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Le poète se perd dans les yeux de la dame qui font office de miroir. Toutefois que voit-il dans le miroir ? Il n’y contemple pas la femme aimée mais son propre reflet. Finalement à travers elle c’est lui-même qu’aime le poète. La métaphore du miroir des yeux évoque bien la dimension narcissique de l’amour : le fait d’aimer le même en l’autre. Jean Frappier évoque le « miroir fascinant qui ravit l’amant à lui-même186 » et les vers de Bernard de Ventadour « condensent le narcissisme propre à l’amant courtois qui se complaît presque inlassablement dans sa douleur187 ». En outre, Jean-Charles Payen voit dans le « narcissisme de la fin’amor » une « quête de soi plus qu’une quête de l’autre188 ». En se penchant sur le mythe ovidien, Christopher Lucken scinde le récit en deux temps principaux répartis entre les deux personnages. Il émet l’hypothèse que les apparitions marginales de la figure d’Écho dans la littérature médiévale sont dues à son absence dans le deuxième temps du récit. Les reprises médiévales témoignent de l’immense attachement à Narcisse et à sa relation avec son miroir189. Narcisse et son image forment le couple qui fonde le discours amoureux dans les pièces lyriques, d’abord des troubadours puis des

184 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit., p. 273.

185 FRAPPIER, Jean. « Variations sur le thème du miroir », art. cit., p. 162.

186 Ibid., p. 163-164.

187 Ibid., p. 164.

188 PAYEN, Jean-Charles. « L’art d’aimer chez Guillaume de Lorris », art. cit., p. 111.

trouvères. Comme l’écrit Christopher Lucken, c’est une parfaite illustration du “narcissisme” de la conception de l’amour selon cette littérature190.

L’image du miroir se retrouve régulièrement dans trois cansos de Bernard de Ventadour. Le miroir se rattache aussi bien à la dame qu’au poète. Dans « Can vei la lauzeat mover », Marie-Noëlle Toury remarque que toutes les « conditions objectives du “narcissisme” » sont remplies. L’amant se trouve devant un miroir qui lui plaît191, à la différence près qu’il ne s’agit pas d’eau mais des yeux de sa bien-aimée. Le danger réside dans le fait que le poète ne voit pas l’objet de son amour mais sa propre image, tout comme Narcisse. « De cette contemplation découle non seulement la mort d’amour […] mais aussi la mort tout court », comme l’analyse Marie-Noëlle Toury192. Le poète partage un destin identique à celui de Narcisse : il découvre le plaisir procuré par la contemplation de soi dans le miroir ainsi que l’angoisse provoquée par l’impossibilité de s’en détourner, les douloureux soupirs suivis de la mort193. On constate bien que Narcisse et son reflet sont au fondement de l’inspiration poétique de Bernard de Ventadour.

Une autre canso, « Lancan vei la folha194 », est construite autour du motif du miroir. Le troubadour se plaint des rigueurs de sa dame. La position centrale du miroir est symbolisée par l’apparition de l’objet à la moitié du poème : « Be deuri’ aucire / qui anc fetz mirador195 ». La dame se métamorphose en Narcisse car elle ne cesse de se contempler dans son miroir196. Subjuguée par elle-même, elle ne prête plus aucune attention au poète qui sombre alors dans un profond désespoir. Elle le rejette comme s’il lui avait fait « gran tort197 », elle retire de sa propre vision dans le miroir un orgueil qui l’assimile à Narcisse, lui-même prisonnier de son reflet. Le miroir devient le « guerrer peyor198 » du poète incapable de lutter contre lui. Marie-Noëlle Toury repère que le mot « orgueil » est répété quatre fois199 ; or c’est le plus

190 LUCKEN, Christopher. « L’Écho du poème », art. cit., p. 30

191 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 31, v. 17-20.

192 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit. Marie-Noëlle Toury rappelle les vers v. 21 à 24 de « Can vei la lauzeta » (p. 286).

193 Ibid.

194 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 38, p. 206-211.

