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Pour essayer de répondre à cette série de questions, il est nécessaire de se tourner du côté de la science médicale afin de comprendre comment s’articulaient dès l’Antiquité les notions de maladie et d’amour. La maladie d’amour ou mélancolie amoureuse, selon le terme médical antique, faisait l’objet d’un vif débat chez les médecins de l’Antiquité. Marie-Paule Duminil retrace la naissance de cette affection qui connaîtra un large succès littéraire au fil des siècles et qui nous intéresse tout particulièrement dans le cadre de notre analyse de la figure de Narcisse5.

l’assujettissement de l’esprit et les ordres imposés au coeur des hommes, et parce que le comportement de ce type d’amant envers l’objet de leur désir est identique au comportement des vassaux envers leur propre seigneur. », traduction personnelle.

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JACQUARD, Danielle et THOMASSET, Claude. « L’amour “héroïque” à travers le traité d’Arnaud de Villeneuve », art. cit., p. 150.

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DUMINIL, Marie-Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité ». Dans La folie et le corps. Études réunies par Jean Céard avec la collaboration de Pierre Naudin et de Michel Simonin. Paris : Presses de l’École Normale Superieure, 1985. (Coll. Arts et Langage). Pages 91-109.

Après avoir analysé l’apparition de l’idée de mélancolie amoureuse6 en médecine en tant que maladie, Marie-Paule Duminil essaie d’en retrouver les origines les plus anciennes en remontant encore plus dans le temps et en se plongeant dans des œuvres littéraires. Elle en conclut que « très tôt les poètes se font l’écho de l’idée sans doute répandue que l’amour contrarié peut donner lieu à des phénomènes pathologiques où les symptômes somatiques et en particulier digestifs accompagnent des symptômes psychiques de découragement et d’abattement7 ». Elle donne en guise d’exemple les figures de Médée8 ou de Phèdre9 dans les tragédies d’Euripide ou cite encore un vers de Sapho dans lequel la poétesse évoque les maux physiques qu’entraîne la souffrance amoureuse10. L’idée qu’un amour effréné provoque des souffrances physiques au point d’en être malade est largement répandue, et ce dès les Ve et IVe siècles avant Jésus Christ. Ces conceptions ont été transmises à l’Occident médiéval, qui avait perdu l’usage du grec, par les auteurs latins. Quant au mot mélancolie lui-même, il n’apparaît pas dans ces œuvres littéraires. Néanmoins, ce sont les symptômes de cette maladie qui sont décrits11. On

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DUMINIL, Marie-Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit., p. 92. Le concept de mélancolie amoureuse fait sa première apparition dans un traité d’Arétée de Cappadoce, médecin du Ier siècle après Jésus Christ. C’est lui qui le premier associe mélancolie et amour dans le chapitre 5 Des causes et des symptômes des maladies chroniques III.

7 Ibid., p. 107.

8 Ibid., p. 103. Un médecin du Ve siècle, Caelius Aurelianus, a recours au cas de Médée chez Euripide, quand il étudie le rapport entre la folie et la mélancolie. Les symptômes dont souffre la jeune femme sont caractéristiques de la mélancolie comme le dégoût de la nourriture, le chagrin, le désespoir, le désir de fuir la société, ou encore le risque de résolution extrême). Dans les vers 24-25, la nourrice de Médée décrit les symptômes de la reine : Κεῖται δ᾽ἄσιτος, σῶµ᾽ ὑφεισ᾽

ἀλγηδόσι, / τὸν πάντα συωτήκουσα δακρύοις χρόνον, « Elle git sans nourriture, abandonna son

corps aux chagrins, consumant tous ses jours dans les pleurs » (p. 123-124), EURIPIDE. Le

Cyclope, Alceste, Médée, Les Héraclides. Texte établi et traduit par Louis Méridier. Paris : Les

Belles Lettres, 1976. (Coll. des Universités de France). Tome I.

