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b. Les variations de la mélancolie amoureuse

Ce topos de l’amour maladie trouve sa pleine expression à la fin du Moyen Âge dans le titre même de l’œuvre d’Achille Caulier, L’hôpital d’Amour. Dans ce récit allégorique, le narrateur après avoir été rejeté par sa dame entre « en une

55 ROBERT DE BLOIS. Floris et Lyriopé, éd. cit., v. 1713-1716.

56 Dans le Tobler-Lommatzsch et le FEW : nerci : Todkrank « mourant », erbleichen « pâlir » et

taint : gelb, blass « jaune, pâle ». Dans le DMF, teindre : « pâlir, être altéré dans son teint ».

57 ROBERT DE BLOIS. Floris et Lyriopé, éd. cit., v. 1735-1738 : « Li ferirs et li dolosers, / li plorers et li lons jueners / Ont a ce mené son gent cors, / Qu’il git toz cois si con soit mors. », « les coups et les lamentations, les pleurs et les longues privations de nourriture ont à ce point malmené son beau corps qu’il git complètement immobile comme s’il était mort. », traduction personnelle.

fantasie / Et en ymaginacïon59 » pour oublier la peine et la douleur extrême provoquées par la dureté de sa bien-aimée. Il passe la nuit « en ce seul voulloir de mourir60 » et seule sa vision le détourne de cette idée. Il se retrouve en effet dans un songe éveillé61 sur le chemin de « Trop Dur Responce62 » qu’il se décide à emprunter. Il traverse des lieux désolés où tout n’est que douleur63, croise les cadavres de nombreux faux amants64 avant d’arriver à la fontaine de Narcisse65. L’atmosphère emplie de douleur, véritable paysage état d’âme romantique avant l’heure, entre en résonance avec l’état intérieur du narrateur. Pour être en harmonie avec les souffrances qu’il traverse, il s’approche :

La fine deul ou qu’il conmence, Si pris voulenté d’y aller, Quant Esperance et Pascïence Se vindrent dedens moy bouter.66

Les deux allégories le sauvent d’un désespoir certain et lui évitent surtout de terminer comme les autres amants et amantes abandonnés ou trahis, en le transportant « jusque a ung saint lieu » appelé « l’Ospital d’Amours »67. Suit la description de la prise en charge du malade par différentes allégories qui ont chacune leur fonction : Bel Accueil est le gardien, Courtoisie l’infirmière, il y a treize hospitalières68, trois conseillers, un procureur, des serviteurs69 et enfin un médecin chargé de guérir les malades, Espoir70. La métaphore de l’amour maladie est ensuite filée tout au long de l’auscultation du narrateur par Courtoisie71. Face à la gravité du cas, elle l’amène devant le médecin qui pour soigner sa fièvre et calmer son pouls apporte comme remède de l’« Eaue de Gracïeux Penser72 ». Grâce à Pitié qui intercède auprès de Danger pour que sa Dame lui accorde un baiser, le narrateur se rétablit et peut alors visiter l’hôpital. Il traverse le cimetière des vrais et loyaux

59 ALAIN CHARTIER, BAUDET HERENC, ACHILLE CAULIER. Le cycle de La Belle Dame sans mercy, éd. cit. L’Hôpital d’Amour, v. 69-70.

60 Ibid., v. 65.

61 Ibid., v. 73-74 : « Ceste fantasie nouvelle / Me faisoit songier en veillant ».

62 Ibid., v. 88. 63 Ibid., v. 90-96. 64 Ibid., v. 97-112. 65 Ibid., v. 113-120. 66 Ibid., v. 149-152. 67 Ibid., v. 159 et 160.

68 Ibid., v. 177-184, entre autres, Dame Pitié, Loyauté, Simplesse, Vérité etc.

69 Ibid., v. 185-190.

70 Ibid., v. 191-192.

71 Ibid., v. 193-232.

amants73 et découvre « ung triste val » où se trouvent « tous ceux qu’Amours exconmenie »74. Aux côtés de Jason et Énée, il voit le cadavre de Narcisse75. Le narrateur fait alors une rechute, son désir s’embrase à nouveau76 et il replonge dans son « premier mal77 » si bien que Pitié l’oblige à s’aliter à nouveau78.