195 Ibid., v. 42-43 : « J’aurais bien volontiers tué celui qui inventa le miroir ! » ; la canso compte 88 vers au total.

196 Ibid., v. 45-48 : « Ja.l jorn qu’ela.s mire / ni pens de sa valor, / no serai jauzire / de leis ni de s’amor. », « À partir du moment où elle s’y mire et pense à sa valeur, je ne pourrai plus jamais jouir d’elle et de son amour. » (p. 208-209).

197 Ibid., v. 32.

198 Ibid., v. 44 : « no.n ai guerrer peyor. », « je n’ai pas d’ennemi pire que lui. ».

199 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit. On le retrouve dans les vers 7, 62, 69 et 77, remarque-t-elle p. 285.

grave des péchés200. Cependant la dame ne partage pas le sort de Narcisse, elle ne meurt pas à force de se contempler dans le miroir. Au contraire, dans un curieux renversement, c’est le troubadour qui songe à la mort201. Il se fait lui-même Narcisse face à l’impossibilité de jouir de ses amours. Dans la dernière strophe, il reconnaît lui-même son orgueil. Il s’agit d’un « retournement complet qui instaure une parfaite symétrie202 » dans le couple. Le poète et sa dame font tous les deux preuve d’orgueil et c’est le miroir qui a provoqué ce sentiment. Marie-Noëlle Toury compare ce vice à une « bête nuisible » qui se répand dans le monde comme dans la chanson203. Le poète, conscient de sa nocivité, le dénonce et le condamne. Évoquer le miroir et la beauté de la femme aimée donne encore une fois au poète l’occasion de parler de lui. La dame orgueilleuse qu’il dépeint le renvoie finalement à son propre orgueil, par un étonnant effet de miroir. Encore une fois le poète désespère de se rencontrer en l’autre et c’est encore le motif du miroir et en filigrane la figure de Narcisse qui servent de fils conducteurs au poème.

Dans la troisième canso « Bel m’es can eu vei la brolha204 », Bernard de Ventadour a recours au motif du miroir de manière plus indirecte. En effet, l’allusion à l’image de la femme comme miroir reste métaphorique :

Ma razo chamja e vira ; ma eu ges de lei no.m vir mo fi cor, que la dezira aitan que tuih mei dezir son de lei per cui sospir. E car ela no sospira,

sai qu’en lei ma mortz se mira, can sa gran beutat remir205.

200 Le péché d’orgueil fait l’objet d’une étude dans la deuxième partie de ce travail « Les lectures morales du mythe de Narcisse », chap. 3 « L’orgueil de Narcisse ou le péché capital par excellence : un éloignement complet de Dieu ? ».

201 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 38. Le poète accepte de renoncer à toutes relations charnelles « drudaria » (v. 49) avec sa dame du moment qu’elle consente à lui octroyer un bien quelconque (v. 51-52). Il crie son asservissement complet : « En son plazer sia, / qu’eu sui en sa merce. / Si.lh platz, que m’aucia, / qu’eu no m’en clam de re ! » (v. 57-60), qui pourrait le conduire à la mort si sa dame le souhaitait, « Qu’il en soit selon son bon plaisir, puisque je suis à sa merci. Qu’elle me tue, s’il lui plaît ; moi je ne me plaindrai de rien ! » (p. 208-209).

202 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit., p. 286.

203 Ibid.

204 BERNARD DE VENTADOUR. Chansons d’amour, éd. cit. Canso 39, p. 212-215.

205 Ibid., v. 33-40, « Elle bouleverse ma raison et la dévie ; et pourtant, moi, je ne dévie d’elle mon cœur fidèle, qui la désire tellement que tous mes désirs vont vers celle pour qui je soupire. Et

