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La figure de Narcisse dans la littérature et la pensée médiévales

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Academic year: 2021

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Submitted on 25 Mar 2019

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médiévales

Magali Romaggi

To cite this version:

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N° d’ordre NNT : 2018LYSE2143

THESE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON

Opérée au sein de

L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2

École Doctorale

:

ED 484 Lettres, Langues, Linguistique et Arts

Discipline : Lettres

Soutenue publiquement le 1 décembre 2018, par :

Magali ROMAGGI

La figure de Narcisse dans la littérature et la

pensée médiévales.

Devant le jury composé de :

Jean-René VALETTE, Professeur des universités, Université Paris Sorbonne, Président Florence BOUCHET, Professeure des universités, Université Toulouse 2, Rapporteure

Catherine GAULIER-BOUGASSAS, Professeure des universités, Université de Lille, Rapporteure Catherine CROIZY-NAQUET, Professeure des universités, Université Paris3, Examinatrice Stéphane GIOANNI, Professeur des université, Université Lumière Lyon 2, Examinateur

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Et les trilles de son rire

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♦ Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort différée : désastre .

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Rédiger une thèse requiert une volonté de fer, une patience infinie et du temps. La solitude peut être souvent de mise, lors des longues phases préparatoires de recherche, pendant les lents moments de maturation de la réflexion jusqu’à son aboutissement ici. Toutefois il se serait avéré difficile, voire impossible, de maintenir le cap sans l’omniprésence et le précieux soutien de l’entourage qui fut le mien. Au seuil de ce travail, je tiens à remercier celles et ceux qui étaient là, à mes côtés, durant toutes les années consacrées à cet exigeant travail intellectuel qu’est une thèse.

Je tiens tout d’abord à adresser mes plus vifs remerciements à ma directrice de thèse, Marylène Possamai-Pérez. C’est elle qui m’a ouvert les voies de la recherche. J’ai pu trouver auprès d’elle un soutien indéfectible lors des périodes difficiles et des moments de doute. Sa disponibilité, sa gentillesse et ses remarques avisées ont éclairé ma route jusqu’à aujourd’hui.

Je remercie la longue lignée d’enseignants qui, tout au long de ma formation, ont aiguisé mon appétit de la littérature, de la mythologie, de l’Antiquité et du Moyen Âge.

Je remercie mes parents qui m’ont épaulée et encouragée, chacun à leur manière.

Je remercie Julien et Vincent pour leur présence et leurs marques d’amour qui m’ont été précieuses.

Je remercie Jean-François pour ses messages amusants ou intrigants, véritables échappées ressourçantes, toujours parfaitement calés sur le calendrier scolaire du secondaire.

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Je remercie la jolie farandole d’ami-es, en la compagnie desquels-les j’espère poursuivre encore longtemps cette drôle de danse qu’est la vie.

Merci à Estelle, qui a illuminé de sa présence les longues (très longues) heures passées, l’été, à la BNF. Son inestimable amitié est un îlot de réconfort à chaque instant.

Merci à Charlotte, qui m’a fait partager l’expérience exotique de la bibliothèque de l’INALCO et qui, surtout, m’a savamment distillé son savoir de docteur d’un ton calme et apaisant.

Merci à Mathilde, avec qui j’ai passé des heures et des heures à travailler à Lyon et à Saint-Étienne. Nos bavardages et nos rires nous ont mutuellement soutenues dans nos tâches respectives et combien exigeantes.

Merci à Ludovic, qui, malgré les chemins de traverse et les virages brusques que la vie réserve, est une présence inaltérable.

Merci à Margaux et à Benjamin pour leur indéfectible soutien à Annecy. Merci à Cécile pour ses conseils avisés et ses petites attentions du quotidien. Merci à Julian pour ses chansons et ses petits airs qui ont allégé un quotidien parfois pesant.

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« Sa Majesté le Moi, héros de tous les rêves diurnes, comme de tous les romans1. »

« L’aventure de Narcisse a inspiré tous les poètes depuis Ovide2 ». C’est ainsi que Louis Lavelle commence son ouvrage intitulé L’Erreur de Narcisse. Nous pouvons ajouter, aux côtés des poètes, les nombreux artistes3 qui se sont inspirés de cette figure mythologique dans leurs œuvres d’art mais également les psychanalystes qui ont eu recours au concept de « narcissisme » pour décrire un comportement pathologique précis. Denis Knoepfler affirme d’ailleurs que c’est la psychanalyse qui a valu à Narcisse « une place de choix dans l’imaginaire collectif4 ». Narcisse jouit donc d’une grande célébrité dans l’imaginaire littéraire et artistique occidental. Cependant avant de donner son nom à une notion de psychanalyse vers le début du XXe siècle, Narcisse est le héros d’un mythe antique. Son nom, sa figure et son histoire ont parcouru un très long chemin depuis l’Antiquité grecque et latine avant de parvenir à cette place de choix qu’on lui accorde depuis deux siècles au sein de notre culture populaire, médicale, littéraire et artistique.

1 FREUD, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Traduit de l’allemand par Bertrand

Féron. Paris : Gallimard, 1985. (Coll. Connaissance de l’Inconscient). Cf. « Le créateur littéraire et la fantaisie », p. 42.

2 LAVELLE, Louis. L’Erreur de Narcisse. Paris : Bernard Grasset, 1939. Cf. p. 5.

3 On pense notamment à Narcisse du Caravage, tableau peint aux alentours de 1598-1599, à Écho et

Narcisse de Nicolas Poussin, toile réalisée entre 1627 et 1628, à la statue de marbre Narcisse

sculptée par Paul Dubois en 1867 ou encore à la Métamorphose de Narcisse de Salvador Dalí signée en 1937.

4 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse. Un héros mythique enraciné dans le sol et dans

l’histoire d’une cité grecque. Paris : Odile Jacob, 2010. (Coll. du Collège de France). Cf. p. 24.

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La notion psychanalytique du « narcissisme » a joué un rôle important dans la diffusion du nom du héros antique. D’après Gaston Bachelard, « ce n’est pas un simple désir de facile mythologie, c’est une véritable prescience du rôle psychologique des expériences naturelles qui a déterminé la psychanalyse à marquer du signe de Narcisse l’amour de l’homme pour sa propre image, pour ce visage tel qu’il se reflète dans une eau tranquille5 ». Anna Ferruta résume cette idée en ces termes :

Narcisse condense le moi et l’autre, la poignante complexité liée à la survie d’un sujet qui est mis en difficulté et fragilisé par la rencontre avec un autre que soi, par qui il est attiré de façon irrésistible6.

Si les psychanalystes ont porté leur dévolu sur cette figure mythologique pour décrire un trouble spécifique dans la construction de l’être, le terme « narcissisme » ne s’est pas imposé tout de suite. C’est à Paul Näcke que l’on doit la paternité du mot en 18997. Ce dernier s’en est servi pour « désigner le comportement par lequel un individu traite son propre corps de la même manière qu’on traite d’ordinaire celui d’un objet sexuel8 ». Lors de la discussion du 10 novembre 1909 à la Société psychanalytique de Vienne, Freud définit à son tour le narcissisme comme « un stade de développement nécessaire dans le passage de l’auto-érotisme à l’amour d’objet9 ». Il n’introduit le terme dans ses écrits qu’à l’occasion de la réédition des Trois essais sur la théorie sexuelle10. Son traité sur le narcissisme11 a provoqué une grande « effervescence » parmi ses élèves, « déconcertés par la

5 BACHELARD, Gaston. L’Eau et les rêves. Essais sur l’imagination de la matière. Paris : José

Corti, 1991, p. 31, cité par KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit., p. 24.