9 DUMINIL, Marie-Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit., p. 104. Dans l’Hippolyte d’Euripide, Phèdre, en proie à la folie amoureuse, ne mange pas et se trouve dans un état de faiblesse extrême. Aux vers 179-180, la nourrice évoque la maladie de Phèdre : ἔξω δὲ

δόµων ἤδη νοσερᾶς / δέµια κοίτης., « Voici hors du palais ta couche de malade » (p. 36) ; et sa

perte d’appétit au vers 275 : Πῶς δ᾽οὔ, τριταίαν γ᾽οὖσ᾽ἄσιτος ἡµέραν ; « Quoi d’étonnant ? Depuis deux jours elle est à jeun » (p. 39) ; la reine elle-même évoque sa faiblesse au vers 199 : λέλυµαι

µελέων σύνδεσµα φίλων., « Je sens brisées les articulations de mes pauvres membres » (p. 36-37),

EURIPIDE. Hippolyte, Andromaque, Hécube. Texte établi et traduit par Louis Méridier. Paris : Les Belles Lettres, 1989. (Coll. des Universités de France). Tome II.

10 DUMINIL, Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit., p. 103. Marie-Paule Duminil cite un fragment de la prière adressée à Aphrodite par Sapho, cf. v. 3-4 : « Ne laisse pas, ô souveraine, nausées et chagrins dompter mon cœur ». C’est Plutarque qui y fait référence quand il précise que les symptômes du prince Antiochos, rendu malade par l’amour qu’il porte à sa belle-mère Stratonice, sont ceux décrits par Sapho.

en trouve une description précise dans les traités hippocratiques12 du dernier quart du Ve siècle avant Jésus Christ. C’est dans ces ouvrages médicaux que le terme

melancholia est apparu. Les médecins s’étaient penchés sur ce dérèglement humoral

de la bile noire13 pour en décrire les symptômes14 ou essayer d’en saisir les causes mais sans jamais mettre la mélancolie en lien avec l’amour.

À la suite d’Arétée de Cappadoce15 qui, le premier, pose le terme de mélancolie amoureuse, les médecins vont débattre de l’existence de cette maladie. Doit-on considérer l’amour comme une véritable maladie ? Même si les symptômes physiques ou psychologiques sont identiques à ceux de la mélancolie, il ne s’agit peut-être pas de la même affection. La plupart des médecins antiques refusent de considérer la mélancolie amoureuse comme une maladie, si ce n’est Alexandre de Tralles16, au VIe siècle, qui admet son existence.

12 Le Moyen Âge occidental connaît le nom d’Hippocrate mais ses traités sont passés en Occident par l’intermédiaire de traductions arabes, puis peut-être espagnoles, datant de la civilisation mozarabe d’Espagne.

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Le mot « mélancolie » est formé à partir de l’adjectif grec µέλας, αινα, αν : « noir » et du nom

χολή : « la bile ». Selon la conception grecque de la théorie des humeurs, le corps est constitué des

quatre éléments fondamentaux (l’air, le feu, l’eau et la terre) auxquels correspondent les quatre humeurs (le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire). Pour qu’une personne soit en bonne santé, il faut que les humeurs soient en équilibre. Le déséquilibre de l’une d’entre elles provoque la maladie. La mélancolie serait par exemple provoquée par un excès de bile noire. C’est par l’intermédiaire de Galien, médecin grec des IIe-IIIe siècles de notre ère, qui a exercé à Rome, que l’Occident médiéval a hérité de la théorie des humeurs. Son œuvre, oubliée en Europe occidentale jusqu’au XIe siècle, revient par le canal des ouvrages arabes traduits en latin. Constantin l’Africain par exemple, célèbre médecin du XIe siècle, est l’un des grands traducteurs des œuvres de la médecine arabe.

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DUMINIL, Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit., p. 92-93. Marie-Paule Duminil énumère quelques-uns des symptômes causés par un état mélancolique : la nonchalance, la tristesse, l’abattement sans cause, l’irascibilité, le manque de sommeil. Mais aussi les frayeurs et les brusques changements de comportement d’un extrême à l’autre. Enfin la misanthropie, le mépris de la vie et le désir de mort. Le dernier état implique des conséquences somatiques tels que le teint jaune foncé, l’amaigrissement, les nausées, les éructations nauséabondes, et un pouls irrégulier.

15 Cf. note 6, p. 142.

16 DUMINIL, Marie-Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit., p. 101-102. Alexandre de Tralles aborde la mélancolie dans ses Therapeutika, I, 17. Il considère la mélancolie comme une maladie polymorphe. C’est-à-dire qu’elle a plusieurs causes possibles, que plusieurs humeurs la déclenchent et qu’elle affecte plusieurs lieux du corps. Ses symptômes sont l’alternance brusque entre le rire et la colère, l’abattement, l’envie de tuer ou de mourir, la crainte. Ses causes seraient un régime trop léger, une prédisposition à la colère et à la tristesse ou des chagrins réels. Le médecin évoque ensuite le cas d’une femme tombée dans la mélancolie pendant que son mari faisait un long voyage. Elle guérit enfin à son retour. Alexandre de Tralles explique que cette femme a subi une sorte d’empoisonnement dû à la rétention d’une humeur morbide. Avec cette anecdote, il affirme que la mélancolie amoureuse est une véritable maladie.

