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L'homme peut devenir « image de la vanité »

a. « Vivre selon soi-même » et « vivre selon Dieu »

Dans le livre XIV, Augustin va préciser le sens de l'opposition entre « vivre selon soi-même » et « vivre selon Dieu » en la confrontant aux expressions pauliniennes « vivre selon la chair » et « vivre selon l'esprit ». Il va ainsi reformuler l'opposition entre la cité céleste et la cité terrestre. Il indique ainsi : « parmi tant et de si grandes nations répandues par toute la terre, malgré la diversité des coutumes et des moeurs, dans l'immense variété des langues, des armes et des vêtements, on ne trouvera pourtant que deux formes de sociétés humaines que nous avons pu à bon droit selon nos Écritures appeler les deux cités : l'une est celle des hommes charnels, l'autre celle des hommes spirituels (una quippe hominum secundum carnem, altera secundum spiritum vivere) »396. L'opposition entre les deux cités est une alternative fondamentale qui se pose à tout homme et les deux dispositions intérieures que ces cités désignent reviennent à accepter ou non de mettre Dieu au centre de sa vie. Le faire effectivement, c'est permettre à son âme de vivre de la vie de Dieu et devenir un homme qui vit selon l'Esprit de Dieu, refuser de le faire, c'est vivre selon la chair, ce qui signifie vivre selon l'homme, en se centrant sur soi-même. Pour expliquer en quoi cette seconde option consiste, Augustin commence par rejetter l'idée qu'il faille attribuer au corps l'origine de tous les maux de l'âme. Il va établir ainsi que les stoïciens397

comme les épicuriens vivent « selon la chair », c'est-à-dire selon l'homme. Ce n'est pas le corps en tant que tel qui est le problème, mais le fait que notre corps soit devenu mortel et que nous ayons de la difficulté à le maîtriser. Augustin rappelle que « la corruption du corps qui alourdit l'âme n'est pas la cause du premier péché : elle en est le châtiment. Et ce n'est pas la chair corruptible qui a rendu l'âme pécheresse, c'est l'âme pécheresse qui a rendu le corps corruptible »398

. Pour expliquer ce qu'est la « chair », il remarque que l'Écriture emploie ce terme souvent pour désigner l'homme tout entier. Dans le chapitre 2 du livre XIV, il va étudier un passage de l'Épître de saint Paul aux Galates : « Manifestes sont les oeuvres de la chair : fornication, impudicité, libertinage, idolâtrie, empoisonnements, inimitiés, dissensions, jalousies, animosités, cabales, hérésies, envies,

396La cité de Dieu, XIV, 1, BA 35, pp. 349-351.

397La cité de Dieu, XIV, 5, BA 35, p. 367 « exalter la nature de l'âme comme le souverain bien et condamner

comme un mal la nature de la chair, c'est convoiter charnellement l'âme et fuir charnellement la chair, parce qu'on s'inspire alors de la vanité humaine et non de la vérité divine. »

beuveries, orgies et choses semblables »399

. Augustin remarque qu'il y a des vices qui sont vices de l'âme plutôt que du corps – idolâtrie, empoisonnements, jalousies, inimitiés, animosités, dissensions, hérésies, haines – il prend l'exemple des inimitiés et dit qu'alors on dit « tu as contre moi une mauvaise volonté ».

Il insiste sur le fait que c'est le corps corruptible et non le corps en tant que tel qui alourdit l'âme et met en garde contre les positions, notamment celle des platoniciens, qui mettent dans le corps la source de tous les maux : ce serait justifier le démon « qui n'a pas de chair »400

. Augustin explique ainsi à son sujet : « on ne peut sans doute lui reprocher la fornication, l'ivresse et maux semblables qui relèvent de la volupté charnelle, alors même qu'il est le conseiller et l'instigateur occulte de ce genre de péchés ; mais il n'en est pas moins à un très haut degré orgueilleux et envieux. »401

Il faut donc reconnaître que ce n'est pas la chair en tant que telle qui est la cause du péché. Vivre selon la chair, c'est vivre en se centrant sur soi, sur son corps, mais aussi sur son âme en oubliant le lien d'ordination essentielle qui nous unit à Dieu. On peut remarquer que parmi les péchés cités, beaucoup désigne la violence faite à autrui. Nous allons voir que ceux-ci sont causés aussi par le mouvement d'orgueil qui nous fait nous détourner de Dieu et nous conduit à vivre de façon déréglée. Augustin montrera que vivre selon Dieu, c'est respecter le double commandement d'amour de Dieu et de son prochain : « car de celui qui se propose d'aimer Dieu, d'aimer aussi le prochain comme lui-même non selon l'homme mais selon Dieu, on dit certes à cause de cet amour qu'il est homme de bonne volonté »402

. L'homme qui vit selon lui même est donc l'homme qui vit dans un rapport déréglé aux autres alors qu'il a perdu son rapport d'ordination essentielle à Dieu.