6 FERRUTA, Anna. « Le chemin de Narcisse ». Dans Revue française de psychanalyse. 2014, vol.

78, n°1, Cent ans de narcissisme [En ligne]. Pages 32-43. URL : <http://www.cairn.info.acces. bibliotheque-diderot.fr/revue-francaise-de-psychanalyse-2014-1-page-32.htm#anchor_citation> (accès restreint depuis le portail de la BIU-LSH Diderot, article consulté le 26/11/2014).

7 DENIS, Paul. Le narcissisme. Paris : PUF, 2012. (Coll. Que sais-je ?). Dans la note p. 217, Paul

Denis cite l’ouvrage Paul Näcke dans laquelle le terme Narzissismus apparaît : il s’agit de « Kritisches zum Kapitel der normalen und pathologischen Sexualität » (Examen critique du

chapitre sur la sexualité normale et pathologique), Arch. Psychiat., 1899, 32, p. 356-386. Paul

Denis précise que dans une note ajoutée en 1920 à la quatrième édition des Trois essais sur la

théorie sexuelle (GW, V, p. 119, n. 3), Freud signale que le terme narcissus-like a été employé en

premier par Havelock Ellis dans “Autoerotism; a Psychological Study” (dans Alien. & Neurol., 1898, p. 260).

8 Ibid., p. 217. 9 Ibid., p. 214.

10 Ibid., p. 214 : au terme Narzissismus proposé jusqu’alors, Sigmund Freud préfère le nom peut-être

moins correct mais plus court et moins mal sonnant de Narzissmus qu’il emploiera constamment.

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densité et la nouveauté de son contenu12 ». Jusqu’à l’apparition du concept de « narcissisme » dans le domaine de la psychanalyse seuls le nom propre et le nom commun, qui désigne la fleur, existent. Dans le domaine de la psychanalyse, le terme est utilisé par Freud « dans le sens de sexualité auto-adressée » avant de connaître une extension et d’en venir à désigner « l’amour de soi en général, l’estime de soi ». La psychanalyse s’inspire de certains aspects du mythe de Narcisse pour définir les traits de personnalité du narcissique et son comportement. Elle met ainsi en lumière le pouvoir de séduction des êtres narcissiques, l’intérêt quasi exclusif qu’ils portent à leur propre image, et le besoin qu’ils ressentent de recevoir de la part des autres un reflet flatteur et enfin leur incapacité à s’engager dans un amour respectueux d’autrui13. Le narcissisme fait ensuite son entrée en sociologie et sert à définir les conséquences individuelles des changements de la société actuelle14. Depuis le terme a envahi la langue courante, cette omniprésence rend ses contours difficiles à dessiner.

Le succès du concept de « narcissisme » et sa diffusion importante dans différents domaines avec des sens divers ont beaucoup influencé notre réception du mythe antique. En effet, le lecteur contemporain, postfreudien, n’appréhende pas du tout le mythe dans le même esprit qu’un lecteur de l’époque médiévale15. Le danger serait de réduire simplement le mythe de Narcisse à une illustration du concept de « narcissisme ». Il n’en est rien bien entendu comme l’explique Mircea Eliade :

On retrouve dans les univers oniriques, les symboles, les images, les figures et les événements qui constituent les mythologies. Découverte due au génie de Freud et sur laquelle toutes les psychologies de profondeurs ont travaillé depuis un demi-siècle. La tentation était grande, et presque tous les psychologues y ont succombé, de faire dériver les figures et les événements de la mythologie, des contenus de la dynamique de l’inconscient — l’homologation est possible —. Mais on ne doit pas confondre l’homologation avec la réduction16.

12 DENIS, Paul. Le narcissisme, op. cit., p. 215. 13 Ibid., p. 3.

14 Ibid.

15 HULT, David. « The allegorical fountain: Narcissus in the Roman de la Rose ». Dans Romanic

Review. March 1981, vol. LXXII 2. New York: The Trustees of Colombia University. Pages

25-148. Cf. p. 127: The post-Freudian western world has typified “Narcissus” as a concept to the

extent that his name has since transcended the barrier between common and proper noun. The narcissist or narcissism - demythologize the mythological exemplum. « Le monde occidental

post-freudien a fait de Narcisse un type à tel point que son nom transcende depuis la limite entre nom commun et nom propre. Le narcissique et le narcissisme ont démythologisé l’exemplum mythologique. » (traduction personnelle).

16 ELIADE, Mircea. Mythes, Rêves et Mystères. Paris : Gallimard, 1957, 4e édition, cité p. 302 par

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Ainsi la figure de Narcisse ne doit pas être réduite à l’incarnation du parfait narcissique : le héros antique est la source d’interprétations forts riches.

Si la Renaissance a été une grande période de redécouverte des œuvres grecques dans leur langue originale, le mythe de Narcisse possédait déjà une certaine célébrité au Moyen Âge. Nous aimerions parvenir à tracer le chemin, plus ou moins sinueux, qu’a emprunté la figure de Narcisse pour passer du monde antique à celui du monde médiéval. Pourquoi les auteurs du Moyen Âge se sont-ils à ce point intéressés à ce héros ? Comment ont-ils hérité de son mythe ? Et enfin qu’en ont-ils fait ?

Avant de répondre à ces questions, nous allons nous interroger sur la question du mythe d’une manière générale pour voir ce que l’histoire de Narcisse recèle de mythique. Nous rappellerons ensuite les origines grecques de Narcisse avant de nous intéresser à la manière dont le mythe a été traité par les auteurs latins. Enfin, nous présenterons notre corpus et les bornes chronologiques de ce travail qui cherche à dévoiler les « affleurements17 » de la figure de Narcisse dans la littérature et la pensée médiévales.

Narcisse, du « mythe » au « mythe littéraire » ?

« Le mythe est une réalité culturelle extrêmement complexe18 ». Mircea Eliade pose immédiatement avec cette formule les difficultés à donner du mythe une définition unique et simple. Toutefois, celle qui lui semble « la moins imparfaite, parce que la plus large, est la suivante19 » :

Le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des « commencements »20.

Cahiers de Civilisation Médiévale. Poitiers : Université de Poitiers : Centre d’Études supérieures de Civilisation Médiévale, 1966.

17 BRUNEL, Pierre. Le Mythe de la Métamorphose [1974]. Paris : José Corti, 2004. (Coll. Les

Massicotés). Pierre Brunel évoque « les modes nouveaux de l’affleurement mythique » (p. 13). En effet, bien souvent une œuvre littéraire ne fait apparaître qu’un élément du mythe qu’elle reprend. Parfois, la présence du mythe prend la forme « d’une simple réminiscence » qui surgit « à la faveur d’une image ou d’une comparaison » (p. 12).

18 ELIADE, Mircea. Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963. (Coll. Idées). Cf. p. 14. 19 Ibid., p. 15.

20 Ibid. Gilbert Durand pour sa part donne une définition beaucoup plus large du mythe qui

« recouvre […] aussi bien le mythe proprement dit, c’est-à-dire le récit légitimant telle ou telle foi religieuse ou magique, la légende et ses intimations explicatives, le contre populaire ou le récit romanesque. » (p. 411). DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire.

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L’étude des reprises et des transformations du mythe de Narcisse à l’époque médiévale constitue l’objet de ce travail. Cependant lorsque nous employons le terme « mythe », de quoi s’agit-il ? Il n’y a que très peu de vestiges du mythe archaïque de Narcisse. En revanche, quelques versions grecques sont parvenues jusqu’à nous ainsi que celle qui fera date, la légende de Narcisse par le poète Ovide. Narcisse fait ensuite son entrée dans le domaine des littératures latine et vernaculaire médiévales mais ces versions sont loin de la réalité définie par Mircea Eliade. Bien qu’elles entretiennent toutes des liens de parenté entre elles puisqu’elles s’inspirent de la version ovidienne ou des traductions de ce poème en langue vernaculaire, les versions médiévales de la légende de Narcisse entraînent le héros mythique dans un champ un peu différent, quoique voisin, de celui du mythe ethno-religieux, celui du « mythe littéraire »21.

