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a. Le poète comme double de Narcisse

Le poète pris dans les rets d’Amour s’incarne dans la figure de Narcisse. L’amour entraîne la souffrance, les pleurs donc le chant et la créativité poétique. On pourrait voir dans le planctus de Narcisse une lointaine origine de ce lien entre le chant, l’amour et la souffrance due à la passion. Chez Ovide en effet, Narcisse tire de ses tourments amoureux le sujet de la longue plainte qu’il émet34. Il chante son amour, l’impossibilité de l’assouvir et la souffrance qui en résulte. Troubadour ou trouvère avant l’heure, l’objet de son amour est inaccessible, c’est ce qui est à l’origine de ce planctus déchirant. Amour impossible, être aimé inaccessible35, sort cruel36, désir irréalisable de ne faire qu’un avec l’être aimé37… voilà résumés les grands thèmes de la poésie lyrique médiévale que l’on trouve déjà chez Ovide dans la bouche de Narcisse. C’est peut-être cette convergence dans les motifs qui a poussé les poètes courtois à s’identifier à Narcisse. Très souvent quand les poètes chantent l’impossibilité de leur amour, ils convoquent ce personnage. La référence

31 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit., p. 298.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III. Le soliloque de Narcisse face à l’être qu’il aperçoit dans l’eau et qu’il ne peut pas atteindre s’étend sur 31 vers (v. 442-473). La longueur de cette intervention contraste avec les répliques très brèves que le jeune homme a échangées avec Écho dans la première partie de l’aventure puis avec le cri de souffrance qu’il lance (v. 477-479) avant d’agoniser. La poésie, ici chant de désespoir de la part de l’amant tourmenté, semble véritablement naître du sentiment de souffrance. Les poètes médiévaux s’en souviendront…

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Ibid., v. 446-447 : Et placet et uideo ; sed quod uideoque placetque / Non tamen inuenio […], « Un être me charme et je le vois ; mais cet être qui me charme et que je vois, je ne puis l’atteindre » (p. 84).

36 Ibid., v. 442 : “Ecquis, io siluae, crudelius” inquit “amauit ?”, « “Jamais amant, dit-il, ô forêts, a-t-il subi un sort plus cruel ?” » (p. 84).

37 Ibid., v. 448-450 : Quoque magis doleam, nec nos mare separat ingens / Nec uia nec montes nec

clausis moenia portis ; / Exigua prohibemur aqua. […], « Pour comble de douleur, il n’y a entre

nous ni vaste mer, ni longues routes, ni montagnes, ni remparts aux portes closes ; c’est un peu d’eau qui nous sépare » (p. 84).

occupe seulement un vers ou deux, parfois un peu plus, néanmoins elle joue un rôle majeur dans la signification d’ensemble du poème. De nombreux critiques se sont penchés sur l’utilisation de la figure de Narcisse dans la poésie lyrique38.

Roger Dragonetti a étudié de manière très précise la technique des trouvères dans la chanson courtoise39. Il consacre une partie de son analyse aux comparaisons lyriques40 et à la manière dont les poètes les introduisent. Après avoir relevé précisément les expressions qui servent à introduire ces comparaisons, il cite les plus utilisées. Aux côtés des couples d’amant les plus célèbres comme Pâris et Hélène ou Tristan et Yseut, on trouve Narcisse. Ces images « empruntées à des légendes antiques ou médiévales » servent à « souligner la perfection de l’amant courtois41 ». Il rappelle ensuite que les comparaisons brèves sont appelées exempla et servent depuis l’Antiquité. Mais il précise bien que « les trouvères adaptent le même procédé aux exigences du genre42 ». Le trouvère n’a qu’à rappeler « les noms pour que s’éveille dans l’imagination du public initié, un monde de rêve dont la couleur romanesque lui était familière43 ». Ces images n’étaient pas « destinées à dépayser le public par leur caractère singulier ou insolite », au contraire elles « visaient à créer par voie d’illusion, la poésie d’un univers affectif idéalisé dont l’image-cliché produisait l’ébranlement44 ». Il est intéressant de relire certaines poésies lyriques de troubadours et de trouvères à la lumière des propos de Roger Dragonetti. On remarque que du XIIe siècle au XIVe siècle, les poètes s’identifient à Narcisse aussi bien dans les domaines d’oc que d’oïl et que même une fois l’époque du grand chant courtois révolue, Narcisse reste une figure centrale pour le poète quand il évoque un amant désespéré.

