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Les lectures morales du mythe de Narcisse

Au Moyen Âge, tout fait signe et il est nécessaire pour un esprit de ce temps de comprendre ces signes. L’usage était donc répandu d’interpréter les textes, notamment les écrits religieux comme la Bible. Henri de Lubac dans son ouvrage sur l’exégèse médiévale1 rappelle le distique qui résume de façon claire la manière de procéder des auteurs médiévaux face aux textes sacrés :

Littera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis quid agas, quo tendas anagogia2.

Cette formule vient peut-être d’un dominicain, Auguste de Dacie, qui a composé vers 1260 le Rotulus pugillaris. Le premier sens, le plus évident, est le sens littéral ou historique qui enseigne les événements. Le deuxième sens, le sens allégorique3 enseigne ce qu’il faut croire en cherchant à aller au-delà du simple récit. Par exemple, dans la Bible, les événements ou les figures de l’Ancien Testament peuvent être lus à l’aide du prisme de la vie du Christ. Le troisième sens, moral ou tropologique, énonce la manière dont il faut agir. Chaque élément du récit est interprété en fonction des vices et des vertus. Enfin le sens ultime, l’anagogie, exprime ce vers quoi il faut tendre. Il s’agit de donner à voir les réalités dernières qui deviendront visibles à la fin des temps. Bien souvent les expressions « lecture allégorique » ou « interprétation allégorique » désignent de manière large les trois derniers sens.

Si la Bible a fait l’objet de nombreuses lectures selon les quatre sens de l’Écriture, Henri de Lubac rappelle que Guillaume de Conches a soutenu l’idée qu’il y avait également une signification sérieuse à rechercher dans les œuvres antiques4. Les auteurs médiévaux se sont donc assigné la tâche d’ôter l’integumentum qui recouvre les textes antiques profanes pour en dévoiler le sens profond. Les mythes considérés comme des fables ont pu ainsi être sauvés de l’oubli mais qui plus est acquérir un certain prestige grâce à cette lecture allégorique. C’est ainsi que les fables païennes d’Ovide ou de Virgile portaient en elles des vérités qu’il s’agissait de révéler au monde. Le genre littéraire, assez fécond, de la moralisation se développe alors et donne naissance aux integumenta Ovidii ou Virgilii5. Les mythes

1 DE LUBAC, Henri. Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture. Paris : Desclée de Brouwer, 1993.

2 Ibid. T. 1, p. 23.

3 Le terme allégorie est issu du grec ἂλλος « autre » et ἀγορεύω « parler, dire ». L’allégorie en énonçant une chose en dit aussi une autre.

4 DE LUBAC, Henri. Exégèse médiévale, op. cit., p. 188.

5 CHENU, M. D. « Involucrum : le mythe selon les théologiens médiévaux ». Dans Archives

d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge. 22. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 1955.

antiques offrent un champ d’interprétation infini pour les auteurs médiévaux qui désirent retrouver la portée morale, sacrée, religieuse que leurs prédécesseurs auraient dissimulée inconsciemment dans leurs œuvres.

C’est ainsi qu’Ovide parvient à « survivre » dans des œuvres qui a priori n’appartenaient pas à la littérature romanesque ou poétique comme l’analyse parfaitement Simone Viarre6 dans son ouvrage consacré à la littérature scientifique. L’œuvre prolifique d’Ovide a ainsi perduré en s’accordant aux préoccupations et à la pensée des clercs médiévaux. Ce n’est pas un hasard si on a surnommé le XIIe siècle l’ateas ovidiana7. L’influence du célèbre poète latin a certes régné en poésie mais également dans des domaines variés de la littérature scientifique et didactique. Les clercs font surgir une figure christianisée d’Ovide, qualifié souvent d’ethicus8. Son œuvre majeure, les Métamorphoses, qui évoque un déluge, ne peut pas, selon les auteurs médiévaux, ne pas être innervée par la pensée chrétienne. Ovide aurait eu la prescience de la religion chrétienne. Leur tâche désormais consiste à lever le voile qui recouvre le sens profond de cette œuvre antique et à mettre en lumière les notions morales, voire scientifiques et religieuses qu’elle porte en son sein. Leur objectif est de révéler l’œuvre de Dieu9.