Philippe Sellier dans son article « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? » nous aide à résoudre l’opposition, établie notamment par Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Vernant, entre un mythe et ses réalisations littéraires. Il faut bien sûr différencier le mythe des ethnologues et le « mythe littéraire » dont l’entrée en scène dans le champ de la recherche est beaucoup plus tardive22. Ainsi au cours des années 1930-1980, « certains scénarios prestigieux des littératures occidentales » ont été baptisés « mythes littéraires » en vertu d’une référence plus ou moins appuyée à ce que les ethnologues appelaient « mythes »23. Ces derniers ont pour objet d’étude le mythe ethno-religieux qui est « un type tout à fait singulier de récit » dont Philippe Sellier énumère les six caractéristiques24 :

- C’est un récit fondateur qui rappelle « le temps fabuleux des commencements » et qui « explique comment s’est fondé le groupe, le sens de tel rite ou de tel interdit, l’origine de la condition présente de l’homme25 ».

- C’est un récit anonyme et collectif élaboré au fil des générations ce qui lui donne sa concision et sa force.

21 Sur cette notion de « mythe littéraire » voir entre autres les travaux de ALBOUY, Pierre.

Mythographies. Paris : José Corti, 1967. Cf. p. 267 sq. notamment ; SELLIER, Philippe. «

Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? ». Dans Littérature. 1984, vol. 55 La farcissure. Intertextualités au

XVIe siècle. [En ligne]. Pages 112-126. URL : <http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/

article/litt_0047-4800_1984_num_55_3_2239> (accès restreint depuis la BIU-LSH Diderot ; article consulté le 17/11/2014) ; BRUNEL, Pierre. Le Mythe de la Métamorphose, op. cit.

22 SELLIER, Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 112 : l’étude des thèmes et

des « mythes » en littérature date des années 1930 grâce notamment à la double l’influence de la psychanalyse et des mythologues comme Mircea Eliade.

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- Le mythe est tenu pour vrai : c’est « une histoire sacrée, d’une efficacité magique26 » que l’on distingue des récits de fictions comme les contes ou les fables.

- Le mythe remplit une fonction socio-religieuse : il propose des normes de vie à un groupe.

- Le mythe est soumis à la logique de l’imaginaire. « Psychologisation et rationalisation marquent le passage du mythe au roman27 ».

- Le mythe présente « des oppositions structurales28 » : le moindre détail entre dans des systèmes d’oppositions signifiantes

Pour Claude Lévi-Strauss la littérature n’est que « charpie, délayage » ou encore « dégradation, dislocation » du mythe29. Mythe et littérature s’opposent radicalement et le passage de l’un à l’autre se caractérise par la rupture d’après Claude Lévi-Strauss et Jean-Pierre Vernant30. Lorsque le mythe se fait « mythe littéraire », le récit mythique perd trois de ses caractéristiques fondamentales : il ne fonde plus rien, il est écrit par quelqu’un de singulier et il n’est pas tenu pour vrai31. Toutefois, Philippe Sellier avance l’idée qu’un lien de parenté32 unit tout de même le mythe et le « mythe littéraire » grâce aux trois derniers critères qui sont la logique de l’imaginaire, la fermeté de l’organisation structurale et enfin l’impact social et l’horizon métaphysique33. Philippe Sellier sauve donc « le mythe littéraire » du mépris dont certains ethnologues semblaient le couvrir.

C’est à la littérature et à la mythographie de la Grèce et de la Rome antiques que nous devons notre héritage de nombreux scénarios, « où la matière mythique, plus ou moins transformée, demeure décelable34 », précise Philippe Sellier. Il cite également la définition de Denis Rougemont dans L’Amour et l’Occident :

Un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de

26 SELLIER, Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 113. 27 Ibid., p. 114.

28 Ibid., p. 114. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 115. 31 Ibid.

32 La langue a recours au même substantif pour désigner le mythe et le « mythe littéraire ». Cette

proximité lexicale est sûrement un autre signe de leur parenté. Ibid., p. 118.

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saisir d’un seul coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes35.

Philippe Sellier souhaite préciser cette définition qu’il trouve un peu vague. En effet, il met en garde contre la tendance à faire de tout récit hérité de l’Antiquité un « mythe littéraire » du fait des nombreuses reprises qui pourraient exister. Pour qu’il y ait « mythe littéraire », « il faut que cette reprise soit due à l’existence d’un scénario concentré, d’une organisation exceptionnellement ferme36 ». Enfin Philippe Sellier évoque un dernier critère quant au statut de « mythe littéraire » :

La plupart des mythes littéraires se sont imposés d’un coup, grâce à la réussite exceptionnelle d’une œuvre où le scénario était agencé d’emblée avec maîtrise37.

Ces différents principes semblent pouvoir s’appliquer à la fable mythologique qui nous intéresse : le récit de l’aventure de Narcisse répond à une logique de l’imaginaire, on retrouve un scénario bien précis organisé autour de quelques épisodes clés seulement, dont la portée métaphysique est indéniable38. De plus ce récit mythologique doit son immense succès au poème d’Ovide qui l’a imposé dans les esprits au Ier siècle de notre ère et jusqu’à l’époque médiévale.

Philippe Sellier présente dans la suite de son analyse les points communs existants entre le mythe religieux et le « mythe littéraire ». Il évoque tout d’abord la saturation symbolique présente dans ces deux types de récits ; c’est ce que Freud appelle « le symbolisme », c’est-à-dire « ce que la fantasmatique met en œuvre d’universel39 ». Cela signifie qu’un mythe parvient à toucher tous les êtres humains en évoquant un thème universel à travers le récit du particulier. Ce point de vue, s’il est intéressant, demeure néanmoins partiel ; il n’englobe pas toute la richesse du mythe car « dans l’écheveau des images, la psychanalyse ne suit que quelques gros fils40 ». Ainsi l’étude d’un même mythe par des mythologues permet de déceler d’autres constantes dans le même scénario41. Pour autant le sens d’un mythe est loin d’être épuisé par ces deux courants interprétatifs. Philippe Sellier met alors en avant « l’analyse d’inspiration bachelardienne, attentive à des constellations plus fines » ;

35 ROUGEMONT, Denis. L’Amour et l’Occident. Paris : 10/18, 1939, p. 14, cité par SELLIER,

Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 116.

36 SELLIER, Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 117. 37 Ibid., p. 118.

38 Ibid., p. 124 : Philippe Sellier différencie le conte et le mythe littéraire. Ils partagent tous deux la

même saturation symbolique et quelquefois la fermeté structurelle mais le conte propose un récit immergé dans le quotidien subtilement allié au merveilleux.

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ce courant interprétatif permet d’exalter le « surconscient poétique42 » du mythe par la mise en réseaux d’images. Dans le cas du mythe de Narcisse, les images de l’eau liée à la mort forment un réseau riche de sens.

Si le symbolisme fait partie du mythe religieux et du « mythe littéraire », Philippe Sellier met en avant une caractéristique propre au second : « la riche

surdétermination des maillons du scénario » entraîne « la diversité des

interprétations au fil des époques et la fascination persistante du scénario43 ». Il rappelle également « l’importance socio-historique des mythes littéraires » et les variations de leur succès : il s’agit de la mythanalyse proposée par Gilbert Durand.

