieu créant l'homme, intention qui implique la fin à laquelle il l'appelle. Or, dans l'intention divine, la déification est première, c'est-à-dire l'intention qu'a Dieu de faire partager à l'homme sa propre nature. L'élection divine est donc impliquée dans l'acte créateur. »475 P. Agaësse rappelle alors l'adage du Moyen-Âge « Prius deiformis, quam homo » : le déiforme est voulu avant l'homme. Cela signifie que Dieu n'a créé l'homme que pour le faire participer à sa vie. Ce n'est qu'à la lumière de la révélation que l'on peut comprendre l'homme : cet homme est fait tel qu'il puisse recevoir cette vie divine et cette aptitude ou capacité est déjà une grâce qui entre dans la constitution de la créature. P. Agaësse note alors que « Par là est éliminé tout dualisme, puisqu'il n'y a pas d'une part création d'une nature et d'autre part intervention postérieure de Dieu pour adapter cette nature à une intention supérieure. [...] Toutefois, s'il n'y a dualisme, il y a la dualité relationnelle de deux moments ontologiques : l'origine et la fin. C'est précisément ce qu'implique la notion de participation ou de devenir. On n'est pas ce à quoi on participe, on le devient. »476

Il n'est, en effet, pas concevable pour Augustin que l'homme soit une partie de Dieu, mais il peut recevoir sa vie de Dieu. Dès sa création, l'homme est à l'image de Dieu, parce que dès l'origine il est appelé à vivre divinement et que cet appel pose en lui la capacité de se laisser diviniser. P. Agaësse invite à remarquer que « même dans la vision béatifique où l'homme jouira de tous les privilèges de Dieu (incorruptibilité, sainteté, béatitude, sagesse), il continuera à les recevoir par grâce, comme ce qu'il n'est pas lui-même. »477 Il apparaît alors que non seulement l'initiative de l'homme n'est comblée que par Dieu, mais encore qu'elle ne l'est que par un don de Dieu.

475P. Agaësse, op. cit., p. 34. 476P. Agaësse, op. cit., pp. 34-35. 477P. Agaësse, op. cit., p. 35.

L'homme est donc appelé à vivre divinement dès sa création et son essence porte la marque de sa destination, il doit recevoir en outre pour participer de la vie de Dieu le don gratuit de la grâce. Pour mettre en évidence toute la profondeur de cette pensée, P. Agaësse propose de la mettre en perspective avec la réflexion de Blondel sur la liberté : « ce qui est nécessaire pour nous achever ne peut venir que d'un don gratuit [...] Dieu me comble comme un sujet qui se donne : l'amour ne se force pas. Il est essentiel que Dieu soit un don. Blondel ne fait jamais allusion à la possibilité d'un état où la destinée humaine ne comporterait pas ce don. Vouloir Dieu et vouloir recevoir Dieu du don de Dieu est quelque chose d'intérieur à la volonté et le restera toujours malgré nous. »478

Le dynamisme de la volonté voulante est ainsi interprêté comme ne pouvant s'achever que dans l'accès à la vie divine et comme inscrit dans notre nature. Une telle conception, comme celle d'Augustin, implique que nous ne puissions effacer la référence au divin en nous et il est remarquable que le fait que Dieu se donne comme un don respecte la liberté divine et la liberté humaine car ce n'est que librement que l'on peut accueillir la grâce alors que celle-ci nous est donnée gratuitement par Dieu que rien n'oblige à nous créer et à participer à notre restauration à son image. Ce qui est fondamental, en effet, pour Augustin est que nous devons vouloir être Dieu par Dieu et que l'intervention du Christ médiateur est nécessaire car il est présenté comme la voie qui permet que Dieu vienne nous rencontrer dans notre histoire.

b. La « dispensio temporalis » : restauration divine de l'humanité réalisée dans une histoire

Augustin présente, dans la seconde partie de la cité de Dieu, la naissance, le développement et la fin des deux cités et le sens de la destinée humaine. Il va ainsi diviser l'histoire de l'humanité en plusieurs périodes pour retracer l'histoire religieuse de l'opposition des deux cités. Comme le souligne J.-C. Guy : « il ne faudrait pas pourtant se laisser abuser par cet 'ordre historique', car il s'agit là d'une histoire d'un genre originale et irréductible, l'histoire du salut de l'humanité, qui, comme telle, ne mesure pas ses périodes selon l'ordre temporel, mais en fonction de la révélation progressive du mystère qu'elle exprime. »479

J.-C. Guy présente ainsi les cinq moments cardinaux de l'histoire religieuse : « 1) la création, 2) le péché, 3) le temps de la foi dans la promesse (qui est aussi celui de la

478P. Agaësse, op. cit., p. 33. 479J.-C. Guy, op. cit., p. 83.

préparation : l'Ancien Testament), 4) Jésus Christ, 5) la béatitude éternelle. »480