Mais qu’ils la considèrent ou non comme une véritable maladie, les médecins et les historiens ne cessent de rapporter une même anecdote, assortie de nombreuses variantes, pour discuter de la validité de la mélancolie amoureuse. La version la plus connue est celle qui relate la passion du jeune prince Antiochos pour sa belle-mère Stratonice, passion qui le conduit à perdre le goût de vivre17. Le prince dépérit complètement jusqu’au jour où le célèbre médecin Érasistrate lui prend le pouls, observe la rougeur qui gagne son visage en présence de Stratonice et finit par comprendre la cause du mal dont souffre le jeune homme. Son père, soucieux de la santé de son fils, lui aurait alors accordé d’épouser Stratonice. Le pont entre médecine et littérature ne cesse alors de se faire. Que le terme de mélancolie soit explicitement présent ou non, on retrouve cette maladie ou ses symptômes évoqués dans des œuvres aussi variées que des traités de médecine, des œuvres littéraires ou d’historiens. Marie-Paule Duminil précise d’ailleurs que la vogue de cette histoire coïncide avec celle du roman grec vers le IIe siècle dans le monde grec et que les deux déclinent en même temps18.

Les auteurs latins antiques partageaient cette conception sur la mélancolie amoureuse du fait des connexions incessantes entre la Grèce et Rome. Il n’est donc pas extraordinaire de retrouver dans des œuvres antiques latines les mêmes symptômes pour décrire les souffrances d’un personnage amoureux.

Ovide, le grand peintre de l’amour, n’a recours ni au terme « morbus » ni à l’expression « mélancolie amoureuse » et pourtant il connaît les maux que provoque cette maladie puisque l’on en retrouve un tableau assez précis dans ses vers. Par exemple, dans l’épisode consacré à Narcisse, il est évident que le jeune homme souffre de cette affection. Narcisse face à son reflet subit les affres de la passion amoureuse au point d’en pâtir physiquement. Les détails suivants dépeignent clairement l’état maladif dans lequel se trouve le jeune homme :

[…] si attenuatus amore

Liquitur et tecto paulatim carpitur igni.

17 DUMINIL, Marie-Paule. « La mélancolie amoureuse dans l’Antiquité », art. cit. C’est l’historien Valère Maxime qui la rapporte dans son Factorum ac dictorum memorabilium libri. Il s’agit d’une version embellie de celle que racontait Arétée qui l’a rapportée le premier dans le domaine médical. Les médecins qui la reprennent au fil du temps s’en servent soit pour vanter la prise de pouls, soit pour asseoir davantage la célébrité d’Érasistrate dans ce domaine. Plutarque, Galien, Appien et Lucien ont tous traité de la question en donnant à chaque fois des variantes du récit (p. 95-97).

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Et neque iam color est mixto candore rubori, Nec uigor et uires et quae modo uisa placebant19.

Teint pâle, perte de la couleur rosée, qui est le signe d’une bonne santé, abattement, voilà le triste état dans lequel se retrouve Narcisse. Les allitérations en [t] dans les deux premiers vers du passage puis en [u] dans le dernier vers accompagnent la déliquescence progressive du héros. Le poète énumère les attributs qui faisaient la beauté du jeune homme. La tournure négative introduite par la conjonction « nec » exprime bien leur perte définitive. Tous ces symptômes physiques sont ordinairement ceux de la maladie et notamment de la mélancolie comme on l’a vu. Et il s’agit bien ici d’une maladie contractée sous le coup de la puissante passion que Narcisse éprouve pour son reflet. Les répercussions sur la santé physique de l’amoureux sont importantes et peuvent même être fatales, comme c’est le cas pour Narcisse :

Iamque dolor uires adimit nec tempora uitae

Longa meae superant primoque exstinguor in aeuo20.