Encore une fois, l’étude que nous entreprenons sur l’évolution de la figure de Narcisse lors de son passage de l’Antiquité au Moyen Âge puis tout au long de la période médiévale concorde avec les remarques de Philippe Sellier. Certains maillons du scénario du mythe connaissent un succès plus grand que d’autres et finissent par acquérir une quasi autonomie par rapport au mythe d’où ils sont tirés. Par ailleurs en fonction des périodes, les lectures et les interprétations du mythe se modifient et laissent entrevoir les préoccupations et la pensée des auteurs.

Philippe Sellier met ensuite en évidence le « travail de reformalisation qui fait retrouver au mythe littéraire un agencement structural comparable à celui du mythe ethno-religieux44 ». Il s’oppose ainsi au délayage du « mythe littéraire » dénoncé par Lévi-Strauss et à ses « images disloquées45 ». Philippe Sellier remarque que la fermeté d’un telle organisation ne permet pas de récits longs : les mythes ethno-religieux n’excèdent pas deux pages. Dans la littérature écrite, Philippe Sellier prend pour étalon la longueur d’une pièce de théâtre, mesure qui ne convient pas à notre récit mythique46. Malgré cette apparence de brièveté, le mythe littéraire ne se réduit pas à l’emblème :

Le mythe littéraire implique, non seulement un héros, mais une situation complexe […] où le héros se trouve pris. Si la situation est trop simple, réduite à un épisode, on en reste à l’emblème ; si elle est trop chargée, la structure se dégrade en sérialité47.

C’est là un point de vigilance intéressant pour la figure de Narcisse puisque de nombreuses reprises médiévales versent peut-être du côté de l’emblème en

42 SELLIER, Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 120. 43 Ibid., p. 121.

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évoquant simplement le héros antique à la manière d’un exemplum à suivre ou à éviter.

Enfin, Philippe Sellier termine avec l’éclairage métaphysique. Il en appelle à l’expérience tragique que l’on trouve dans le mythe grec : l’homme se demande s’il est un être libre ou s’il est le jouet de forces obscures48. Philippe Sellier ajoute également que les mythes d’origine grecque semblent « aptes à la prise en charge d’expériences individuelles49 ». C’est bien le cas pour Narcisse, son expérience individuelle possède une portée universelle. En effet à travers la mésaventure de ce héros pris au piège de son propre reflet sont évoquées les questions de la relation à l’autre, de l’individu et de la liberté.

Au terme de son étude, Philippe Sellier évoque les « délicats problèmes de “seuils” ou de “mixtes”50 » qui amèneront les chercheurs à réinterroger ces critères, espère-t-il ; et les auteurs du dictionnaire Questions de mythocritique l’ont fait51. Ils différencient le mythe littéraire du mythe littérarisé. D’après eux, « le mythe littéraire se constitue par les reprises individuelles successives d’un texte fondateur individuellement conçu52 ». Au contraire le mythe littérarisé est « un mythe oral reformulé par la littérature53 ». Ils énumèrent certaines caractéristiques de ce type de mythe54 :

- Le mythe littérarisé est soumis « au pouvoir sélectif d’une mémoire collective ». - Il y règne un « rapport magico-religieux » étroit avec l’environnement naturel. - Il n’appartient pas au domaine du littéraire initialement.

- Enfin des images primordiales comme la forêt ou la montagne hantent le mythe littérarisé.

Selon la perspective que l’on prend, le mythe de Narcisse pourrait relever à la fois du mythe littéraire et du mythe littérarisé. En effet, dans ces réalisations archaïques, dont il ne reste quasiment aucune trace, il s’agirait d’un mythe littérarisé55. Le motif de l’eau, qui joue un rôle fondamental dans le mythe de Narcisse, appartient tout à fait à ces « images primordiales » qui sont au soubassement du mythe littérarisé. Mais si l’on prend le mythe de Narcisse dans la

48 SELLIER, Philippe. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », art. cit., p. 125. 49 Ibid.

50 Ibid.

51 Questions de mythocritique. Dictionnaire. Sous la direction de Danièle Chauvin, André Siganos et

Philippe Walter. Paris : Imago, 2005.

52 Ibid., p. 96. 53 Ibid., p. 93. 54 Ibid., p. 96.

55 Les quelques versions grecques qui évoquent ce mythe seraient peut-être les héritières du mythe

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version léguée par Ovide, on se situe plutôt du côté du mythe littéraire. C’est en effet le poème ovidien, œuvre littéraire individuelle, qui s’imposera jusqu’à la fin de l’Antiquité et pendant toute la période médiévale.

Malgré cette ambivalence, « il subsiste “du mythe dans la littérature”56 ». Et nous le constatons pour le mythe de Narcisse ; chaque reprise de la légende partage un ou plusieurs éléments du mythe originel. À l’intérieur de ces « mythèmes57 », nous retrouvons des « schèmes58 » ou motifs qui connaîtront une fortune diverse au fil du temps. Voici les unités de base et les motifs qui composent le mythe de Narcisse :

- Narcisse est un jeune homme d’une grande beauté. - Il rejette l’amour des autres qu’il méprise.

- La rencontre, le rejet de l’amour de la nymphe Écho et son évanouissement dans les airs : la parole est au centre de cet épisode — ce mythème est absent du mythe grec originel mais il devient ensuite inséparable du mythe de Narcisse à la suite de la réélaboration de la légende par Ovide. Il connaît un vif succès dans les reprises postérieures. Narcisse est victime d’une punition divine (selon les versions de la légende les formes de la punition varient).

- L’arrivée de Narcisse à la source constitue un mythème central car il introduit un motif particulièrement important : celui de l’eau. Georges Dumézil intitule la première partie de son ouvrage Mythe et épopée « La saison des rivières ». Il se penche sur les motifs aquatiques de la rivière et du lac notamment. Il évoque les deux réalisations de l’eau qui peut se révéler tantôt « bondissante » pour le bien ou le malheur des hommes et tantôt docile59. Georges Dumézil insiste sur les multiples représentations de l’eau qui est un élément primordial dans la nature et

56 Questions de mythocritique, op. cit., p. 126.

57 DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 412-413. Gilbert

Durand discute la notion de « mythème » que l’on doit à Claude Lévi-Strauss. Sans la révoquer entièrement, il souhaite l’affiner en voyant dans les mythèmes plus des relations de significations que des unités réduites à de pures « relations » syntaxiques. Le mythe est constitué “d’essaims d’images”, expression qu’il reprend à Jacques Soustelle (SOUSTELLE, Jacques. La Pensée

cosmologique des anciens Mexicains, p. 9, cité par DURAND, Gilbert. Ibid., p. 413). Gilbert

Durand préfère parler pour sa part d’« isotopisme sémantique » : « chaque mot renvoie en tous sens à des significations cumulatives » (p. 413).

58 Pierre Brunel reprend la définition du « schème » de G. Durand : il s’agit d’une « généralisation

dynamique et affective de l’image ». DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de

l’imaginaire, op. cit., p. 61, cité par BRUNEL, Pierre. Le Mythe de la Métamorphose, op. cit.,

p 11.

59 DUMÉZIL, Georges. Mythes et épopées. 3, Histoires romaines. Paris : Gallimard, 1973. (Coll.

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pour la survie de l’homme et qui fait l’objet des spéculations humaines60. Georges Dumézil ne parle pas des sources mais le fons, qui joue un rôle primordial dans la funeste mésaventure de Narcisse, se caractérise par son immobilité et sa clarté ; ces deux détails jouent un rôle important dans la suite du récit. En outre l’eau est irrémédiablement liée à la féminité mais aussi à la mort comme le souligne Gilbert Durand61. Ces aspects connaissent dans certaines reprises médiévales un développement important du fait de l’influence d’autres héritages mythologiques.