Le mystère qui se dévoile progressivement à travers l'histoire est le fait que Dieu aime les hommes et veut rétablir son alliance avec eux et les sauver de leur égarement loin de lui. La venue du Christ est ainsi un événement historique fondamental qui a été préparé par l'Ancien testament. Pour mettre en évidence cela, nous pouvons, nous appuyer sur La première catéchèse qui est un texte écrit une dizaine d'années avant le début de la rédaction de La cité de Dieu481

. Augustin s'y adresse à un jeune prêtre et lui explique comment présenter le contenu de la révélation chrétienne aux catéchumènes. Il indique que « Le récit est complet quand l'instruction de chaque début va du verset : 'dans le principe Dieu créa le ciel et la terre'482 jusqu'à la période actuelle de l'histoire de l'Église »483. Augustin précise au début de l'ouvrage qu'il faut montrer que la charité fut la raison déterminante de la venue du Christ et que c'est cet événement qui donne son unité et son sens à l'histoire religieuse. Augustin précise « quelle raison plus grande y a-t-il de la venue du Christ, que la volonté qu'a eue Dieu de nous manifester son amour pour nous, en le parant des plus vives séductions. Car nous étions encore ses ennemis, quand le Christ est mort pour nous (Rom. V, 6-9) Et voilà précisément pourquoi la fin du précepte et la plénitude de la loi, c'est la charité. »484

Augustin présente donc l'amour comme la raison de l'incarnation et précise même que c'est ce qui permet de comprendre que le commandement qui nous a été présenté comme le plus grand par le Christ est celui d'aimer Dieu et son prochain. Dieu est même présenté comme celui qui séduit l'homme.

Augustin insiste sur le fait que c'est Dieu qui nous aime en premier : « Il n'y a pas de plus grande invitation à l'amour, que, de faire, en aimant les premières avances. Et trop dur est le coeur, qui, se refusant à prendre l'initiative de l'amour, refuserait de répondre à l'amour dont il est l'objet. »485

Augustin insiste beaucoup sur cette idée en prenant l'exemple des amours qu'il appelle scandaleuses ainsi que l'exemple de l'amitié et il termine en réfléchissant sur ce que peut ressentir un être en étant aimé par un supérieur. Il note : « voyez pourtant de quel amour s'enflamme un inférieur quand il se sent aimé de son supérieur. De fait, l'amour est accueilli avec plus de faveur lorsqu'il n'est pas brûlé par la sècheresse de l'indigence, mais coule à flots, grâce à la richesse de la bienfaisance. Dans le

480J.-C. Guy, op. cit., p. 86.

481Voir introduction de G. Madec à La première catéchèse, BA 11, pp. 9-10, qui indique que l'ouvrage a dû

être écrit en 405.

482Gen. I, 1.

483La première catéchèse, III, 5, BA 11, p. 27. 484La première catéchèse, IV, 7, BA 11, pp. 32-33. 485Ibid, p.33.

premier cas, il naît de la misère, dans le second de la miséricorde. [...] Or qu'y a-t-il de plus supérieur que Dieu dans sa justice et de plus désespéré que l'homme dans son péché ? »486 C'est le fait de se sentir aimé qui peut conduire un être à en aimer un autre et cela d'autant plus que l'amour est donné largement et que celui qui est aimé a le sentiment de ne pas le mériter. Augustin parle alors d'un amour miséricordeux qui paraît enraciné dans la charité de Dieu et souligne que dans le cas de l'amour de Dieu pour l'homme, c'est éminemment un amour donné gratuitement et en abondance à une créature qui ne le méritait pas. Dieu se présente comme celui qui nous aime, cela ne force pas l'amour, mais peut séduire celui qui le reçoit et qui est invité à vivre de la vie de Dieu et à atteindre la béatitude à laquelle tout homme aspire.

En ce qui concerne la manière de conduire le récit, Augustin précise que le prêtre doit expliquer tous les événements par la charité : « En toutes choses d'ailleurs, ce n'est pas nous seulement qui devons avoir en vue la fin du précepte, c'est-à-dire la charité, 'fruit d'un coeur pur, d'une conscience droite et d'une foi non feinte'487

pour y rapporter toutes nos paroles. Nous avons aussi le devoir de tourner et de diriger vers elle le regard de celui que par ces paroles nous instruisons. Car tout ce que nous lisons dans les saintes Écritures n'a été écrit avant la venue du Seigneur que pour mettre en lumière cette venue et préfigurer l'Église à venir, c'est-à-dire le peuple de Dieu à travers toutes les nations. Il est le corps du Seigneur. Il inclut et compte tous les justes qui ont vécu en ce monde, avant l'avènement du Christ, et qui ont cru qu'il viendrait comme nous croyons qu'il est venu. »488