Tout comme Narcisse, le poète perd peu à peu la raison mais reste, malgré tout, obnubilé par la femme aimée. Il ne la quitte pas des yeux et à travers elle contemple sa mort prochaine. Bernard de Ventadour pousse encore plus loin le mouvement d’introspection puisque le poète n’est pas simplement renvoyé à sa propre beauté, à sa propre image mais aussi à sa finitude, à ce qui fait de lui un être humain. L’évocation de la mort fait écho au funeste destin de Narcisse qui s’est s’étiolé et s’est vu mourir206 dans l’eau de la fontaine. Marie-Noëlle Toury a relevé la grande recherche formelle207 dans ce poème. Cette préciosité du style permet d’assimiler encore plus concrètement l’amour à la mort et la dame à la mort. Comme le souligne Marie-Noëlle Toury « à la place de la Dame et de sa beauté, le poète voit sa mort208 » ; ainsi le « visage de la Dame » se fait tout aussi trompeur que la fontaine de Narcisse car derrière les deux se profile la mort. Aimer c’est chanter, le chant se nourrit de l’amour pour éclore mais ici le troubadour le relègue au second plan car il a réussi à voir à travers les yeux de la dame le destin qui l’attend : la mort. Claude Machabey-Besanceney considère les yeux de la dame comme un « miroir de mort209 ». Ce qui attire l’amant dans ce miroir est selon elle « la beauté de sa Dame ou l’autre lui-même qui s’y dessine, ce nouveau “moi” qui subitement le fascine et dont il s’éprend210 ». Le regard de la dame mène le poète de la fin’amor à sa propre rencontre. Véritable Narcisse, il ne s’en rend compte qu’une fois face à la mort.

Au gré de ses cansos Bernard de Ventadour reprend différents motifs du mythe de Narcisse et en fait un soubassement de sa poésie amoureuse. Les troubadours suivants puis les trouvères s’en inspireront en reprenant un ou deux aspects de la légende en fonction de l’effet qu’ils souhaitent produire. Citer Narcisse ne sera même plus forcément nécessaire pour élaborer une poésie « narcissique211 »

puisqu’elle ne soupire, je sais qu’en elle se contemple ma mort quand je contemple sa grande beauté. ».

206 OVIDE. Les Métamorphoses, éd. cit. T. I, Livre III, v. 486-487. Narcisse ne supporte pas de voir les blessures qu’il s’inflige à lui-même : Quae simul aspexit liquefacta rursus in unda, / Non tulit

ulterius […], « À peine eut-il vu ces meurtirssures dans l’onde redevenue limpide qu’il n’en put supporter davantage » (p. 85).

207 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit. Marie-Noëlle Toury relève le schéma des rimes qui sont toutes très riches et qui présentent la particularité de former deux rimes consécutives, une féminine et une masculine, avec des mots de sens voisin et de même racine, (elle cite, par exemple, les derniers mots de la première strophe : « brolha » « brolh » / « folha » « folh » / « dolh » « dolha » / « volha » « volh ») ; en outre chaque strophe reprend au premier vers le dernier mot de la strophe précédente (p. 287).

208 Ibid., p. 288.

209 MACHABEY-BESANCENEY, Claude. Le “martyre d’amour” dans les romans en vers, op. cit., p. 50.

210 Ibid.

comme le remarque Marie-Noëlle Toury Le poète plonge tout entier dans le au visage de sa dame pour s’y trouver lui-même dans un mouvement égocentrique qui rappelle évidemment celui de Narcisse face à son reflet. L’autre est nécessaire pour atteindre le même c’est-à-dire s’atteindre soi-même par son intermédiaire. On assiste peu à peu à l’émergence d’une véritable lyrique centrée sur la figure du poète. La puissance du mythe de Narcisse réside dans sa capacité à engendrer chez les poètes de la lyrique courtoise une réflexion sur le moi, sur la relation à l’autre et au même. Ils ont trouvé dans la funeste mésaventure du héros les fondements d’une poésie plus personnelle, plus égocentrique, sans qu’il soit même nécessaire de nommer explicitement Narcisse. Marie-Noëlle Toury a recensé plusieurs poètes qui se sont inscrits dans cette dynamique. Par exemple, dans la chanson « Si cum l’arbres que, per sobrecargar212 » d’Aimeric de Peguilhan l’association du miroir, de l’amour et de la mort fait penser à Narcisse sans pour autant que le héros soit nommé. Le « fol amador » s’est laissé piéger par la dame213. Le troubadour exprime la folie dont il est atteint par une série d’antithèses : aucun « oc » ne pourrait remplacer les « no » de sa dame, ses rires se muent en pleurs, et « cum folhs » il se réjouit de ses tourments et surtout de sa mort214 ; ces deux vers finement ciselés expriment parfaitement cette idée :

Et ieu cum folhs ai gaug de ma dolor E de ma mort, quan vey vostra faisso215.