- La contemplation de son reflet dans l’eau, l’amour qui en naît : la vue est un autre thème fondamental de ce mythe. La surface des eaux se transforme en miroir62, motif promis à un succès prodigieux à l’époque médiévale. Dans de nombreuses cultures le miroir possède des pouvoirs magiques, il suscite la peur et peut entraîner la mort, comme le rappelle James George Frazer63. De son côté Gilbert Durand évoque le lien entre l’eau, la femme et le miroir. Le miroir est un « procédé de redoublement des images du moi, et par là symbole du doublet ténébreux de la conscience » mais il est aussi relié à la coquetterie64. Tous ces aspects contenus en germes dans le mythe se déploieront plus tard sous l’inspiration des auteurs médiévaux. Kenneth J. Knoespel évoque la portée universelle du mythe avec la métamorphose des eaux de la fontaine en miroir qui transforme chacun en un Narcisse potentiel. Il évoque également l’intérêt des auteurs médiévaux qui se déplace peu à peu de Narcisse au miroir65.

- L’échec de la reconnaissance entraîne la mort de Narcisse et sa métamorphose en fleur — la transformation du jeune homme en fleur change selon les versions.

Ces différents mythèmes, présents sous des formes variées dès l’Antiquité grecque, se stabilisent avec l’intervention d’Ovide qui donne au mythe sa forme la plus complète et la plus répandue. Le mythe de Narcisse possède de nombreuses potentialités de sens qui s’actualiseront au fil des reprises médiévales. En fonction de la sensibilité des auteurs, de leur objectif et de leurs conceptions philosophiques, chaque mythème prend une coloration particulière et certains, comme celui de la source, connaissent un tel succès qu’ils deviennent de plus en plus autonomes. La puissance mythique d’un récit réside dans sa malléabilité et sa propension à

60 DUMÉZIL, Georges. Mythes et épopées. 3, Histoires romaines, op. cit., p. 87.

61 DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 103-110. 62 Ibid., p. 109 : « L’eau constituant, semble-t-il, le miroir originaire. ».

63 FRAZER, James George. Le Rameau d’or. Paris : Paul Geuthner, 1923. Cf. p. 180-181. 64 DURAND, Gilbert. Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p.108-109.

65 KNOESPEL, Kenneth J. Narcissus and the Invention of Personal History. New York-London :

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dissimuler en son sein de nouvelles significations qui n’attendent qu’à être dévoilées. Kenneth J. Knoespel s’intéresse justement à la manière dont la fable fonctionne en tant que narration encourageant l’invention d’un récit qui utilise et transcende à la fois Narcisse dans la création d’une nouvelle histoire66.

L’objectif de ce travail est d’essayer de dessiner les contours de cet être « secret et solitaire67 » afin de saisir les raisons pour lesquelles cette figure a tellement fasciné l’époque médiévale. Notre thèse s’intitule en effet « La figure de Narcisse dans la littérature et la pensée médiévales » et non « Le mythe de Narcisse au Moyen Âge ». En préambule de son ouvrage sur les Figures mythiques, Véronique Léonard-Roques définit la figure mythique comme « somme jamais close de ses incarnations68 ». La figure mythique est « plurielle, labile », elle est à la fois le moule et l’ensemble de ses incarnations69. Véronique Léonard-Roques insiste sur la dimension collective de la figure mythique qui relie « les générations, les siècles et parfois même les civilisations » au gré de ses apparitions variées70. Narcisse fait partie de ces figures mythiques qui n’ont pas cessé de hanter notre imaginaire collectif depuis l’Antiquité. Une des étapes de la belle carrière de ce héros est constituée de toute la tradition médiévale qui s’est emparée de cette mystérieuse figure. Mais avant de débuter notre travail d’investigation sur les multiples réalisations que connaît le héros antique au Moyen Âge, il convient de retrouver la trace de ses origines : la Grèce antique.

Les origines grecques de Narcisse

Narcisse est né en Grèce. Il serait, plus précisément, originaire de Béotie, région dans laquelle on lui aurait rendu un culte dont il ne reste guère que d’infimes traces que Denis Knoepfler recense dans son ouvrage La patrie de Narcisse71. Un

grand contraste apparaît entre la popularité de la figure de Narcisse dans le monde

66 KNOESPEL, Kenneth J. Narcissus and the Invention of Personal History, op. cit. Introduction

p. X.

67 LAVELLE, Louis. L’Erreur de Narcisse, op. cit., p. 19.

68 Figures mythiques : fabrique et métamorphose. Études réunies et présentées par Véronique

Léonard-Roques. Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2008. (Coll. Littératures). Cf. p. 25.

69 Ibid. L’auteure renvoie au sens étymologique de figura qu’elle a rappelé dans son avant-propos

(p. 12) : le substantif figura est formé sur fingere « modeler dans l’argile » ; ce terme est riche en significations « forme », « aspect », « mode d’expression » ou « manière d’être ». La « figure » peut s’analyser comme « forme de représentation variée et riche ».

70 Ibid., p. 25.

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contemporain72 et la quasi-absence de ce héros dans les données archéologiques et littéraires de l’antiquité grecque. En effet, Denis Knoepfler évoque la rareté des représentations figurées de Narcisse ; il n’y a rien avant Auguste73. L’archéologue évoque également l’onomastique : le nom de Narcisse « sous sa forme grecque

Νάρκισσος ou latine Narcissus devient un anthroponyme à la mode dans la société

gréco-romaine74 » mais seulement à une époque tardive. Narcisse brille par son absence aussi bien dans l’art que dans la littérature de la Grèce antique. Denis Knoepfler constate qu’il n’y a aucune trace de sa présence ni dans l’épopée ni dans le genre dramatique tant à l’époque classique qu’à l'époque hellénistique75.

Peut-on en conclure, comme le fait Julia Kristeva, que l’on doit « à Ovide la première variante complète » du mythe de Narcisse76 ? Le terme « variante » implique que plusieurs versions ont coexisté ou du moins qu’elles se sont succédé. La version du poète augustéen aurait peut-être emporté les faveurs du public et de ses successeurs du fait de son exhaustivité, de son originalité, de sa complexité et également de la date à laquelle elle a été composée77. En fait, le poème ovidien s’est imposé comme la forme la plus aboutie du mythe ; mais en l’absence d’autres sources il est assez difficile de le comparer avec les versions antérieures. La version ovidienne est « le maillon antique le plus visible78 » de la longue tradition forgée autour de ce mythe79. Cependant ce n’est parce que les autres maillons demeurent invisibles, ou sont moins visibles, qu’ils n’ont jamais existé ou qu’ils n’ont pas joué un rôle primordial dans la constitution du mythe et de son succès au fil du temps.

Devant la place de choix que tient Ovide dans l’élaboration et la postérité du mythe de Narcisse, il faut éviter deux écueils. Tout d’abord, Ovide ne doit pas être

72 L’avènement du « selfie » à partir de la fin du XXe siècle et surtout son essor au XXIe siècle en

témoignent…

73 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit. Les peintures murales de Pompéi et les

mosaïques d’Antioche (Syrie) datent de l’époque impériale (p. 30).

74 Ibid., p. 31 : ce nom est d’abord porté par des esclaves d’origine orientale (des gladiateurs, des

affranchis (comme le célèbre conseiller de l’empereur Claude), puis par des hommes de naissance libre (on peut penser par exemple à l’évêque de Jérusalem (vers 150-210) devenu par la suite saint Narcisse). Cependant Denis Knoepfler affirme qu’il n’y a pas « la moindre attestation dans l’onomastique grecque avant la conquête romaine ».

75 Ibid.

76 KRISTEVA, Julia. Histoires d’amour. Paris : Gallimard, 1985, citée par KNOEPFLER, Denis. La

patrie de Narcisse, op. cit., p. 32.