C'est l'orgueil qu'Augustin va identifier comme la source de tous les vices et pour cela, il compare le péché des hommes à celui des mauvais anges en soulignant que ces deux catégories de créatures raisonnables ont voulu vivre selon elles-mêmes : « la source et la tête de tous les vices est l'orgueil qui, sans la chair, règne sur le démon. [...] Ce n'est pas, en effet, pour avoir une chair dont le diable est dépourvu, mais pour avoir voulu vivre

399Ga 5, 19-21.

400La cité de Dieu, XIV, 3, p. 359.

401La cité de Dieu, XIV, 3, BA 35, p. 359. Ces remarques viennent compléter les indications qu'Augustin

nous avait données sur le péché des mauvais démons. Augustin nous les a présentés comme orgueilleux et désobéissants, ainsi que comme « déréglés » car ils attachaient leur amour à des biens inférieurs, Voilà qu'ici, il les présente dans leur rapport aux hommes et c'est ici qu'ils se montrent aussi envieux. Il semble que le nouveau terme d'« envie » souligne le désir de se faire adorer soi-même plutôt que de laisser adorer le véritable Dieu et d'assurer leur emprise sur les hommes en les entraînant dans une vie déréglée.

selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme que l'homme est devenu semblable au diable »403

. C'est donc en choisissant de ne pas rester soumis et de vivre selon Dieu une vie réglée et orientée vers le souverain bien que les hommes comme les anges se sont condamnés à être moins car ils avaient décidés de vivre selon eux-mêmes. Augustin va alors présenter un autre enjeu du péché en expliquant en quoi le diable est père du mensonge : « car lui aussi le diable a voulu vivre selon lui-même, quand il ne s'est pas maintenu dans la vérité. Aussi, lorsqu'il profère le mensonge, c'est de son propre fonds, non de la part de Dieu ; non seulement il est menteur, mais encore le père du mensonge. »404

Augustin fait référence ici au récit de la Genèse qu'il analysera aux chapitres 10 à 15. Auparavant, il va approfondir cette idée que l'homme ou l'ange qui vit selon soi-même s'écarte de la vérité et vit selon le mensonge. Au chapitre 4, il souligne que « quand l'homme vit selon lui-même, c'est-à-dire selon l'homme et non selon Dieu, il vit assurément selon le mensonge, car il a Dieu pour auteur et créateur et Dieu n'a pas fait le mensonge ; mais il a été crée 'droit' afin de vivre selon son auteur, c'est-à-dire pour faire sa volonté plutôt que la sienne propre : enfreindre le mode de vie pour lequel il a été fait, c'est cela le mensonge (non ita vivere, quem ad modum est factus ut viveret, hoc est mendacium) »405

. Nous retrouvons ici la notion de finalité qui permet de comprendre que n'être pas ce en vue de quoi on a été créé entraîne un manque, une déchéance ontologique alors qu'on ne peut prétendre être par soi-même. Il semble ainsi que c'est parce qu'elles ont été créés en vue du bonheur parfait qui est l'union à Dieu et qu'elles ont la possibilité de s'écarter de ce chemin d'obéissance que les créatures raisonnables qui choisissent de vivre selon elles-mêmes choisissent en même temps de ne pas accomplir pleinement leur nature. L'idée d'une fin des êtres créés paraît être ce qui justifie l'idée de mensonge et explique que la volonté puisse être dite droite ou mauvaise. Augustin, rappelant que nous ne pouvons vouloir que notre bien même si nous pouvons nous tromper sur l'objet que nous désirons, explique le péché est mensonge car nous croyons par lui accéder au bonheur : « le péché ne se commet, en effet, que par un acte où nous voulons être heureux ou bien nous refusons d'être malheureux. Il y a donc mensonge quand nous faisons pour notre bien, ce qui est, au contraire, un mal pour nous ou quand nous faisons pour un bien meilleur ce qui est pour nous un plus grand mal. »406

Le problème est donc que l'homme

403La cité de Dieu, XIV, 3, BA 35, p.361. 404La cité de Dieu, XIV, 3, BA 35, p.361. 405La cité de Dieu, XIV, 4, BA 35, p.363. 406La cité de Dieu, XIV, 4, BA 35, p. 363.