La fin funeste qui l’attend est mise en valeur par la syntaxe même du vers, grâce à l’enjambement qui place la mort en début de vers. Par ailleurs la rime entre

dolor et mort associe étroitement les deux vers et surtout les deux états, un peu

comme s’il était logique que des tourments d’amour surgisse la mort. L’origine de ce mal-être, dont le poète retire un certain plaisir, est la « faisso » de la dame. Le visage et notamment les yeux de la femme aimée concentrent leur pouvoir maléfique :

Qu’o.l bazalesc qu’ab joy s’anet aucir, quant el miralh se remiret e.s vi,

212 AIMERIC DE PEGUILHAN. The poems of Aimeric de Peguilhan, éd. cit. Chanson 50.

213 Ibid., v. 23-24.

214 Ibid., v. 25-28.

215 Ibid., v. 27-28, « Et tel un fou j’éprouve de la joie face à ma tristesse et à ma mort quand je vois votre visage. », traduction personnelle.

tot atressi etz vos miralhs de mi,

que m’aucietz quan vos vei ni.us remir216.

Dans la mythologie antique, le basilic serait né du sang de la Méduse dont Persée a tranché la tête. Tout comme sa mère ce serpent fabuleux a le pouvoir de tuer celui qui le regarde dans les yeux. La femme aimée se métamorphose ainsi en monstre mortel. Lorsque le poète la regarde, il ne la voit pas elle mais il contemple sa propre mort. On retrouve ici la même esthétique que chez Bernard de Ventadour. Les yeux de la dame font accéder le poète à la vision de sa propre fin et vont jusqu’à la provoquer du fait du comportement orgueilleux de la femme aimée.

On saisit la même influence chez Jaufré Rudel à un degré plus élevé. Marie-Noëlle Toury juge sa poésie comme « la plus introvertie et la plus mortelle217 », malgré l’absence de référence explicite à Narcisse. Le poète, d’après elle, semble « perdu dans une recherche inquiète et toujours insatisfaite de quelque chose que le monde ne peut pas lui donner, refusant obstinément un amour imparfait que rien ne vient remplacer, le poète évolue dans un rêve toujours vide qui le ramène inévitablement à son seul visage218 ». Par deux fois à la fin de la chanson, le poète répète la formule « Qu’ieu ames e nos fos amatz219 » : cette posture de l’amoureux qui n’est pas aimé fait évidemment penser à Narcisse face à son reflet. L’expression « amor de lonh220 » rythme le poème régulièrement pour exprimer justement cet amour impossible et sans retour. Le passage du printemps à l’hiver glacé dans la première strophe est une image topique de la lyrique amoureuse. Le climat correspond aux saisons du cœur, quand le troubadour a cessé de se divertir en écoutant le chant des oiseaux, il se tourne vers ses pensées. S’amorce alors le mouvement d’intériorité qui le conduit à repenser à cet « amor de lonh » qui le poursuit221. Le troubadour, sous le masque du pèlerin222, déploie ensuite une

216 AIMERIC DE PEGUILHAN. The poems of Aimeric de Peguilhan, éd. cit. Chanson 50, v. 29-32. Traduction de Marie-Noëlle Toury (p. 289) : « Comme le basilic qui se tue de joie quand il se voit et se contemple dans le miroir, de la même façon vous êtes mon miroir car vous me tuez quand je vous vois et vous contemple. », dans Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit.