77 Ovide a sûrement entrepris la composition des Métamorphoses à partir de l’an 1, sous le règne de

l’empereur Auguste. Ovide a vécu de 43 avant Jésus Christ à 17 ou 18 de notre ère. Il a donc connu la naissance de l’Empire romain.

78 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse, op. cit., p. 33.

79 Tradition peut-être « aussi longue en amont qu’elle l’est à coup sûr en aval », suppose Denis

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considéré comme le créateur de cette fable « sous prétexte qu’il est le plus ancien témoin conservé80 » de la version qui s’imposera par la suite comme la référence dont s’inspireront les auteurs des siècles suivants. Il faut éviter également de ne faire du poète latin qu’un simple traducteur d’une version grecque perdue. Ovide a, en effet, créé une œuvre originale à partir d’un matériau mythologique grec. Il a notamment enrichi la version traditionnelle en liant les destins de Narcisse et de la nymphe Écho.

Malgré l’absence d’une version antique ancienne du mythe de Narcisse, nous en possédons cependant quelques-unes plus tardives. Le mythographe grec Conon81, contemporain de l’empereur Auguste82, a rédigé un recueil de cinquante récits, ses

Διηγήσεις, dédié au roi Archélaos de Cappadoce et qui a été perdu. C’est par

l’intermédiaire de la Bibliothèque83 de l’érudit Photius84, au IXe siècle après Jésus Christ que l’on connaît les récits de Conon. Photius a, en effet, résumé l’ouvrage de son prédécesseur. Dans la 24e narration, Conon relate la légende de Narcisse. Le récit va à l’essentiel et n’est agrémenté ni de la description physique du beau jeune homme ni de celle du décor où a lieu le drame ni de celle de la mort du héros. Conon situe l’épisode à Thespies, en Béotie. Si la plupart des amants de Narcisse (le contexte amoureux est celui d’amours homosexuelles) se lassent de son mépris, l’un d’eux, Aminias, continue de le poursuivre de sa flamme. Narcisse lui envoie alors une épée, Aminias se tue sur le seuil de la porte de son bien-aimé. Mais avant de se porter le coup fatidique, il appelle la divinité à le venger. Narcisse voit alors son reflet dans l’eau d’une fontaine et en tombe éperdument amoureux. Il comprend que c’est là sa punition pour avoir méprisé Aminias et se tue. L’expression grecque

ἑαυτὸν διαχρᾶται ne laisse aucun doute quant au suicide du héros85

. Ainsi à l’origine, la fin du mythe aurait été beaucoup plus sanglante que celle que nous connaissons par Ovide. Du sang répandu du héros naît la fleur de narcisse. La naissance d’une fleur à partir du sang d’un héros est un motif que l’on retrouve par exemple dans le mythe d’Hyacinthe. Les Thespiens honorent davantage le dieu Amour depuis cette aventure sanglante et ce double suicide. Conon offre ici du mythe une version assez ancienne dont on ne connaît pas l’origine. De quel auteur s’est-il lui-même inspiré pour retracer cette légende ? Un terme un peu étrange dans un récit donne peut-être

80 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse, op. cit., p. 33.

81 Conon est un historien et un mythographe grec qui a vécu à l’époque augustéenne. 82 Et de ce fait d’Ovide.

83 PHOTIUS. Bibliothèque. III (codices 186-222). Texte édité, présenté et traduit par René Henry.

Paris : Les Belles Lettres, 1962. (Coll. Byzantine). 24e narration, p. 19. Cf. Annexe 1.

84 Photius ou Photios Ier a vécu de 820 à 891 (ou 897). C’est un érudit et un homme d’État byzantin

qui a été patriarche de Constantinople.

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un élément de réponse. Au moment où Narcisse voit son reflet, Conon utilise la forme ἰνδάλλοµένην : ce participe est issu du verbe ἰνδάλλοµαι signifie « se montrer, apparaître ». Or il est habituellement employé en poésie et non dans les récits. Ce détail a amené certains chercheurs à penser que ce verbe trahirait une source poétique perdue – sûrement un poète alexandrin – qui aurait été à l’origine du récit de Conon. Toutefois il est impossible de dire si la dimension étiologique existait déjà dans le poème ou si c’est à Conon qu’on la doit.

Pausanias, au IIe siècle après Jésus Christ, donne du mythe une version beaucoup moins sanglante. On y retrouve bien sûr les deux éléments déjà présents dans la narration de Conon et qui deviendront essentiels au mythe : la fontaine et le reflet. Au livre IX, consacré à la Béotie dans sa Description de la Grèce, le géographe nous livre une version succincte de l’histoire de Narcisse. Le drame se joue toujours au pays des Thespiens où se trouve la fontaine de Narcisse, ἐνταῦθά

ἐστι Ναρκίσσου πηγή86

. Il est intéressant de relever cette expression qui désigne la fontaine comme celle de Narcisse. La fontaine semble avoir gagné en importance et être devenue centrale dans le mythe. Il n’y a plus aucune trace des amants et encore moins d’Aminias ou du double suicide, l’auteur ne relate que l’épisode à la fontaine : Narcisse se mire dans l’eau, tombe amoureux de son reflet et finit par en mourir. Or Pausanias trouve cette version trop invraisemblable, il en donne alors une autre qu’il qualifie d’ἧσσον µὲν τοῦ προτέρου γνώριµος87. Narcisse serait tombé amoureux de sa sœur jumelle, morte trop tôt. Il l’aurait retrouvée dans ses propres traits en se contemplant dans une fontaine. Pausanias souligne que Narcisse savait pertinemment que c’était son propre reflet qu’il voyait mais qu’il se faisait illusion pour soulager sa peine. Par ailleurs, l’auteur termine par une précision au sujet de la fleur du même nom que le héros. Elle aurait existé bien avant le jeune homme car on trouve chez le poète Pamphos une allusion à Perséphone cueillant des narcisses et non des violettes, comme chez d’autres auteurs, avant de se faire enlever par Hadès. Avec cette deuxième version, s’exprime la tendance rationalisante de Pausanias, issue du courant de pensée évhémériste. Comme le souligne Denis Knoepfler,

86 PAUSANIAS. Description de la Grèce. [En ligne]. Texte établi et traduit par Étienne Clavier avec

notes de l’abbé Gedoyn. Paris : A. Bobée, 1821. URL : <http://remacle.org/bloodwolf/erudits/ pausanias/beotiegr.htm#XXXI> (consulté le 15/05/2014). Livre IX, chap. XXXI, § 7-9 : « là se trouve la fontaine de Narcisse », traduction personnelle. Pausanias le Périégète est un géographe et un voyageur qui a vécu de 115 à 118 de notre ère. Il offre une description détaillée des sites qu’il visite et des légendes qui s’y rapportent. Il a voyagé en Grèce, en Italie, en Macédoine, en Asie et en Afrique. Cf. Annexe 2.

87 Ibid., « [une version] moins connue que la précédente », traduction personnelle. Si Pausanias

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l’existence de ces deux versions montre qu'il y avait en Grèce « une tradition assez développée et donc forcément ancienne autour de Narcisse88 ».