On retrouve une dernière mention de Narcisse dans la prière79 qu’adresse le narrateur à Amour. Il évoque la pitié du dieu à l’égard de certains amants comme Ulysse et Pénélope ou encore Pygmalion pour qui il insuffla la vie à sa statue ou encore Écho qu’il vengea de Narcisse. La possibilité de centrer tout un roman autour de l’image de l’amour maladie témoigne bien du grand succès et de la force évocatrice de ce topos depuis l’Antiquité. Dans cette œuvre, il sert de toile de fond aux aventures du narrateur.

L’idée de l’amour maladie finit par être associée à la figure de Narcisse comme en témoigne une ballade80 d’Eustache Deschamps. En effet, le poète amant demande à une dame de remplacer son ancienne bien-aimée « car sanz amours ne puis faire chanson81 » affirme-t-il. Il s’imagine alors en nouveau Narcisse :

Or suy par vous a la clere fontaine Ou Narcisus ne trouva garison,

Ainçoiz moru, et j’encourray tel paine, Se de vous n’ay retenue certaine82.

La garison fait explicitement signe vers la maladie. Au XIVe siècle, l’association entre la métaphore de l’amour maladie et Narcisse est évidente. La souffrance, la maladie puis la mort sont les étapes nécessaires à franchir pour partager le sort du héros antique. Si jamais la dame refuse l’amour du poète, il est conscient de l’issue fatale qui l’attend. Eustache Deschamps ne s’attarde pas ici à décrire les maux physiques ou psychologiques dont souffre Narcisse. C’est inutile car dans la simple évocation de son nom et de l’idée de la maladie dont il souffre, tout l’imaginaire de la mélancolie amoureuse surgit à l’esprit du lecteur.

73 ALAIN CHARTIER, BAUDET HERENC, ACHILLE CAULIER. Le cycle de La Belle Dame sans mercy, éd. cit. L’Hôpital d’Amour, v. 401-440 : comme Lancelot ou Tristan.

74 Ibid., v. 444 et 448.

75 Ibid., v. 457-464.

76 Ibid., v. 480.

77 Ibid., v. 498.

78 Ibid., v. 497-504.

79 Ibid., v. 627-664, l’allusion à Narcisse se trouve v. 641-648.

80 EUSTACHE DESCHAMPS. Œuvres complètes, éd. cit. « Balades amoureuses », XDIII « Deschamps demande à une dame nommée Gauteronne de lui remplacer Péronne ».

81 Ibid., Bal. XDIII, v. 15.

Mais cette puissance évocatrice de la mélancolie de Narcisse est le fruit d’un lent travail d’élaboration de la part des auteurs médiévaux. Le rapport établi entre les tourments que vit Narcisse et la mélancolie amoureuse a été approfondi au fil des œuvres et exprimé de diverses manières. On trouve la langueur, la desesperance et bien sûr la merencolie. Ce trio désigne la mélancolie amoureuse à son degré le plus élevé et le plus ravageur pour celui qui en souffre.

Dès le XIIIe siècle, la puissance dévastatrice de la désespérance est à l’œuvre. On l’a déjà croisée chez Richard de Fournival dont l’amoureux a été « geté el pui de desperanche83 ». Mais elle n’est pas l’apanage d’un genre en particulier, que ce soit dans la poésie ou les romans, le je du poète ou le héros contractent cette maladie et bien souvent ils en meurent ou quasiment… Poésie et roman s’influencent réciproquement comme le souligne Marie-Noëlle Toury dans son analyse sur la mort et la fin’amor84. Les deux genres se nourrissent l’un l’autre et les auteurs n’hésitent pas à emprunter de-ci de-là un style, des topoï, des personnages ou encore des situations pour varier autour d’une trame ou d’une idée bien connue. Le Roman de

Troie de Benoît de Sainte-Maure témoigne bien de cette esthétique. Dans

l’introduction de son édition du Roman de Troie, Emmanuèle Baumgartner précise que l’auteur emprunte à Wace son style « épique » et à la lyrique occitane, notamment le « vocabulaire de l’amour et de la douleur, une certaine préciosité des monologues et des échanges amoureux où se lisent simultanément sa défiance voire son rejet de l’éthique de la fin’amor85 ». Cette influence courtoise se voit par exemple dans la longue lamentation d’Achille qui se plaint des rigueurs d’Amour.