217 TOURY, Marie-Noëlle. Mort et Fin’Amor dans la poésie d’oc et d’oïl, op. cit., p. 290.

218 Ibid.

219 Les Chansons de Jaufré Rudel, éd. cit. Pièce V « Lanquan li jorn son lonc en may », v. 49 et v. 52.

220 Ibid., v. 4, 9, 23, 30, 37, 39, 44 et 46.

221 Ibid., str. I v. 1-7 : « Lanquan li jorn son lonc en may / M’es belhs dous chans d’auzelhs de lonh, / E quan mi suy partitz de lay / Remembra.m d’un’amor de lonh : / Vau de talan embroncx e clis / Si que chans ni flors d’albespis / No.m platz plus que l’yverns gelatz. », « Quand les jours sont longs, en mai, il me plaît, le chant des oiseaux, lointain ; et quand je suis parti de là (j’ai cessé de l’écouter), il me souvient d’un amour lointain : je vais alors pensif, morne, tête baissée, et alors ni chant d’oiseaux, ni fleur d’aubépine ne me plaisent plus que l’hiver glacé. ».

métaphore religieuse en évoquant « lo Senhor per veray / Per qu’ieu veirai l’amor de lonh223 ». Mais l’évocation des beaux yeux dans le vers 14 dévoile l’identité de ce « Senhor » qui n’est autre que la femme aimée et lointaine. Elle est si lointaine que dans la troisième strophe224 le troubadour imagine leurs retrouvailles, il se fait amant voisin qui pourra enfin jouir de sa présence. Or le début de la strophe suivante met à mal ce rêve : « Iratz e gauzens m’en partray, / S’ieu je la vey, l’amor de lonh225 ». On retrouve l’antithèse topique de la situation paradoxale des troubadours tiraillés entre la tristesse et la joie, la dame semble disparaître peu à peu derrière l’idée même, impalpable et inaccessible, d’un amour lointain :

Ja mais d’amor no.m jauziray Si no.m jau d’est’amor de lonh, Que gensor ni melhor no.n sai Ves nulha part, ni pres ni lohn226.

Le poète poursuit une chimère car aucune femme réelle, fût-elle proche ou lointaine, ne peut lui apporter ce qu’il désire. Le destin du troubadour rejoint ici celui de Narcisse : tous deux sont pris au piège de l’illusion d’un amour impossible à atteindre. L’aporie qu’entraîne ce désir paradoxal est exprimée dans la suite :

Ver ditz qui m’apella lechay Ni deziron d’amor de lonh,

Car nulhs autres joys tan no.m play Cum jauzimens d’amor de lonh227.

Le troubadour chante la joie que lui procure l’idée de posséder l’amour lointain plutôt que d’y parvenir véritablement228. La femme aimée n’existe pas, elle s’apparente plus à une projection du désir du poète lui-même. Jaufré Rudel se complaît dans l’impossibilité de l’amour et ce mouvement l’entraîne dans un retour

222 Les Chansons de Jaufré Rudel, éd. cit., v. 12-14 : « Ai ! car me fos lai pelegris, / Si que mos fustz e mos tapis / Fos pel sieus belhs huelhs remiratz ! », « Ah ! fussé-je pèlerin, là-bas, de sorte que mon bourdon et mon esclavine fussent contemplés de ses beaux yeux ! ».

223 Ibid., v. 8-9 : « Je le tiens, certes, pour véridique le Seigneur par lequel je verrai l’amour lointain. ».

224 Ibid., v. 19-21 : « Adonc parra.l parlamens fis / Quan drutz lonhdas et tan vezis / Qu’ab bels digz jauzira solatz. », « ah les charmants entretiens, quand l’amant lointain sera si voisin qu’il jouira des doux et beaux propos ! ».

225 Ibid., v. 22-23, « Triste et joyeux je me séparerai d’elle, si jamais je le vois, cet amour lointain. ».

226 Ibid., v. 29-32, « Jamais d’amour je ne jouirai si je ne jouis de cet amour lointain, car femme plus

gracieuse ni meilleure je ne connais, ni près ni loin. ».

227 Ibid., v. 43-46, « Il dit vrai, celui qui m’appelle avide et désireux d’amour lointain ; car nulle joie