Cette tendance a perduré tout au long du Moyen Âge comme le prouve le vaste ouvrage de l’Ovide moralisé. L’auteur anonyme traduit en français et interprète les Métamorphoses dans leur ensemble selon les quatre sens de l’Écriture. Le commentateur pousse l’exercice à son plus haut point en offrant très souvent, un premier sens « littéral », et un deuxième sens « allégorique », qui peut être soit typologique, soit tropologique et, plus rarement anagogique. Mais d’autres auteurs avant lui avaient déjà proposé, en latin, des lectures allégoriques des fables ovidiennes sans forcément aller aussi loin. Ils se sont souvent contentés du sens moral. Leurs œuvres constituent alors une exhortation à la vertu. Mais cette dimension parénétique n’est peut-être pas toujours aussi prégnante, il s’agit parfois simplement d’une morale sociale. Bien entendu le mythe de Narcisse et surtout le personnage lui-même constituent un vaste champ d’interprétation et les clercs en ont offert des lectures morales variées.

Précisons d’emblée que la lecture allégorique proposée par les auteurs que nous allons étudier dans ce chapitre ne se fait pas dans le même contexte. Certains

6 VIARRE, Simone. La survie d’Ovide dans la littérature des XIIe et XIIIe siècles. Supplément aux

Cahiers de Civilisation Médiévale. Poitiers : Université de Poitiers : Centre d’Études supérieures de Civilisation Médiévale, 1966.

7 Ibid., p. 31.

8 Ibid., p. 67.

auteurs comme Arnoul d’Orléans, Jean de Garlande, Pierre Bersuire et l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé ont choisi d’interpréter les Métamorphoses dans leur ensemble. Évoquer la fable de Narcisse est donc un passage obligé. Mais d’autres auteurs, quant à eux, composent des œuvres originales à vocation le plus souvent parénétique, comme Alexandre Neckam, Alain de Lille, Guillaume de Lorris, Jacques Legrand, Christine de Pizan, Guillaume Coquillart, Jean Molinet ou encore l’auteur anonyme des Eschez d’Amours et leur version moralisée par Évrart de Conty. Ils ont donc recours à la figure de Narcisse différemment puisqu’ils l’insèrent dans le cours de leur récit ou de leur argumentation. Jean-Thiébaut Welter a étudié de manière précise les exempla dans la littérature religieuse et didactique10 au Moyen Âge. Il définit l’exemplum au sens large comme « récit ou historiette, fable ou parabole, moralité ou description pouvant servir de preuve à l’appui d’un exposé doctrinal, religieux ou moral11 ». Du récit est tiré un enseignement moral qui est censé servir à édifier le lecteur12. La référence à Narcisse intervient donc à la manière d’un exemplum puisque les clercs s’en servent pour appuyer leur propos.

On l’aura compris Narcisse finit par incarner au Moyen Âge un comportement à ne pas imiter. Mais de quel défaut13 s’agit-il véritablement ? Pour le comprendre, attachons-nous à étudier de près les mots que nos auteurs emploient dans les moralisations du mythe de Narcisse. Il s’avère que dans notre corpus on trouve les termes suivants : arrogantia14 ; vanitas et inanis gloria15 ; gloria rerum16 ; superbia17. Une telle variété frappe. Pourquoi nos auteurs emploient-ils plusieurs termes ? N’auraient-ils pas pu se contenter du mot latin que l’on trouve chez Ovide :

superbia18 ? C’est d’ailleurs la traduction fidèle de ce mot que l’on retrouve dans

nos textes en langue vernaculaire : « orguile »19 ou « orgueil » et « orgueillous »20,

10 WELTER, Jean-Thiébaut. L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge. Paris-Toulouse : E.-H. Guitard, 1927.

11 Ibid., p. 1.

12 Ibid., p. 3.

13 Pour le moment, j’utilise à dessein le mot « défaut », plus général que celui de vice car « tout vice est défaut mais tout défaut n’est pas vice » selon André Cabassaut, rédacteur de l’article « Défaut » dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire. Fondé par M. Viller, F. Cavallera, J. de Guibert, s. J. Continué Ch. Baumgartner. Beauchesne : Paris, 1957. Tome III. Cf. col. 68-74. Je reviendrai sur la différence entre les deux pour essayer de définir si le comportement de Narcisse tend plutôt vers l’un ou l’autre.