38 TOURY, Marie-Noëlle. « Narcisse et Tristan : subversion et usure des mythes aux XIIe et XIIIe siècles ». Dans L’imaginaire courtois et son double. Édité par Giovanna Angeli et Luciano Formisano. Napoli : Edizioni Scientifiche Italiane, 1992. (Coll. Pubblicazioni dell’università degli studi di Salerno, 35). Actes du VIe Congrès Triennal de la Société Internationale de Littérature Courtoise, Fisciano (Salerno), 24-28 juillet 1989. Pages 421-437. Cf. p. 421 sq. ; NOACCO, Cristina. « Le mythe de Narcisse dans la littérature médiévale en langue d’oïl (XIIe-XIIIe siècles) ». Dans ... se vi rimembra di Narcisso ... Metapoetische Funktionen des Narziss-Mythos

in romanischen Literaturen. Band 49. Sous la direction de Hans Felten et David Nelting/

Frankfurt am Main : Peter Lang, 2003. (Coll. Studien und Dokumente zur Geschichte der Romanischen Literaturen). Pages 11-28, p. 11 ; KNOESPEL, Kenneth J. Narcissus and the

Invention of Personal History, op. cit., p. 61 sq.

39 DRAGONETTI, Roger. La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise.

Contribution à l’étude de la rhétorique médiévale. Genève-Paris-Gex : Slatkine Reprints, 1979.

40 Ibid., p. 196 sq.

41 Ibid., p. 197.

42 Ibid., p. 198.

43 Ibid.

Les mots qui, d’après Roger Dragonetti, introduisent les comparaisons chez les trouvères sont les mêmes dans les œuvres des troubadours. Dans une chanson anonyme du XIIe siècle « Aissi m’ave cum a l’enfan petit », la comparaison entre le poète et Narcisse est introduite par la préposition com45 tout comme dans le poème de Bernard de Ventadour « Can vei la lauzeta mover46 » ou encore chez Aimeric de Peguilhan47. On trouve également des comparaisons de supériorité à valeur hyperbolique chez Raoul de Soissons : plus…c’onques48 ou encore plus tardivement chez Eustache Deschamps plus…que49. Peirol de son côté établit une stricte

équivalence entre Narcisse et lui avec l’adverbe atressi50. D’après Roger Dragonetti,

« la structure des comparaisons descovertes présente un caractère de cliché qui ne varie que dans les détails51 ». Finalement, si l’on excepte les termes variés qui introduisent la comparaison, l’idée est sensiblement la même chez tous les poètes : ils revendiquent leur identification à Narcisse car leur sort est semblable, soit en ce qui concerne la projection qu’ils font de leur mort future soit par l’ardeur de leur amour. Roger Dragonetti résume parfaitement ce recours à la figure de Narcisse en expliquant que le « symbole de Narcisse » est utilisé comme « brève hyperbole au service de l’inaccessible amour des amants courtois52 ». Il n’est fait « aucune allusion au drame de la légende53 », le nom de Narcisse suffit à signifier l’amour passionné et impossible qui entraîne des souffrances terribles54.

45 Trouvères et Minnesänger, éd. cit. Canso d’un troubadour anonyme « Aissi m’ave cum a l’enfan petit », v. 14-16 (p. 113) : « com Narcisi, que dedins lo potz cler / vi sa ombra e l’amet tot entier / e per fol’ amor mori d’aital guia ».

46 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 31, « Can vei la lauzeta mover », v. 23-24 : « c’aissi’m perdei com perdet se / lo bels Narcisus en la fon » (p. 180).

47 AIMERIC DE PEGUILHAN. The poems of Aimeric de Peguilhan, éd. cit. Chanson 6, v. 33-36 : « Con cel q’en cisterna s’es mes, / Qe mira sos oils e sa faz,/ E s’el sona, sera sonatz / De si meteus, c’als non i ve ».

48 RAOUL DE SOISSONS. Die Lieder Raouls von Soissons, éd. cit. Chanson X, v. 58-59 : « Quant je ne puis veoir ce que j’aim plus / C’onques n’ama son ombre Narcisus ».

49 EUSTACHE DESCHAMPS. Œuvres complètes, éd. cit. Ballade DXXVI, v. 5-8 : « Desir, Plaisir et Souvenir, cil troy / Feront mon cuer mourir de mort plus dure / Que Narcisus, ne remede n’y voy, / Fors de languir plus qu’autre creature ».