s'illusionne sur ce qui peut être la source de son bonheur. Comme nous l'avons vu, dans le De libero arbitrio, Augustin insiste sur le fait que nous ne pouvons vouloir le mal pour lui- même, notre volonté est originairement tournée vers le bien. Lorsque nous voulons ce qui est mal pour nous, nous croyons qu'il s'agit d'un bien. La créature s'ennivre pour ainsi dire de sa propre puissance et croit pouvoir tirer d'elle-même ou des choses vers lesquelles elle se tourne bonheur et jouissance. Il y a là mensonge car elle nie ainsi son statut de créature. Ainsi c'est la distinction « vivre selon l'homme », « vivre selon Dieu » qui permet de comprendre l'opposition de deux vouloirs en l'homme. Il apparaît alors que ce qui compte avant tout chez les créatures raisonnables soient le fait qu'elles choisissent ou non d'adhérer à Dieu. Augustin indique ici que ce choix manifeste un amour.

b. Analyse du récit du péché originel

Il nous faut, enfin, étudier l'analyse qu'Augustin fait du récit du péché originel. Augustin, au chapitre 10, rappelle que l'homme a été créé bon et qu'il ne souffrait d'aucune passion au départ407

Augustin note même que le fait qu'un fruit soit interdit n'était même pas source de trouble ou de crainte antérieurement au péché. Sans le péché, cet état serait demeuré la condition des hommes. Augustin insiste sur le fait que la bonne volonté est oeuvre de Dieu, car l'homme l'a reçue avec la vie. Qu'est-ce que la première mauvaise volonté : c'est celle qui a précédé toutes les oeuvres mauvaises, « moins une oeuvre, qu'un défaut par lequel l'homme, abandonnant l'oeuvre de Dieu, déchoit vers ses propres oeuvres »408

. Nous retrouvons ici l'idée que le mal n'est pas une substance et comme nous l'avons vu en étudiant le péché des anges, que la cause de la mauvaise volonté est une cause déficiente : une nature créée bonne choisit de ne pas vouloir ce qui correspond à sa fin de créature raisonnable et se détourne du souverain bien. Augustin rappelle ici que la mauvaise volonté est un vice, qu'elle est contre nature : elle est de même nature que le vice, qui ne peut être que dans une nature, la mauvaise volonté n'a pas d'existence en elle même, mais elle apparaît comme une cause déficiente des actions de la nature en qui elle naît et qui la conduit à se nier dans son être de créature et rejeter la fin à laquelle elle est appelée si bien qu'elle se rapproche du néant. On se condamne à être moins en se préférant à Dieu.

407La cité de Dieu, XIV, 10, BA 35, p. 399. « Tranquille était leur amour pour Dieu ainsi que leur amour

d'époux fidèlement et loyalement uni ; et il en résultait une grande joie, car ils avaient toujours présent pour en jouir l'objet de leur amour ».

Augustin explique que les premiers hommes vivaient selon Dieu dans le paradis lorsque l'intervention du diable, qu'il appelle « l'ange de l'orgueil »409

vint les tenter.

Augustin commence par rappeler l'enjeu de l'obéissance : « Dieu n'aurait ni créé, ni planté dans ce lieu de si grande félicité quoi que ce soit de mauvais. Mais en donnant un ordre, c'est l'obéissance qu'il considérait, cette vertu mère en quelque sorte et gardienne de toutes les autres vertus de la créature raisonnable. Car cette créature est ainsi faite qu'il lui est avantageux d'obéir, pernicieux au contraire de faire sa volonté propre et non celle de son créateur »410

. S'unir à Dieu, c'est, en effet, pour la créature raisonnable se soumettre à celui qui l'a créé, pour vivre de sa vie ; dans le cas des hommes, cette soumission est explicitement demandée. Au contraire désobéir à Dieu, c'est perdre son empire sur soi- même : « Une juste condamnation a donc suivi la faute ; et telle que l'homme destiné, s'il avait obéi, à jouir d'une chair spirituelle, a vu son esprit lui-même devenir charnel. Par orgueil, il s'était complu en lui-même. Mais au lieu de devenir pleinement son maître, entrant en désaccord avec lui-même, il subit une dure et misérable servitude sous les ordres de celui à qui il avait obéi en péchant, bien loin d'acquérir la liberté qu'il avait désirée. »411 Augustin explique cette lutte intérieure par le fait que notre propre vouloir est désormais vicié car notre corps ne nous obéit plus spontanément. Il s'inspire de saint Paul, comme l'explique P. Piret : « Tout homme porte en lui la lutte entre les deux cités. Lorsque saint Paul parle de chair et d'esprit, il traite de cette lutte entre nos convoitises propres et notre amour pour tout bien qui vient de Dieu »412

. Il apparaît alors que le châtiment du péché, c'est le péché lui-même : la convoitise est le péché et la peine alors que nous devenons esclaves de nos passions charnelles. Le fait que nous soyons devenus mortels est causé par le péché du premier homme car le corps et l'esprit créés ensemble ne s'opposaient pas au départ.