La passion amoureuse d’Achille naît après la mort d’Hector. À l’occasion de l’anniversaire de la mort du défenseur de Troie, les chefs Achéens sont conviés à la cérémonie aux côtés des Troyens. C’est là qu’Achille rencontre Polyxène et qu’il reste subjugué par la jeune princesse :

Veüe i a Polixenein

Apertement en mi la chiere : C’est l’achaison e la maniere Par qu’il sera gitez de vie E l’ame de son cors partie86.

83 L’Œuvre lyrique de Richard de Fournival, éd. cit., v. 42.

84 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl aux XIIe et XIIIe siècles, op. cit., p. 298.

85 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit., p. 9.

Benoît de Sainte-Maure décrit de manière topique la naissance de l’amour dans le cœur d’Achille. La beauté de Polyxène en est la cause87, il en garde l’image « en son cueur (…) descrite e peinte88 ». Il en reçoit une « mortiel plaie89 ». La métaphore de l’amour maladie qui entraîne peu à peu la mort est annoncée par cette expression. Une fois la cérémonie terminée, Achille reste immobile tant qu’il peut suivre Polyxène du regard90. Une fois qu’elle a enfin disparu, il rentre sous sa tente « molt malades, molt desheitiez91 ». Seul, à l’écart de tous, Achille se laisse aller à sa douleur. Il demande pitié à Amour car il se rend compte que cet amour est impossible : Polyxène est l’une des filles de Priam, sœur d’Hector qu’il a tué pour venger Patrocle. Achille dit de lui-même :

[…] Je suis desvez E de mon sens si mesalez Que je ne sais mes que je faz92.

C’est à ce moment précis, au moment où le guerrier perd la raison93, qu’est introduite la figure de Narcisse. On comprend alors que ce héros mythologique est étroitement lié dans la topique amoureuse à la passion qui conduit inéluctablement à la mort. L’éditrice précise en note94 qu’on ne peut savoir si l’auteur fait référence au récit ovidien ou à celui du Lai de Narcisse, mais finalement l’essentiel est de constater qu’au moment où un personnage sombre dans une passion qui le dépasse et qu’il en souffre, il compare sa situation à celle de Narcisse. Benoît de Sainte-Maure va même plus loin puisqu’Achille devient véritablement un nouveau Narcisse comme on peut le lire dans les vers suivants :

Narcisus sui, ce sai e vei, Qui tant ama l’ombre de sei Qu’il en morut sor la funteine95.

L’ouverture du vers par le nom du jeune homme suivi du verbe « être » exprime la stricte équivalence établie entre Achille et Narcisse. Achille précise

87 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit. On trouve un portrait topique de la beauté féminine, v. 17557-17560 : « Ses tres biauz oilz veirs e son front, / E son biau chef qu’el a si blont / Que il resenble estre dorez, / Totes denote ses biautez. ».

88 Ibid., v. 17556.

89 Ibid., v. 17562.

90 Ibid., v. 17602-17605.

91 Ibid., v. 17625.

92 Ibid., v. 17685-17687.

93 « mesalez » signifie « égaré, qui a perdu son bon sens ».

94 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit. Cf. la note du vers 17691 p. 651.

d’ailleurs dans la deuxième partie du vers qu’il ne prononce pas de telles paroles de manière inconsidérée comme le soulignent les verbes « sai e vei ». Il se rend compte de son état, il est encore capable d’analyser ce qui se passe dans son âme. Les deux vers qui suivent retracent succinctement la mort de Narcisse. Ces deux propositions subordonnées relatives explicatives apparaissent comme des commentaires dont la présence permet d’ajouter des précisions ; ici la raison de la mort du jeune homme : sa folle passion pour son reflet. Le rythme rapide du vers dans lequel Achille devient Narcisse contraste avec le tempo plus lent des deux vers suivants qui nous replongent brièvement dans la légende antique.