C’est peut-être Strabon89 qui nous en donne un indice au livre IX de sa

Géographie, consacré à la Béotie, en écrivant : καὶ τὸ Ναρκίσσου τοῦ Ἐρετριέως µνῆµα, ὃ καλεῖται Σιγηλοῦ, ἐπειδὴ σιγῶσι παριόντες90. Denis Knoepfler et d’autres archéologues avant lui ont cherché ce µνῆµα dont il ne reste aucune trace. Ce passage est consacré aux trois curiosités à voir aux environs d’Oropos : la petite ville de Graia, le sanctuaire du devin et guérisseur Amphiaraos et le tombeau de Narcisse. Strabon a dû se servir des notices d’Appollodore d’Athènes, datant du milieu du IIe siècle avant Jésus Christ et c’est donc sûrement à lui qu'il doit les détails de ces curiosités91. Denis Knoepfler s’est interrogé sur la présence d’un héros érétrien en terre oropienne. Désigner Narcisse comme l’Érétrien signifie en effet qu’il viendrait en réalité de la cité d’Érétrie qui se situe sur l’île d’Eubée, en face d’Oropos92. L’archéologue rappelle alors qu’Oropos a été une ancienne possession continentale d’Érétrie sur le détroit. D’après lui, par ailleurs, le tombeau de Narcisse devait exister dès la basse époque hellénistique et surtout connaître un certain succès pour être digne de figurer dans l’ouvrage de Strabon à cette époque93. Denis Knoepfler pose alors l’hypothèse de l’existence de deux figures distinctes qui différaient au moins par l’origine et par leur mythe. L’une d’elles était le Narcisse érétrien d’origine eubéenne qui connaît une fin sanglante et l’autre le héros originaire des environs de Thespies qui, lui, est lié au cycle végétal94. La version rapportée par Conon serait un témoignage de cette fusion entre les deux Narcisses puisqu’il évoque à la fois le suicide du héros et sa métamorphose en fleur. Si c’est la

88 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit., p. 37.

89 Strabon est un géographe et historien grec qui a séjourné de nombreuses fois à Rome. Il a vécu de

60 avant Jésus Christ à 20 de notre ère. Il précède Ovide de vingt ans environ.

90 STRABON. Géographie. Tome VI, Livre IX. Texte édité et traduit par Raoul Baladié. Paris : Les

Belles Lettres, 1996. (Coll. des Universités de France). Livre IX, 2, 10, p. 82 : « […] et le tombeau de l’Érétrien Narcisse, appelé “tombeau du Silencieux” parce qu’on fait silence en passant devant lui. ». Cf. Annexe 3.

91 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit., p. 77.

92 Ibid., p. 86-124 : Denis Knoepfler évoque les fouilles archéologiques effectuées sur le territoire

d’Érétrie en 1996. L’archéologue signale la découverte d’une inscription sur un trépied chorégique ΝΑΡΚΙΤΤ- (dans le dialecte eubéen le double sigma est remplacé par le double tau). Grâce à la mise au jour d’une deuxième inscription, les archéologues ont émis l’hypothèse de l’existence d’une tribu érétrienne appelée Narkittis. Les deux inscriptions datent de 300 avant Jésus Christ environ mais le culte voué à Narcisse devait être plus ancien. En tout cas, ces inscriptions font remonter l’apparition de la figure de Narcisse à une époque où aucune source littéraire ne l’évoque.

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deuxième version qui s’est répandue dans le monde hellénistique, il ne faudrait pas oublier qu’elle contient pourtant en filigrane des éléments issus de la plus ancienne. En effet, le motif du jeune et beau chasseur qui sera repris par Ovide est un héritage ancien comme en témoignent les analogies frappantes qui existent entre le héros à la fontaine et Hyacinthe95.

Mentionnons, pour finir ce tour d’horizon grec, la version de Nonnos de Panopolis96 qui diffère grandement de celle admise habituellement. Dans ses

Dionysiaques composées à la fin du Ve siècle, le poète insère l’histoire de Narcisse dans l’épisode de la poursuite de la nymphe Aura par Dionysos97. La jeune fille, tenaillée par la soif, cherche désespérément une source pour se désaltérer. Le dieu fait alors jaillir du vin de la montagne. Près de cette source purpurine, les Saisons font souffler une brise légère et pousser des fleurs. Il s’agit bien sûr de bouquets de narcisses. À la mention de ce nom, l’auteur rappelle brièvement le mythe. Il relate alors une version rare selon laquelle Narcisse aurait eu pour père Endymion et pour mère la Lune. Le rattachement direct de Narcisse à Endymion peut s’expliquer par le fait que ce héros est également un chasseur d’une exceptionnelle beauté et qui ne vieillit pas. Seul est évoqué l’épisode central de l’histoire du jeune homme à la fontaine. Nonnos a recours à la métaphore de la surface des eaux devenue miroir, qui n’existait pas dans les versions les plus anciennes et qui connaîtra une grande fortune. À côté des narcisses, il y a aussi des hyacinthes, souvenir ancien de la proximité des histoires de ces deux héros : deux jeunes chasseurs transformés en fleur. Avec cet excursus étiologique de l’origine du narcisse, le poète place habilement tout le paysage sous le signe du sommeil ; rappelons le lien étymologique établi par les Anciens entre le narcisse et la νάρκη98. Seuls des rossignols, oiseaux associés à la nuit, lancent leur chant. La nymphe se retrouve prise au piège de Dionysos. Aura est déjà presque endormie quand elle parvient à la source. Elle est symboliquement possédée par Dionysos. Et son ivresse à venir quand elle boira à la source confirmera son union avec Dionysos. Nonnos de Panopolis fait référence à une version du mythe qui déplace l’origine géographique de Narcisse près du « Latmos feuillu », c’est-à-dire au sud de Milet, lieu de culte rattaché à Endymion. Il existe toujours plusieurs versions d’un mythe car chaque région essaie de se rattacher un héros. Ici cette version rare offre une « résidence

95 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit., p. 159 sq.

96 Nonnos de Panopolis est un poète grec (né en Égypte) qui a vécu de la fin du IVe siècle jusqu’au

milieu du Ve siècle.

97 NONNOS DE PANOPOLIS. Les Dionysiaques. Chant XLVIII. Texte établi et traduit par Francis

Vian. Paris : Les Belles Lettres, 2003. (Coll. des Universités de France). Tome XVIII.

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secondaire99 » à Narcisse. Mais comme on le voit toutes les versions ne connaissent pas la même fortune et seule la version de la métamorphose en fleur relayée par le génie ovidien connaîtra un véritable succès.

Toutes les versions évoquées sont assez récentes à l’échelle de la littérature antique. Elles sont la trace de l’existence d’un mythe ancien qui s’est perdu. Hormis l’adaptation poétique due à Nonnos de Panopolis, les autres versions ont été recensées par des historiens et des géographes qui, en récoltant les légendes des régions où ils se rendaient, ont fait œuvre de mythographes. Nous avons donc plus affaire à des « traces savantes » qu’à de véritables œuvres originales. C’est peut-être cette absence du mythe dans la poésie qui a laissé le loisir à d’autres auteurs ensuite de développer certains aspects de la légende, de l’emmener dans la direction qu’ils souhaitaient. Par ailleurs la rareté des occurrences de la figure de Narcisse contraste avec l’engouement que le héros suscite plus tard, comme le souligne Emmanuèle Baumgartner :

C’est l’une des conditions de survie (ou de mort) d’un mythe que de pouvoir satisfaire d’autres attentes, dans d’autres cultures, pour d’autres publics100.

L’appropriation du mythe par l’Antiquité latine

Malgré l’origine grecque de la légende de Narcisse, c’est à un poète latin que le héros doit son immense gloire en Occident. En effet, Ovide a su donner au mythe de Narcisse une profondeur inconnue jusque-là. C’est d’ailleurs cette version qui traversera les siècles et parviendra jusqu’aux clercs médiévaux. Mais avant de se pencher sur la version ovidienne, lisons ce qu’Hygin101 écrit, à la même époque, sur ce héros. Le bibliothécaire d’Auguste fait œuvre de mythographe en classant les différents mythes selon leur sujet dans ses Fabulae. Narcisse est mentionné au chapitre 271 intitulé Qui ephebi formossimi fuerunt102, dans lequel l’auteur énumère les jeunes gens les plus beaux et leur amant ou amante respective103 sans raconter

99 KNOEPFLER, Denis. La patrie de Narcisse., op. cit., p. 69.

100 BAUMGARTNER, Emmanuèle. « Narcisse à la fontaine : du “conte” à l’“exemple” ». Dans

Cahiers de Recherches Médiévales (XIIIe-XVe siècles). Vol. 9, Lectures et usages d’Ovide (XIIIe -XVe siècles). Sous la direction d’Emmanuèle Baumgartner. Paris : Honoré Champion, 2002.

