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1.1.2.2 Mémoire et histoire, vénération et tourisme

Peut-on alors tenter une définition de la monumentalité ? Un premier système de définition se présente, élaboré par A. RlEGL1 :

• une classe de m onum ents se trouverait constituée par des œ uvres intentionnelles, construites pour préserver vivant, dans la conscience des générations futures, le souvenir de telle action ou de telle destinée ;

• une autre, celle des monuments historiques et artistiques, recouvre toute œ uvre hum aine tangible et visible présentant une valeur artistique et historique.

Nous retrouvons là la dimension mémorielle qu'exprime l'étymologie, à laquelle est venue s'adjoindre la dimension artistique. La conceptualisation de RlEGL ne me semble concerner que le stade de l'appréhension par le spectateur de ces monuments. Or, je voudrais distinguer deux moments de la "vie" du monument : le premier est celui de l'édification, il renvoie aux motivations des édificateurs, alors que le second, proche de celui de RlEGL, correspond à l'acte de réception de l'édifice par les spectateurs de la monumentalité. Il existe donc deux temps distincts, mais sans doute pas étrangers, dans l'appréhension du monument :

• le tem ps de la construction, durant lequel sont m obilisées l'énergie industrieuse et la force de conviction (ou de coercition, ou de contrition) nécessaires à l'édification ;

• le temps de la considération, de la contem plation cérémonielle ou bien du regard touristique, de la réception révérencieuse ou simplement curieuse de ce qui a été édifié.

Ces deux temps diachroniquement et conceptuellement distincts organisent toutes productions monumentales, tant commémoratives qu’artistiques et historiques.

Qu'est-ce donc en effet que la Colonne trajane1, par exemple ? Construite en 105, après les campagnes de Dacie, elle relate des événements historiques, des hauts faits de l'em pereur et elle est surmontée par un aigle impérial en bronze, puis par la statue de TRAJAN. Com mémorative alors ? Elle est aujourd'hui couronnée par une statue de SAINT-PIERRE et perd donc son lien avec l'événement à commémorer. Elle semble donc ne plus avoir de justification commémorative. Cest ainsi qu'ALBERTI faisant le voyage de Rome l'a certainement considérée d'un point de vue technique et professionnel, c'est-à- dire comme une œuvre majeure justiciable des critiques et des taxinomies développées par l'histoire de l'art, et donc comme un objet investi d'une haute valeur culturelle, ayant une grande valeur de témoignage éducatif. La distinction entre commémoration et témoignage me semble rejoindre celle que faisait PLATON entre expression et description, entre poésie et philosophie, ou, pour se rapprocher de nous, la différence introduite par H. BERGSON entre connaissance intuitive (et émotionnelle) et connaissance intellectuelle. En fait, le clivage introduit par A. RlEGL entre m onum ents intentionnels et m onum ents par "vieillissement" et par "intellectualisation" participe de cette conceptualisation. Mais, quand il repère deux modalités d'être à la conscience du monument — celle où il est vécu par la mémoire affective et celle où il est reçu par l'intelligence analytique — , il se limite à reproduire une différenciation de stades tout en restant enfermé dans le processus d'appréhension des monuments existants. D'ailleurs le titre même de l'ouvrage,

Le culte

moderne...

stipule bien que son objet concerne la seule réception des édifices, en excluant le moment de leur édification. Allons tout de même plus loin en suivant Aloïs RlEGL, car la différenciation qu'il introduit semble fort importante. Dans son analyse il repère la

1 Cf. sur la postérité de la Colonne trajane dans les pratiques artistiques et dans l'histoire de l'art,

valeur d'ancienneté en tant qu'étalon supérieur d'évaluation des monuments dans le système de valeurs modernes. Car, nous dit-il, en plus de la valeur de remémoration et de la valeur d'art, valeurs affectives qui participent de la vie psychique immédiate des individus et des groupes, peu à peu se sont im posées des valeurs d'ancienneté, d'histoire, de témoignage : ainsi en est-il du monument historique. Celui-ci ne résonne pas à l'esprit de son spectateur dans une relation directe et vécue avec des souvenirs propres, intimes, existentiels. Le monument historique n'a plus de valeur mémorielle, il a une valeur docum entaire et il constitue le corpus de l’histoire et de la théorie de l'architecture. Le regard archéologique posé sur les m onum ents est assis sur la reconnaissance de la valeur historique accordée à certains bâtiments (palais, temples, tom beaux,...). Cette subsumation de certaines productions dans la catégorie des œuvres d'art et de civilisation nécessite et témoigne d ’une attitude d'historicisation du social ; cela est concomitant d'une conscience historique de soi qui exprime dans l'esthétisation une secondarité de la subjectivité par rapport à l'objet. L'épistém è nouvelle du

