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Dans la tradition médiévale, l’amour et le regard sont intrinsèquement liés. Christopher Lucken rappelle le processus de l’amour dans lequel la vue joue un rôle central. L’amant, blessé par Amours, reçoit une de ses flèches dans l’œil qui représente le passage privilégié de la passion amoureuse jusqu’au cœur. Autant la figure d’Amours est un héritage ovidien171, autant la métaphore de l’œil comme accès pour la flèche du désir qui atteint le cœur ne se retrouve pas dans la littérature latine classique172. Ce motif typiquement médiéval se répand tout au long du XIIe siècle comme en témoigne à la fin du siècle le De Amore d’André le Chapelain. L’amour procède de la vue, c’est là un héritage des théories173 remontant à Empédocle et adoptées par Platon avant d’être reprises tout au long de l’Antiquité, et dont le Moyen Âge s’est fait l’héritier. Dans la lyrique courtoise, la dame se cache derrière Amour, « la flèche métaphorise l’éclatante beauté de celle qui frappe celui

170 FRAPPIER, Jean. « Variations sur le thème du miroir. », art. cit., p. 152.

171 LUCKEN, Christopher. « L’imagination de la dame. Fantasmes amoureux et poésie courtoise », art. cit. Amours est un héritier d’Érôs et de Cupidon rappelle-t-il (p. 202).

172 Ibid. Note 3, p. 204 : l’auteur évoque un article de Cline (« Heart and Eyes », p. 282) selon qui « l’histoire de Narcisse paraît être le seul épisode ovidien impliquant les yeux dans le processus amoureux ».

173 Ibid. L’auteur rappelle la théorie des rayons visuels par laquelle était expliquée la vision depuis l’Antiquité.

qui la regarde pour y allumer la flamme ardente du désir174 », selon les termes de Christopher Lucken.

On comprend aisément le mouvement qui a amené les poètes à entrecroiser la conception de l’amour né du regard de la dame avec les motifs issus du mythe de Narcisse. Il y a d’un côté Narcisse tombé amoureux, par le regard qu’il a porté sur l’eau de la fontaine, d’un objet impossible à atteindre, de l’autre un poète dont le regard a croisé les yeux d’une femme qui lui ont transpercé le cœur175 : les deux imaginaires ne pouvaient que s’entremêler intimement et donner naissance à toute la tradition de la fin’amor dans laquelle le poète se présente comme un double de Narcisse.

Selon Jean-Charles Payen, les troubadours ont chanté le piège que constituent les yeux de la dame, miroir qui constitue un véritable « péril » pour l’amant176. Dans sa célèbre chanson « Can vei la lauzeta mover » Bernard de Ventadour dresse une analogie entre le poète prisonnier des yeux de la dame et l’alouette prise au piège de la lumière177 :

Anc non agui de me poder ni no fui meus de l’or’en sai

174 LUCKEN, Christopher. « L’imagination de la dame. Fantasmes amoureux et poésie courtoise », art. cit., p. 203.

175 GILBERT, Jane. « “I Am Not He” : Narcissus and Ironic Performativity in Medieval French Literature », art. cit. Existing in a solipsistic void, the lover’s desire is not forbidden but

impossible. (p. 944), « Prenant place dans un vide solipsiste, le désir de l’amant n’est pas interdit

mais impossible. », traduction personnelle.

176 PAYEN, Jean-Charles. « L’art d’aimer chez Guillaume de Lorris ». Dans DUFOURNET, Jean.

Études sur le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. Paris : Champion, 2012. Pages 105-144. Cf. p. 110.

177 PAYEN, Jean-Charles. « L’art d’aimer chez Guillaume de Lorris », art. cit. BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 31, v. 1-4 : « Can vei la lauzeta mover / de joi sas alas contral rai, / que s’oblid’e’s laissa chazer / per la doussor c’al cor li vai », « Quand je vois l’alouette mouvoir de joie ses ailes contre les rayons du soleil, perdre conscience et se laisser choir à cause de la douceur qui pénètre son cœur […] » (p. 180-181) ; GILBERT, Jane. « “I Am Not He” : Narcissus and Ironic Performativity in Medieval French Literature », art. cit. L’autrice analyse cette canso de manière très précise (p. 943 sq.) : The first three stanzas describe the

intensity of the poet’s unrequited love and his stupefaction in the face of his own emotions. Elle

ajoute : The third stanza introduces the likeness to Narcissus as the poet returns to the originary

moment of his desire and despair., « Les trois premières strophes décrivent l’intensité de l’amour

non réciproque du poète et sa stupéfaction face à ses propres émotions.», « La troisième strophe présente la ressemblance avec Narcisse alors que le poète retourne à l’instant originel de son désir et de son désespoir. », traduction personnelle.

que’m laisset en sos olhs vezer en un miralh que mout me plai178.