14 ARNOUL D’ORLÉANS. Allegoriae super Ovidii Metamorphosin, éd. cit.

15 ALEXANDRE NECKAM. De Naturis rerum libri duo et De laudibus divinae sapientiae, éd. cit.

16 JEAN DE GARLANDE. Integumenta Ovidii, poemetto inedito del secolo XIII, éd. cit.

17 BERSUIRE, Pierre. Ovidius moralizatus, éd. cit.

18 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III, v. 354, « l’orgueil ».

« li orgueilleux »21. On peut être surpris d’une telle diversité lexicale dans le récit du mythe puis dans sa moralisation alors que dans chaque texte il est toujours question du même personnage : Narcisse. En fait, cette variété dans le vocabulaire nous offre à voir la pensée médiévale dans toute sa richesse. Sans prétendre percer à jour les motivations réelles de tel ou tel auteur à propos de l’emploi d’un mot en particulier, on se propose néanmoins d’apporter quelques éléments de réponse.

Partons du fait que la religion chrétienne innerve tout le monde médiéval. Un auteur ne peut donc à cette époque ne pas avoir à l’esprit les catégories de pensée qui relèvent de ce système. La variété des termes employés pour évoquer le défaut de Narcisse illustre le débat qui avait lieu au Moyen Âge sur la question théologique de l’orgueil et de son rapport à la vaine gloire.

Dans le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique22, Pierre Miquel et Jean Kirchmeyer co-signent l’article sur la vaine gloire et présentent de manière assez synthétique l’évolution de la notion. Le défaut de vaine gloire (inanis gloria) vient directement de la tradition monastique orientale23. Ce sont d’abord les moines qui sont touchés par cette imperfection morale au cours de leur vie spirituelle. La vaine gloire fait partie intégrante de la liste des huit péchés capitaux qu’Évagre le Pontique dresse, à l’intérieur de laquelle il distingue la vaine gloire de l’orgueil24. Ces deux derniers péchés forment le duo ultime à vaincre pour ceux qui recherchent la perfection. Puis par l’intermédiaire de Jean Cassien, héritier de la pensée d’Évagre, le Moyen Âge occidental reprend cette classification. La situation semble alors assez simple mais c’était sans compter les tentatives de définitions exhaustives des péchés afin de les saisir pleinement. Or les moralistes chrétiens, tant dans la tradition orientale qu’occidentale, se sont tous heurtés à la même difficulté, à savoir de dresser une frontière nette entre la vaine gloire et l’orgueil.

20 Ovide moralisé. Poème du commencement du XIVe siècle, éd. cit. p. 165. GUILLAUME

COQUILLART. Œuvres, éd. cit. « Complaincte de Eco qui ne peult jouyr de ses amours ». JEAN MOLINET. Le Roman de la Rose moralisé, éd. cit., p. 59.

21 Les Eschéz d’Amours, éd. cit. v. 4470. On trouve également la forme « orguilleux» dans « Les Règles de la Seconde rhétorique », p. 42. Cf. Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. cit.

22 Dictionnaire de spiritualité, éd. cit. T. III (1957) article « Défaut » col. 68-88 ; T. VI (1967) article « Gloire » col. 494-505 ; T. XI (1982) article « Orgueil » col. 907-933.

23 Ibid., article « Gloire » col. 495. Pierre Miquel relève la grande richesse du vocabulaire grec pour désigner toutes les nuances que la vaine gloire peut prendre.

24 Ibid., article « Défaut » col. 72. L’ordre établi par Évagre correspond au progrès de la vie spirituelle. Il évoque d’abord les vices qui touchent le corps et les biens extérieurs (la gourmandise, la luxure, l’avarice) puis les vices de l’âme (la colère, la tristesse, la paresse ou

acedia) et enfin les deux derniers, les plus difficiles à vaincre : la vaine gloire et l’orgueil. Tous