Pages 131-141. Cf. p. 131.

101 Hygin, érudit de l’époque augustéenne, a vécu de 67 avant Jésus Christ à 17 de notre ère. Son

œuvre mythographique, les Fabulae, est une ressource précieuse concernant les mythes grecs et romains dont certaines versions ne sont pas connues par ailleurs.

102 HYGIN. Fables. Texte établi et traduit par Jean-Yves Boriaud. Paris : Les Belles Lettres, 1997.

(Coll. des Universités de France). Chap. 271, p. 164. Cf. Annexe 4.

103 Tous les héros sont aimés par une divinité ou par un autre héros : par exemple Adonis est aimé de

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leur légende. Ses Fabulae servaient sans doute d’aide-mémoire pour les auteurs. À l’aide du seul nom, revenait à la mémoire du lecteur l’épisode mythologique précis. Or le cas de Narcisse a ceci de particulier qu’il n’est pas précisé qu’il a été aimé par de nombreux amants ou par Aminias comme dans certaines versions grecques, ou encore par Écho comme chez Ovide. On lit simplement : Narcissus Cephisi fluminis

filius qui se ipsum amauit104. Malgré la brièveté du passage qui se résume à la mention du Céphise comme père de Narcisse et à son amour pour lui-même, ce texte nous apprend beaucoup de choses sur le passage du mythe de la Grèce à l’aire latine. En effet, Narcisse se caractérise désormais avant tout par son amour pour lui-même ; les références à ses amours homosexuelles sont éludées ici et se feront discrètes chez Ovide. Le Moyen Âge héritera de ce changement de perception dans les amours de Narcisse, ce qui permettra de conformer le mythe à la morale chrétienne.

Mieux, Ovide va jusqu’à développer une aventureuse amoureuse avec une nymphe, ce qui parachève l’oubli du contexte homosexuel dans lequel le mythe est né. La version que le poète nous offre au livre III de ses Métamorphoses105 est de loin la plus célèbre. Ovide a conféré à la légende de Narcisse un ancrage solide qu’elle ne possédait pas au départ. Il l’a en effet associée au cycle thébain par l’intermédiaire du devin Tirésias106. L’origine béotienne du héros ne peut que renforcer l’unité géographique du livre III qui se présente comme une sorte d’épopée thébaine. C’est ainsi qu’au lieu de raconter le mythe bien connu à l’époque d’Œdipe et de ses fils, Ovide prend le parti de relater une histoire un peu moins célèbre pour le public romain, celle de Narcisse. Le poète latin a également eu le génie d’imbriquer deux mythes à l’origine séparés et de lier ainsi Écho et Narcisse par un destin commun. Ovide a enrichi la tradition et donné un souffle nouveau à ce mythe. Le poète augustéen s’est très certainement inspiré d’une version alexandrine qu’il a retravaillée107. Tout commence quand Tirésias prédit à la mère de Narcisse, la nymphe Lyriopé, qui lui demandait si son fils vivrait longtemps qu’il vivra si se non

104 HYGIN. Fables, éd. cit., p. 164 : « Narcisse, le fils du fleuve Céphise, est celui qui s’est aimé

lui-même. », traduction personnelle.

105 OVIDE. Les Métamorphoses. Texte édité et traduit par Georges Lafaye. Paris : Les Belles Lettres,

1928 (T. I et II) - 1957 (T. III). (Coll. des Universités de France). Le poème des Métamorphoses, composé en hexamètres dactyliques, retrace en quinze livres l’origine du monde jusqu’à la prédiction de l’avènement d’Auguste. Le mythe de Narcisse est relaté au Livre III dans le cycle des légendes thébaines, des vers 339 à 510.

106 DERCHE, Roland. Quatre Mythes poétiques (Œdipe - Narcisse - Psyché - Lorelei). Paris : Société

d’Édition d’Enseignement Supérieur, 1962. Roland Derche estime que l’histoire de Narcisse est présentée comme « un échantillon du génie prophétique de Tirésias » (p. 74). L’auteur évoque ensuite « la grande variété du récit ».

107 DERCHE, Roland. Quatre Mythes poétiques, op. cit., p. 74. Roland Derche évoque « le procédé

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nouerit108. Le devin joue sur le sens du verbe qui signifie « connaître » mais

également « reconnaître ». Cette connaissance se fera par l’intermédiaire du miroir des eaux qui révèlera à Narcisse son apparence. Piégé par sa propre beauté, le jeune homme se consumera peu à peu. Mais si Narcisse s’était connu plus tôt, se serait-il reconnu à la fontaine ? Ovide développe ici un lien intéressant entre la connaissance et la vision. C’est là une nouveauté par rapport à l’héritage grec. L’autre nouveauté est bien sûr la rencontre avec Écho. C’est ainsi que le son se trouve lié à la vue dans la mise en relation de ces deux mythes. Si la faute de Narcisse consiste à rejeter tout amour, celle de la nymphe revient à lui avouer sa passion sans aucune mesure. D’après Simone Viarre, la place qu’Ovide accorde à Écho dans le récit « prouve qu’il voulait mettre l’accent sur la signification vitale de la légende109 ». Le poète latin le fait de manière originale puisqu’il associe dans le personnage même de la nymphe les deux forces antinomiques de vie et de mort. Dans son ouvrage Mythe et

pensée chez les Grecs, Jean-Pierre Vernant souligne la dimension mortifère de la

pierre. Par sa froideur, sa dureté et sa sécheresse, la pierre s’apparente à « une dessiccation du vivant110 ». Il s’avère qu’Écho se dessèche entièrement jusqu’à ce que ses os se métamorphosent en rochers. Or Ovide a habilement contrebalancé l’univers silencieux de la mort par l’autre trace qui subsiste de la nymphe : sa voix. Finalement une force vitale semble l’emporter chez Écho qui parvient à dépasser la mort avec les sons qu’elle peut encore répercuter. Il en va de même du côté de Narcisse dont le corps laisse la place à une petite fleur qui par son caractère humide et plein de sève se trouve du côté de la vie.

Ovide a également eu un trait de génie dans la construction de l’épisode central de Narcisse à la fontaine. Le poète avait jusque là retardé la description du jeune homme pour créer à ce moment-là un effet de décalage entre le lecteur qui connaît enfin Narcisse physiquement mais qui sait qu’il s’agit de son reflet et Narcisse qui se demande qui est cette belle créature qu’il aperçoit. Le lecteur assiste en direct à l’erreur de reconnaissance en même temps que lui-même reconnaît le héros. Suit alors un pathétique dialogue de Narcisse avec son reflet. Il sombre peu à peu dans le désespoir jusqu’à ce qu’il se rende finalement compte qu’il s’agit de son propre reflet. Le voilà conduit à sa perte. Il meurt de consomption et à la place de son corps éclot un narcisse. Mais Ovide précise que, même une fois mort, Narcisse continue à se mirer dans les eaux du Styx. Le poète latin a su retravailler le mythe d’origine et développer les potentialités de sens qui s’y trouvaient, notamment dans

108 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III, v. 348 : « s’il ne se connaît pas ». 109 VIARRE, Simone. L’image et la pensée dans les Métamorphoses d’Ovide, op. cit., p .419.

110 VERNANT, Jean-Pierre. Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historiques.

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