Le poète compare les yeux de la femme aimée à un miroir dans lequel il se perd, qui « le dépossède de lui-même179 » comme le souligne Cristine Noacco. Elle remarque la dualité de cette « métaphore chère aux troubadours », le miroir représente à la fois « l’éveil à l’amour » et « le “risque de l’orgueil et des folies de l’amour”180 ». Le poète va jusqu’à s’oublier lui-même dans la contemplation, il suit un mouvement similaire à celui de Narcisse perdu dans l’observation de son reflet. La strophe se clôt sur l’analogie entre les deux amoureux :

Miralhs, pus me mirei en te, m’an mort li sospir de preon, c’aissi’m perdei com perdet se lo bels Narcisus en la fon181.

La dame s’efface entièrement pour laisser place au seul « miralhs », celui de ses yeux. Le poète se noie, ainsi que l’avait fait Narcisse, dans la vision des yeux de la femme aimée182. Cette canso de Bernard de Ventadour ainsi que l’imaginaire des troubadours ont connu un grand succès auprès des trouvères du nord de la France, comme le rappelle Jean-Charles Payen183. Le motif du regard de la dame d’où naît l’amour, celui du miroir métaphore de ses yeux et la figure de Narcisse les ont donc beaucoup influencés dans l’élaboration de leur poésie amoureuse. C’est ainsi que

178 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 31, v. 17-20 : « Je n’eus plus pouvoir sur moi-même et je ne m’appartiens plus dès l’instant où elle me laissa regarder dans ses yeux, en ce miroir qui me plaît beaucoup. ».

179 NOACCO, Cristine. « Le mythe de Narcisse dans la littérature médiévale de langue d’oïl (XIIe -XIIIe siècles) », art. cit. Cf. p. 11 note de bas de page n°3.

180 FRAPPIER, Jean. « Variations sur le thème du miroir », art. cit., p. 154, cité NOACCO, Cristina. « Le mythe de Narcisse dans la littérature médiévale », art. cit., p. 11.

181 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 31, v. 21-24 : « Miroir, depuis que je me suis miré en toi, les profonds soupirs ont causé ma mort, si bien que je me suis perdu comme se perdit le beau Narcisse dans la fontaine. » (p. 181).

182 GILBERT, Jane. « “I Am Not He” : Narcissus and Ironic Performativity in Medieval French Literature », art. cit. Elle souligne : In “Can vei”, as in Troie, when the lover invokes Narcissus to

express the inaccessibility of his desired object, he raises the spectre of a more far-reaching isolation. Elle poursuit la comparaison avec Achille : Whereas Achilles seems to be separated from Polyxena by mere practicalities, Bernart’s lover suffers a desire whose intensity is

proportional to its unrequitedness. » (p. 944), « Dans « Can vei », comme dans Troie, quand l’amant invoque Narcisse pour exprimer l’inaccessiblité de l’objet désiré, il érige le spectre d’un isolement encore plus inatteignable. » et « Alors qu’Achille semble être séparé de Polyxène par de simples détails pratiques, l’amant de Bernart souffre d’un désir d’autant plus intense qu’il n’est pas réciproque. », traduction personnelle.

l’on retrouve en langue d’oïl comme en langue d’oc, des images similaires même si la dynamique et l’expression sont différentes. Marie-Noëlle Toury remarque que Tristan et Narcisse sont les deux exemples les plus abondamment cités, « le premier se confondant souvent avec le thème de l’amour fatal et le second avec celui du miroir périlleux184 ». L’image du péril, déjà bien présente chez les troubadours - la

canso de Bernard de Ventadour, dans laquelle il dit son risque de périr noyé, en est

un bon exemple -, connaît sa prospérité grâce à Guillaume de Lorris qui transforme la fontaine de Narcisse en fontaine périlleuse. Si l’on poursuit l’analogie les yeux de la dame forment aussi un miroir périlleux pour le poète. C’est l’une des raisons pour laquelle certains critiques ont interprété les deux cristaux reposant au fond de la fontaine du verger de Déduit comme les yeux de la dame185. Cette interprétation a suscité de vives réactions dans le champ de la critique mais, même si elle a été revue depuis, elle s’accorde avec l’idée du regard miroir, les cristaux redoublant ici l’eau de la fontaine.