Le catéchumène doit apprendre à connaître l'histoire de l'Église dans laquelle il se prépare à entrer et reconnaître que la cité de Dieu, qui révèlera le nombre de ses membres à la fin des temps, a commencé à exister même avant la venue du Christ grâce à la foi en Dieu des Patriarches et des Prophètes. Il faut alors lui montrer que c'est bien, cependant, le Christ qui l'a fondée et qu'il est ainsi devenu la tête d'un corps mystique qui peut contenir tous les hommes justes et pieux, même ceux qui ont vécu avant sa venue. Augustin fait alors référence au récit de la Genèse qui présente la naissance de Jacob, ce dernier est sorti la main en premier du ventre de sa mère car il tenait le pied de son aîné et la tête a suivi489

. Augustin explique alors : « Il en est de même de Jésus-Christ, notre Seigneur. Avant d'apparaître dans la chair, et de sortir, en quelque sorte du sein de sa mystérieuse retraite

486Ibid, Ip.35. 487I Tim I, 5.

488La première catéchèse, IV, 6, BA 11, p. 29. 489Gen. XXV, 25.

pour se présenter aux yeux des hommes, comme médiateur entre Dieu et les hommes, 'lui qui au-dessus de tous les êtres est béni dans les siècles des siècles'490

, il n'en a pas moins envoyé en avant les saints Patriarches et Prophètes, une certaine partie de son corps, annonçant par là, comme avec la main, sa future naissance. »491

Comme nous avons vu que les sacrifices matériels préparaient et annonçaient la révélation du culte intérieur, nous devons là aussi comprendre que ces événements, qui sont réellement arrivés pour Augustin, ont aussi pour signification d'annoncer la venue du Christ. Augustin conclut, en effet, « par suite, tout ce qui a été écrit auparavant, l'a été pour notre enseignement et nous a figurés. En ces écrits, tous les événements étaient des figures ; ils ont été rédigés pour nous, à qui est échue la fin des siècles'492 »493. Augustin et Paul vivaient, en effet, après la venue du Christ dans l'Incarnation et considéraient que grâce à cet événement, les prophéties pouvaient être enfin comprises et que les hommes étaient désormais invités à vivre spirituellement et à s'efforcer d'être citoyens de la cité de Dieu en attendant que se réalise à la fin des temps la béatitude éternelle, cinquième et dernière étape de l'histoire de l'humanité.

Augustin, en montrant le lien entre l'Ancien et le Nouveau Testament veut insister sur le fait que la charité est le sens de l'Incarnation. Il le reformule une nouvelle fois pour mettre en évidence l'importance du commandement d'amour laissé par le Christ : « Si donc le Christ est venu avant tout, afin de faire connaître à l'homme combien Dieu l'aime et afin de lui faire savoir qu'il doit s'enflammer d'amour pour celui qui l'a aimé le premier, et aimer le prochain sur son ordre et à son exemple à Lui, qui s'est fait le prochain de l'homme en l'aimant au moment où l'homme, loin d'être proche de Lui, errait loin de Lui, si, de plus, toute la divine Écriture, rédigée avant, l'a été pour annoncer à l'avance l'arrivée du Seigneur, si tout ce qui, depuis cette arrivée, a été confié aux Lettres sacrées et confirmé par l'autorité divine, raconte le Christ, et met l'accent sur la charité ; il est manifeste que relèvent de ces deux commandements de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain, non seulement toute la loi et les prophètes (Matth. XXII, 40), unique Écriture sainte jusque-là en cours, à l'heure où le Seigneur édictait ses commandements, mais encore les livres des Lettres divines, composées plus tard pour notre salut et remis à la postérité. C'est pourquoi dans l'Ancien Testament est le voile du Nouveau et dans le Nouveau est la manifestation

490Rom. IX, 5.

491La première catéchèse, IV, 6, BA 11, p. 29-30. 492I Cor. X, 11.

de l'Ancien »494

. La profonde unité des textes sacrés est causée, pour Augustin, par le fait qu'ils sont des témoignages de l'amour de Dieu pour l'homme et de sa révélation progressive au cours de l'histoire. Au départ, les hommes étaient encore charnels et avaient besoin d'être sous le joug de la crainte des châtiments et l'Alliance entre Dieu et les hommes a été progressivement mise en place par des sacrifices matériels. Désormais puisque le Christ médiateur est mort une fois pour tous les péchés des hommes, le sens spirituel des livres de l'Ancien Testament est déchiffré et il reste à chaque homme à se convertir, c'est-à-dire à se reconnaître pécheur en reconnaissant la miséricorde de Dieu et en accueillant la grâce donnée par le Christ en entrant dans l'Église qu'il a fondée. Toutefois, nous allons voir que l'entrée dans l'Église, bien qu'elle soit nécessaire pour manifester la foi du chrétien n'est pas suffisante pour croire que l'on sera assurément citoyen de le cité céleste à la fin des temps. Les hommes sont en pèlerinage sur cette terre et doivent sans cesse se convertir.