Augustin présente ainsi le diable : « cet ange orgueilleux et dès lors envieux, que son orgueil détourne de Dieu pour le tourner vers lui-même, préférant par une sorte de faste tyranique avoir des sujets plutôt qu'être lui même sujet, cet ange était déchu d'un paradis spirituel »413

. Il reprend alors le récit de la genèse où le diable utilise le serpent pour adresser des discours perfides à Ève, la compagne d'Adam et note qu'il s'attaque ainsi à la

409La cité de Dieu, XIV, 11, BA 35, p. 405. 410La cité de Dieu, XIV, 11, BA 35, pp. 409-411. 411La cité de Dieu, XIV, 15, BA 35, p. 419. 412P. Piret, op. cit., p. 228.

partie la plus faible du couple. Ève cèderait ainsi à l'erreur tandis qu'Adam, conscient de la fausseté de ces discours, cèderait par « complaisance » pour ne pas être séparé de sa compagne : « Ève a accueilli comme vraies les paroles du serpent ; Adam, lui, n'a pas voulu se séparer de sa femme, ni l'abandonner dans la participation au péché »414

. Toutefois, Augustin va retrouver à la source de leur péché respectif, l'orgueil. Augustin va, en examinant la source de leur péché, identifier un point commun : avant de tomber dans cette désobéissance évidente, il faut qu'Adam et Ève aient commencé par être intérieurement mauvais. S'interrogeant sur les commencements de la mauvaise volonté, Augustin retrouve l'orgueil. Il cite, cette fois l'Ecclésiastique : « L'orgueil est le commencement du péché »415 et définit l'orgueil comme « le désir d'une fausse grandeur » en mettant en évidence que l'on ne peut être par soi. Il explique : « Perversion de la grandeur, en effet, que d'abandonner le principe auquel l'âme doit s'attacher pour se faire en quelque manière son principe à elle-même ! »416 Une fois encore, le mal ne s'explique que par le fait que la créature refuse d'adhérer au bien pour lequel elle est créée et qui est pour les créatures raisonnables, selon Augustin, l'union à Dieu. Il y a ainsi un détournement de la volonté vers des réalités inférieures qui condamne ces créatures refusant leur statut de créatures à être moins. Il y avait donc une possibilité de se détacher de Dieu chez les premiers hommes, comme chez les mauvais anges, elle devient une tendance lorsque ces créatures s'enorgueillissent d'elles-mêmes, mais il n'en reste pas moins que leur nature créée par Dieu reste bonne, ils se condamnent seulement à être moins. Augustin note : « sa déchéance, il est vrai, n'a pas anéanti l'homme totalement, mais en s'abaissant vers lui-même, il avait moins d'être que losqu'il adhérait à celui qui est souverainement »417

. On comprend alors pourquoi les concept de vérité et de vanité peuvent être un couple qui permette de saisir les enjeux de la pensée de saint Augustin. Identifiant la vérité à Dieu et à sa vie qui est le souverain bien auquel sont appelées à participer les créatures raisonnables, il peut affirmer qu'en refusant de se soumettre à cet ordre de la création, c'est-à-dire en refusant d'obéir et d'accepter ce pour quoi elles ont été créées, les créatures se condamnent à la vanité, à n'aimer que des biens inférieurs, incapables de les combler. Voilà pourquoi Augustin dit que l'homme crée à l'image de la vérité peut devenir image de la vanité en fonction des biens auxquels il s'attache.

414La cité de Dieu, XIV, 11, BA 35, p. 407. 415Eccli., X, 15.

416La cité de Dieu, XIV, 13, BA 35, p. 411. 417La cité de Dieu, XIV, 13, BA 35, p. 413.

Tout péché est, en effet, expliqué par le refus de la condition de créature et par le rejet de notre ordination essentielle à Dieu dans un mouvement d'orgueil et cela affecte notre esprit, mais aussi notre vouloir. C'est parce que déjà il n'adhérait plus à vouloir Dieu, qu'Adam a pu être pécheur, de même c'est parce que nous n'adhérons plus à notre bonté originelle que nous pouvons être amenés à vouloir les choses extérieures jusqu'à devenir esclave de ce vouloir. Augustin reconnaît l'orgueil comme la racine de tout péché. P. Agaësse remarque que « nous avons du mal à ressaisir le péché d'orgueil, car il ne se présente plus pour nous à l'état pur, mais il est enveloppé d'une gangue qui nous en masque la gravité. Pourtant il reste la racine de tout péché et Augustin essaie de le caractériser en soi. » Comme nous l'avons vu, la concupiscence peut être le signe efficace du péché d'orgueil car l'homme désirant se centrer sur lui-même et non plus sur Dieu se tourne spontanément vers le corps et les biens matériels pour assouvir son désir d'être alors qu'il ne peut plus se suffire à lui-même. Dans notre condition actuelle, toujours le péché est aussi lié à l'amour des biens finis, mais il s'y cache un orgueil latent : à certains moments, il