quattrocento

bouleverse donc le rapport à l'architecture, conférant une valeur d'histoire à certains types de bâtiments. Pour qu'apparaisse la notion de monument historique, il a fallu, nous déclare F. CHOAY1, qu’un long processus rationaliste et analytique soit porté sur la production humaine ; il a fallu qu'une prise de conscience des transformations historiques de la vie humaine apparaisse. Pour qu'à un objet du temps passé soit dévolue une valeur d'archives, précieux en ce qu'il témoigne d'une époque révolue, il a fallu qu'à une conception stable (soit immobile soit cyclique) du temps succède une conception dynamique, linéaire et transformatrice du temps. Si le monde change, nous n'avons plus la connaissance im m édiate de l'ordre des choses d'hier, les choses du passé sont différentes et autres que celles de notre présent. C'est seulement à cette condition que peut apparaître la "valeur d'histoire" soulignée par A. RlEGL, et c'est uniquement dans ce système conceptuel que le monument historique peut exister. En Occident, depuis cinq siècles, ce regard historique se généralise progressivem ent pour devenir une pensée normative et dominante. Pensée qui triomphe au XIX^me siècle avec l'appropriation par l'E tat du contrôle du patrim oine : c'est la création p ar GUIZOT et MERIMEE de l'adm inistration

ad hoc,

la Caisse des Monuments historiques, concom itam m ent à la création de lEducation Nationale. Le monument historique est ainsi devenu un élément du patrimoine et un objet de la culture légitime.

Cf. Les articles "Monument” et "Monument historique" in Dictionnaire de l'urbanisme et de

M ais ce processus d'historicisation de l'espace bâti ne se développe pas sans qu'en parallèle un processus d'esthétisation n'appose son empreinte sur les édifices. En effet, "la valeur d'art" que reconnaît RlEGL n ’est pas une donnée anhistorique et universelle, au contraire, c'est seulement avec la Renaissance — là aussi — que l'art, en tant qu'activité spécifiée — et reconnue telle — de production de beau émerge. L'art (l'ars), de l'Antiquité au XVe siècle, englobait toute l'activité de façonnement de la matière et de production intellectuelle réalisée par l'homme détenteur d'un savoir-faire (c'est-à- dire l'artisan). La notion d'art recouvrait le travail du poète ou du sculpteur, aussi bien que celui du vannier ou du tailleur de pierres. De plus, le clivage que nous faisons entre l'activité de l'artisan et celle de l'artiste, n'est pas pertinent concernant la hiérarchie des arts dans le monde antique et médiéval : étaient alors considérés comme nobles les "arts libéraux" (exercés par des hommes libres) se cantonnant au travail intellectuel, à une mise en form e spirituelle et non matérielle (de la rhétorique à la musique) ; alors que les "arts m écaniques" (nécessitant l'utilisation d'outils) englobaient les productions utilitaires, vulgaires ou décoratives. Ils comprenaient tant les travaux artisanaux traditionnels que les œ uvres peintes ou sculptées. Ce n'est qu'avec Al b e r t i que l'art architectural s'autoproclam e art libéral, en rupture avec la tradition historique : à l'époque classique d'A thènes, p ar exemple, l'architecture était considérée comme plus vulgaire que la peinture ou la sculpture.

L e m ouvem ent historique d'aujourd'hui est donc conçu en tant qu'œuvre artistique et en tant que produit historique, relique du passé. Ainsi prend-il une effectivité et une valeur dans la contemporanéité de sa réception par le spectateur. En effet, la valeur d'art est toujours présente dans l'instant de la délectation artistique par la personne qui voit l'œuvre. La valeur d’histoire est également contemporaine à la considération par le spectateur, c'est par rapport au présent et dans une conscience de l'altérité du passé que les archives sont perçues et lues.

Cette "présentification", cette actualisation du mouvement historique et de l'œuvre d'art tend en fait à disqualifier la dimension mémorielle : il n'y a plus de relation entre la situation actuelle et l’ordre passé, évoqué par le monument, il n'y a pas ou il n'y a que peu rem ém oration d'un état révolu puisque celui-ci n'a pas été connu. Si la relation m onum ent / spectateur n'est plus directe et immédiate, elle est abstraite, culturelle et ludique.

Se pose alors, selon A. RŒGL, un second problème : comment voir et ressentir réellem ent la dimension artistique, qui est au-delà du concept, qui n'appartient qu'à la sensibilité, quand le monument est surtout l'objet d'une analyse conceptuelle, d'une démarche analytique et critique ressortissant de l'histoire de l'art ? Situation paradoxale s'il en est : c'est l'histoire de l'art qui légifère pour accorder une valeur artistique à un artefact, et c’est l'approche historique de l'œuvre d'art qui entraîne l'objectivation de cet artefact en dehors de toute appréhension sensible. Doit-on, pour clarifier ce paradoxe, retenir l'hypothèse que l'on ne peut réellement éprouver et goûter l'œuvre d'art que dans la mesure où sa facture et son sens coïncident, au moins partiellement, avec notre monde, c'est-à-dire que dans la mesure où le

Kunstwollen

(le vouloir artistique d'une époque, d'une culture1) incorporé dans l'œuvre se perpétue dans le présent du spectateur ; mais, étant donné que notre présent n'est animé que d'un très faible

Kunstwollen

, que d'un très essoufflé sens de l'activité poïétique, notre capacité à goûter les œ uvres s'est a m o in d r ie 1 ? Cela expliquerait pourquoi, et en quoi, l'œ uvre m onum entale est aujourd'hui perçue soit comme un objet patrimonial et un monument historique si elle est ancienne, soit comme un emblème m édiatique, une enseigne publicitaire, si elle est contemporaine.

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