L’épuisement qu’il ressent est tel qu’il ne pourra pas guérir. Il est conscient que sa mort est toute proche. Narcisse, comme Médée ou Phèdre, subit physiquement les dérèglements que provoque en lui l’amour. La passion destructrice s’annonce par des signes avant-coureurs qui sont les symptômes physiques du dérèglement provoqué par l’amour.

b. L’« amour hereos » ou l’histoire d’une confusion

sémantique

Le Moyen Âge hérite de la mélancolie amoureuse antique à la fois en tant que topos littéraire et que sujet d’étude en médecine. Michael R. Mc Vaugh affirme que le premier auteur à introduire la maladie d’amour dans l’Occident latin et à lui donner le nom d’« amor hereos » serait Constantin l’Africain dans son Viaticum21.

19 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III, v. 489-492 : « […] ainsi il dépérit, consumé par l’amour, et il succombe au feu secret qui le dévore lentement. Il a perdu ce teint dont la blancheur se colorait d’un éclat vermeil ; il a perdu son air de santé, ses forces et tous les charmes qu’il admirait naguère » (p. 85).

20 Ibid., v. 469-470 : « Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m’éteins à la fleur de mon âge » (p. 84).

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ARNAUD DE VILLENEUVE. Opera medica omnia, éd. cit. Michael R. Mc Vaugh écrit (p. 14) :

the first text to introduce “lover’s malady” as a medical problem to the Latin West, and to give it the name of “amor hereos”, was the Viaticum of Constantine the African (1075). Et un peu plus

loin, on lit : Constantine described the malady in a chapter entitled « de amore qui dicitur et

Originaire d’Afrique du Nord comme l’indique son nom, Constantin l’Africain une fois devenu moine se consacre à traduire les traités médicaux arabes22.

L’expression « amor hereos » dont il serait à l’origine connaît un grand succès tout au long du Moyen Âge. Néanmoins, la forme étrange « hereos » a soulevé de multiples interrogations à propos de son origine étymologique. Danielle Jacquard et Claude Thomasset dressent le tableau des nombreuses hypothèses23 faites au sujet du terme amor heroicus. Apparemment la forme « hereos » avec un « h » serait apparue au XIIIe siècle seulement dans un manuscrit du Viaticum et connaît jusqu’à la fin du Moyen Âge une incroyable stabilité24. Si le terme a été évidemment mis en relation avec le nom de l’amour en grec « ἔρως »25, il a été également rapproché du grec « ἥρως »26 ou encore du latin « herus »27. On retrouve l’idée de seigneur dans le terme heroicus qui aurait été introduit par Arnaud

lui-

la “maladie d’amour” comme un problème médical dans l’Occident latin et à lui donner le nom d’“amour héroïque” est le Viaticum de Constantin l’Africain (1075). », « Constantin a décrit la maladie dans un chapitre intitulé “de amore qui dicitur et hereos” en utilisant le terme (et ses dérivés) de manière répétée. », traductions personnelles.

22 RICORDEL, Joëlle. « De Salerne à Al-Andalus : l’empreinte des médecins de Kairouan ». Dans

Revue d’histoire de la pharmacie. 95ᵉ année, 2008, n° 358 [En ligne]. Pages 189-202. URL :

<https://doi.org/10.3406/pharm.2008.6479>. Cf. p. 199-200. Les traductions de Constantin l’Africain ont été d’une grande utilité en Europe occidentale dans la diffusion du savoir des médecins arabo-musulmans.

23 JACQUARD, Danielle et THOMASSET, Claude. « L’amour “héroïque” à travers le traité d’Arnaud de Villeneuve », art. cit., p. 151-154.

24 Ibid., p. 151.

25 ὁ ἔρως, ωτος : le désir des sens, l’amour.

26 ARNAUD DE VILLENEUVE. Opera medica omnia, éd. cit., p. 22 : ὁ ἥρως, ωος : « le maître, le noble ». L’éditeur R. Mac Vaugh explicite le lien : In glossing the phrase « amor hereos », for

example, Gerard explains that « hereos amorosi dicuntur viri nobiles qui propter divitias et vite molliciem atque delicias tali potius laborant passione » - thus evidently trying to connect the phrase with “heros”, hero (greek “ἣρως”)., « En glosant l’expression “amour héroïque”, par

exemple, Gérard explique qu’hereos amorosi dicuntur viri nobiles qui propter divitias et vite

molliciem atque delicias tali potius laborant passione - il tente ainsi à l’évidence de rapprocher

l’expression avec “heros”, le héros (en grec “ἣρως”) »), traduction personnelle. Girardus Bituricensis est l’un des commentateurs du Viaticum.