Rappelons un instant comment se comporte Achille dans l’épopée grecque afin de mieux saisir la métamorphose du personnage. Dans l’Iliade, Homère chante la colère d’Achille et son refus de retourner au combat après avoir été spolié injustement par Agamemnon de son butin. Il ne reprendra les armes qu’après la mort de Patrocle pour le venger en tuant Hector. Achille est le guerrier par excellence, animé par le désir de gloire. Ce sont des valeurs guerrières ainsi que la question de l’honneur qui le poussent à se retrancher dans son camp : refus de l’autorité d’Agamemnon qui s’est posé en chef des Achéens, refus de partager sa part avec celui qui n’a pas combattu, refus de se soumettre car il est Achille, fils de Thétis et de Pélée, qui doit connaître une gloire immortelle en allant combattre à Troie. Bien des aspects sont transformés dans la version de Benoît de Sainte-Maure. Achille le valeureux guerrier tombe amoureux et c’est en raison de cette folle passion qu’il renonce au combat, à la gloire. Le guerrier homérique s’est métamorphosé en un chevalier amoureux typique en cette fin de XIIe siècle96. Benoît de Sainte-Maure exprime ici l’idée que la « passion amoureuse affaiblit et isole ses victimes97 ».

L’identification à Narcisse se poursuit de manière de plus en plus resserrée avec l’anaphore du démonstratif « iceste », c’est bien la même détresse et la même peine que partagent les deux amoureux:

Iceste angoisse, iceste peine Sai que je sent98. […]

96 FRAPPIER, Jean. « Remarques sur la peinture de la vie et des héros antiques dans la littérature française du XIIe et du XIIIe siècle ». Dans L’humanisme médiéval dans les littératures romanes

du XIIe au XIVe siècle. Actes publiés par Anthime Fourrier. Paris : C. Klincksieck, 1962. Colloque

organisé par le Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg du 29 janvier au 2 février 1962. Pages 13-54. Cf. p. 40 : Jean Frappier relève l’originalité du personnage d’Achille « modelé d’après l’idéal courtois du XIIe siècle ». Il explique ensuite que Benoît de Sainte-Maure fait du guerrier grec « un amant courtois, extatique et désespéré ».

97 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit. Cf. introduction p. 19.

Achille en vient d’ailleurs à pousser ce cri :

[…] Je raim mon onbre,

Je aim ma mort e mon encombre99.

Les trois termes « ombre, mort et encombre » désignent ici Polyxène qui devient « une réalité intérieure » selon les mots de Jean Frappier100. Ils font en même temps écho au reflet aimé par Narcisse. C’est donc Polyxène qui provoque le tourment d’Achille, elle le met dans « un état de contemplation tourmentée101 ». Cette dame à la fois « proche et lointaine102 » incarne la mort prochaine d’Achille s’il suit fidèlement les traces de Narcisse. Benoît de Sainte-Maure se rappelle le célèbre passage de Narcisse penché au-dessus de son reflet qu’il essaie de saisir103 quand il écrit ces vers :

Ne plus que il la puet baillier Ne acoler ne enbracier,

Car riens n’en est ne riens ne fu, Ne qui ne pot estre sentu, Plus ne puis je aveir leisor De li aveir ne de s’amor104.

Il est intéressant de relever le parallélisme instauré entre les deux situations. Polyxène est comparée au reflet, qui n’est « riens », qui n’a aucune réalité, qui est insaisissable. La jeune princesse, derrière les murailles de Troie, possède le même caractère intangible pour son amant que l’« ombre » aimée par Narcisse. Achille est conscient qu’il ne pourra jamais caresser ou tenir entre ses bras l’objet de son désir, il aime avant tout une idée tout comme Narcisse aimait un reflet, c’est pour cette raison qu’il se meurt d’amour. Cet amour impossible ne lui offre qu’une issue :

Faire m’estuet, je n’en sai plus, Ice que refist Narcisus,

Qui tant cria plorant merci Que l’ame del cors li parti. Tiels iert ma fins, que que il tart,

99 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit., v. 17695-17696.