50 PEIROL. Peirol Troubadour of Auvergne, éd. cit. Chanson XV, v. 20-22 : « quar anc Narcis, qu’amer l’ombra de se, / si be.s mori, no fo plus fols de me. / Atressi.m muer entre.ls loncs deziriers ».

51 DRAGONETTI, Roger. La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, op. cit., p. 196.

52 Ibid., p. 203.

53 Ibid.

54 GILBERT, Jane. « “I Am Not He” : Narcissus and Ironic Performativity in Medieval French Literature ». Dans The Modern Language Review. Octobre 2005, vol. 100, n°4 [En ligne]. London : Modern Humanities Research Association. Pages 940-953. URL : <http://www.jstor. org/stable/ 3737718> (accès restreint depuis la BIU-LSH Diderot, consulté le 21/11/2014).Jane

Depuis l’Antiquité, le motif topique est source de création. Il ne s’agissait pas pour un auteur d’être original, il lui fallait s’inscrire dans la lignée de ses prédécesseurs en reprenant la matière poétique existante pour l’arranger d’une autre manière. Comme le souligne Roger Dragonetti, le cliché est « le point de départ » qui canalise l’inspiration55. Ce n’est qu’à partir de la période romantique que cette dynamique de reprise des topoi a été considérée comme une simple imitation ou une répétition de clichés. Les Romantiques ont mis en avant l’originalité et la sincérité dans l’acte de création. Ils ont voulu se libérer des formes de visions imposées par la rhétorique56 et laisser libre cours à leur sensibilité personnelle. Or la littérature médiévale, héritière de l’Antiquité, s’inscrit à l’opposé de cette tradition romantique qui façonne bien souvent nos jugements à l’égard de la création littéraire médiévale de cette époque que l’on trouve parfois répétitive ou peu originale. D’ailleurs, selon la formule de Robert Guiette, reprise par Roger Dragonetti, la poésie courtoise est « le témoignage d’un jeu de la poésie du lieu commun57 ». Le cliché y joue « un rôle constructif et dynamique58 ». Quelle figure pouvait le mieux incarner un amour impossible qui laisse place au chant si ce n’est celle de Narcisse dont la plainte trouve son origine dans la souffrance amoureuse ? La dynamique circulaire de la poésie lyrique trouve ici sa pleine expression avec le vertige de la mise en abyme du poète qui chante ses tourments en se comparant à un personnage dont la plainte naît de ses souffrances.

Nul besoin pour les poètes de se perdre dans la relation de la légende tout entière : un mot, un élément, un détail, et voilà que surgit l’image du jeune homme à la fontaine. Son nom suffit à faire signe au lecteur-auditeur qui, à son évocation, se rappelle le déroulement des événements : l’amour impossible pour le reflet, la souffrance amoureuse, la mort. Le poète dresse ensuite de manière plus précise l’élément de comparaison entre Narcisse et lui. Le cliché est le « lieu d’entente préétablie entre le poète et le public59 » comme l’explique Roger Dragonetti. Les

Gilbert écrit justement à ce propos, (p. 945) : Narcissus represents the quintessense of love, portrayed as an imprudent, irrational, and obsessive passion., « Narcisse représente la

quintessence de l’amour, dépeint comme une passion imprudente, irrationnelle et obsessionnelle. », traduction personnelle.

55 DRAGONETTI, Roger. La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, op. cit., p. 542.

56 Ibid., p. 541.

57 GUIETTE, Robert. « D’une poésie formelle en France au Moyen Âge ». Dans Revue des Sciences

humaines, avril-juin 1949. Pages 61-68, citation p. 67, cité par DRAGONETTI, Roger. La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, op. cit., p. 541.

58 DRAGONETTI, Roger. La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, op. cit., p. 541.

péripéties n’ont guère d’importance car ce qui compte avant tout c’est que Narcisse représente, selon l’expression de Marie-Noëlle Toury, « un type d’amant malheureux60 », à qui le poète peut s’identifier à travers les sentiments qu’il souhaite exprimer. La signification profonde qui reste d’un poète à l’autre, au-delà des transformations qu’ils peuvent faire vivre à la légende, c’est « l’impossibilité de l’amour » parfaitement incarnée par Narcisse61.