27 ARNAUD DE VILLENEUVE. Opera medica omnia, éd. cit. R. Mc Vaugh précise qu’Arnaud de Villeneuve semble lier hereos non plus à « héros », comme le faisait Girardus Bituricensis dans son commentaire du Viaticum, mais à herus (« seigneur, maître ») (p. 26). Le nom de la maladie par ailleurs est toujours amor heroicus et non amor hereos. Il ajoute que l’idée d’un amour assujetti à un maître a pu être influencée par la littérature courtoise. Cf. JACQUARD, Danielle et THOMASSET, Claude. « L’amour “héroïque” à travers le traité d’Arnaud de Villeneuve », art. cit., p. 152. Il est précisé que le latin classique heros, par attraction du francique hero, a dès le Xe siècle pris l’acceptation de « baron », « seigneur », rejoignant le sens classique de herus.

même. D’ailleurs, les médecins après lui adoptent cette interprétation de la passion amoureuse28 comme on l’a vu avec la mise en relation avec l’amour courtois.

C’est principalement à cause de l’œuvre de Constantin l’Africain que les lecteurs médiévaux ont associé l’amor hereos et la mélancolie29. Il avait, en effet, placé le chapitre traitant de l’amor hereos immédiatement après celui sur la mélancolie dans deux de ses œuvres30. Les médecins médiévaux ont repris la perspective de Constantin qui faisait dériver l’amor hereos soit d’une cause physiologique soit d’une cause psychologique. La première, physiologique, concerne le dérèglement des humeurs tandis que la deuxième est due à la vision : après avoir vu une très belle femme, un homme peut en garder le souvenir dans son esprit au point d’en être obsédé et de tomber dans la passion mélancolique. Les malades sont décrits avec des yeux caves et des paupières lourdes, le pouls rapide et le teint jaunâtre31. On le voit, encore une fois, les symptômes32 et les causes de la mélancolie et de l’amor hereos sont très proches. C’est pour cette raison que les médecins et physiciens médiévaux ont rapidement associé les deux affections33. R.

28 JACQUARD, Danielle et THOMASSET, Claude. « L’amour “héroïque” à travers le traité d’Arnaud de Villeneuve », art. cit., p. 152.

29 Ce lien n’était pas évident pour les médecins grecs, comme on l’a vu précédemment.

30 ARNAUD DE VILLENEUVE. Opera medica omnia, éd. cit. Il s’agit du Viaticum et du Pantegni, p. 16.

31 ARNAUD DE VILLENEUVE. Opera medica omnia, éd. cit. R. Mac Vaugh écrit (p. 15) :

Constantine offered two perspectives. Physiologically, amor hereos may be understood as caused by a humoral superfluity (of melancholy - that is, of black bile). Psychologically, it occurs when a person perceives someone beautiful and sets his heart on winning her, and his unending cogitatio, his obsession with her, brings on the passio melancholia - characterized by hollow eyes and heavy eyelids with a sallow color, and a strong (induratus) and abnormal pulse., « Constantin a

envisagé deux perspectives. L’une physiologique selon laquelle l’amor hereos peut être appréhendé comme la conséquence d’un excès d’humeur (de mélancolie, c’est-à-dire de bile noire). L’autre psychologique quand une personne remarque quelqu’un de beau et met tout son cœur à le gagner. Tant sa cogitatio sans fin que son obsession pour lui l’entraînent à la passio

melancholia - caractérisée par les yeux creux et les paupières lourdes, un teint d’une blancheur

maladive et un pouls anormalement intense (induratus). », traduction personnelle.

32 Ibid., p. 27. Ces symptômes sont un héritage évident de l’Antiquité comme le souligne bien R. Mac Vaugh.

33 Ibid., p. 17-19. Les connaissances au sujet de la mélancolie seraient arrivées jusqu’aux médecins

médiévaux via les œuvres de Constantin l’Africain qui a traduit de nombreux traités arabes. C’est avant tout grâce à Gérard de Crémone et à ses multiples traductions en latin d’ouvrages incluant les travaux de Galien ou encore d’Avicenne ou Rhazes que l’intérêt pour ce concept est allé grandissant au cours du XIIe siècle. Les auteurs arabes ont élaboré à partir des travaux d’Aristote