100 FRAPPIER, Jean. « Remarques sur la peinture de la vie et des héros antiques dans la littérature française du XIIe et du XIIIe siècle », op. cit., p. 40.

101 Ibid.

102 Ibid.

103 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III. Par exemple v. 428-429 : In mediis quotiens

uisum captantia collum / Bracchia mersit aquis nec se deprehendit in illis !, « Que de fois, pour

saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras sans pouvoir s’atteindre ! » (p. 83).

Car je n’i vei nul autre esguart. Narcisus por amor mori, E je refarai autresi105.

Les termes « ice », « tiels », « autresi » rapprochent toujours plus les deux amoureux. De la même manière que Narcisse a appelé la mort de ses vœux, Achille s’apprête à faire de même.

Deceüz fu par sa semblance : Je n’ai pas meillor atendance, Car je ne puis aïde aveir

Ne plus qu’il ot, ce sai de veir106.

Ces mots désespérés laissent entrevoir la fin tragique d’Achille qui désire suivre la voie de Narcisse. L’auteur tresse habilement le destin des deux héros en les évoquant l’un à la suite de l’autre. L’alternance des première et troisième personnes du singulier dans le monologue d’Achille quand il parle de Narcisse ou de lui-même provoque une confusion entre les deux amoureux qui connaissent les mêmes souffrances. Et pourtant malgré son désespoir patent, une lueur d’espoir, un sursaut est exprimé par le guerrier qui finalement tient peut-être plus à la vie qu’il ne le laissait paraître… :

E neporquant penser devreie, Saveir s’en nul sens porverreie Chose qui a prou me tornast. Trop par me coit et trop me hast : A ce covendreit grant leisir. Veire, qui tant porreit sofrir ?107

L’adverbe « neporquant » fait basculer la lamentation de l’amant désespéré et prêt au suicide amoureux dans un monologue délibératif. L’amant, certes malheureux, pèse le pour et le contre et essaie de trouver la meilleure solution. Il ne veut pas renoncer à son amour mais il ne veut peut-être pas mourir tout de suite non plus, comme en témoigne l’idée de son « prou », de son profit, de son avantage. C’est à ce moment-là qu’Achille se désolidarise de Narcisse. L’identification est rompue par l’argumentation et le désir de tourner la situation à son avantage. Narcisse n’a fait aucun choix, l’idée de s’en sortir vivant ne lui vient même pas à l’esprit. Narcisse est voué à la mort d’amour tout comme Achille finalement est voué à la mort sur le champ de bataille. Le valeureux guerrier homérique a revêtu

105 BENOÎT DE SAINTE-MAURE. Le Roman de Troie, éd. cit., v. 17703-17710.

106 Ibid., v. 17711-17714.

l’espace d’un instant l’habit de l’amoureux transi, de l’amant désespéré prêt à tout pour en finir avec une vie de souffrance dans laquelle il est impossible de jouir de sa bien-aimée. Pour ce faire, il s’est servi du masque de Narcisse, le héros par excellence qui incarne la souffrance amoureuse et la mort d’amour. Mais Achille ne peut se consumer d’amour et en mourir, il ne peut être un second Narcisse. Il se doit d’être Achille et de retourner au combat. La scolastique amoureuse lui vient alors en aide et finalement il fait machine arrière en se demandant si une autre issue existe, alors qu’il assénait auparavant de manière péremptoire qu’il n’y avait « nul autre esguart108 », un remède existe peut-être :

Malades sui : s’or ne porquier Aucune rien qui m’ait mestier, Morz suis en fin, jel sai et sent109.

Achille a repris ses esprits, il est redevenu combattif et ne veut pas se laisser faire. La rapidité avec laquelle il a contracté cette maladie et la manière insensée dont il en souffre lui laissent présager le pire sur son issue. C’est pourquoi il veut trouver un remède : il décide de demander la main de Polyxène. Mais Achille n’est pas voué à rentrer chez lui accompagné d’une épouse, son destin est de mourir à Troie. Les tentations de l’écrivain courtois ne peuvent gommer les données originelles du personnage épique. Ce n’est qu’une fois sa destinée accomplie