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L'angoisse fondamentale de l'individu est sa mort. La découverte de la finitude existentielle ouvre la béance du néant, pose l'interrogation du Sens. «En voyant la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet et l'homme sans lumière abandonné à lui- même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant [...] j'entre en effroi.. .»3.

Alors l'homme édifie un système religieux qui conjure la mort, la décomposition des corps. Collectivement, une même névrose d'angoisse de mort du groupe s'exprime

1 E. BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, p. 100.

2 ibid., p. 101.

par des pensées obsédantes et un com portem ent rituel de conjuration des énergies centrifuges, de l'entropie et des forces de décomposition des liens sociaux.

L'anthropologie politique, telle que G. BALANDIER l'a synthétisée dans un petit ouvrage portant le même titre, montre que le Pouvoir trouve son fondem ent et sa justification dans le maintien de l'ordre et de la stabilité. Nous avons préalablement rencontré les missions de lutte contre le chaos et la dilution des choses dans le temps que rem plit le pouvoir, qu'il soit politique ou religieux. «Le pouvoir est sacralisé parce que toute société affirme sa volonté d'éternité et redoute le retour au chaos comme réalisation de sa propre mort [...], les principes qui règlent l'ordre du cosmos et l'ordre des humains sont souvent homologues» ; ainsi, selon cet auteur, la capacité — sym bolique et réelle — de lutter contre le désordre social va de pair avec celle de résorber le désordre spatial. Comme il n'est pas possible de réduire les malheurs du temps qui passe, le pouvoir procède par régénération. Citons ce texte de M. ELIADE : «Mais, la

renovatio

effectuée à l'occasion du sacre d'un roi a eu des conséquences considérables dans l'histoire ultérieure de l'hum anité. D 'une part, les cérém onies de renouvellem ent deviennent mobiles, se détachent du cadre rigide du calendrier ; d'autre part, le roi devient en quelque sorte responsable de la stabilité, de la fécondité et de la prospérité du Cosmos tout entier. Ceci revient à dire que le renouvellement universel devient solidaire non plus des rythmes cosmiques, mais des personnes et des événements historiques [...], c'est dans cette conception qu'on trouve la source des futures eschatologies historiques et politiques. En effet, on est arrivé, plus tard, à attendre la rénovation cosmique, le

"Salut"

du M onde, d ’un certain type de Roi, de Héros ou de Sauveur, ou m êm e de C hef politique».

L a rénovation-renaissance-recréation que le chef réalise est obtenue par le rituel et la cérém onie, seulement ceux-ci sont finis dans le temps ; or le danger est permanent. L'architecture monumentale qui est la permanence même, l’éternité réalisée, permet une étem elle réalisation de la rénovation : «Le sanctuaire reproduit l'Univers dans son e s s e n c e » 1. Ainsi l'univers ne risque pas de s'effondrer, de glisser vers le chaos, puisqu'il est capté et cristallisé dans le monument, trouvant là sa concrétude et sa matérialisation durable.

Le pouvoir, de par sa mission et sa puissance, ressortit d'un espace conceptuel spécifique, c'est pourquoi il s'investit dans un espace matériel particulier, le monument.

Pragm atiquem ent, ce que le Pouvoir peut effectuer, c'est la coordination de la production, la régulation des échanges, la limitation des conflits internes et la protection contre les dangers d'agression de l'extérieur. L'ensem ble de ces capacités et de ces im pératifs se résum e en la réalisation du principe d'unité du groupe social (à ses différents niveaux : le clan, la tribu, la nation). L'unification du multiple constitue une dimension majeure des activités théorétiques autant que praxiques assignées au politique. Rappelons-nous que penser le Tout de l'Etre et fonder l'Un représentent les buts de la pensée métaphysique :

• la figure théologique de la métaphysique ramène l'ensemble des questions de la connaissance et des problèmes de l'existence sous la bannière de l'Un divin. Le monothéisme,

systematic pattern

de la culture occidentale, impose sa structure conceptuelle;

• la figure "philosophie de la raison" prise par la m étaphysique est identiquement structurée : «Elle est appuyée sur le trépied de ces trois notions : le savoir universel (sinon absolu) est possible, la cause et la raison sont identifiables, les hommes sont réductibles à l'homme — mais n'est-elle pas invention contingente, historique, engendrée dans des circonstances, par la volonté (ou le désir) d'assurer la pérennité de l'organisation sociale (et parallèlem ent cosmique et éthique) par le moyen d'un certain type d’ordre, l'Ordre Un, imposant l'unité à la m ultiplicité ? [...] Cette institution de la philosophie (la R aison), n'est-elle pas concom itante de deux autres phénomènes historiques contingents : l'installation d'une société marchande et l'apparition d'une form ation politique singulière, la cité, qui unifie la multiplicité civique sous l'empire de la Loi supposée intangible»1.

Le monument, quant à lui, fonctionnant avec les mêmes catégories conceptuelles et avec les mêmes systèmes de significations, donne à voir l'unification du monde, tout en y contribuant par le contrôle de l'espace et la structuration du temps qu'il réalise. Il est une iconisation de l'Ordre, sa représentation sensible. L'architecture, en tant que théorie et pratique, m et en œuvre, au centre de sa problématique, l'Harmonie obtenue par la soumission des éléments à un tout qui les dépasse essentiellement L'architectonique de la pensée — de

l'Ethique à Nicomaque

d'ARISTOTE à la

Critique de la Raison pure

de KANT — poursuit le même but : construire un système cohérent et homogène qui

englobe et dépasse les différentes sciences. Ce système poursuit également l'harmonie, avons-nous vu, par une propension naturelle de l'esprit à l'esthétique, dont LEIBNIZ est un des plus beaux exemples : l'harmonie est définie comme

"unitas in varietate"

(ou

multitudo)1.

Elle s'obtient par l'ordre et la proportion

"ubi varietas est sine ordine, sine

proportione, nulla est harmonia".

Ordonnancement unificateur, unification harmonieuse, DESCARTES dans son très fameux texte du

Discours de la méthode

établit explicitement l'identité de moyens et de fins de l’architecture, de la philosophie et de la politique (organisation de la cité) : «Souvent il n'y a pas tant de perfection dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de plusieurs maîtres, qu'en ceux auxquels un seul maître a travaillé. Ainsi voit-on que les bâtiments qu'un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d'être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder [...]. Comme il est bien certain que l'état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, doit être incomparablement mieux réglé que tous les autres. Et pour parler des choses humaines, je crois que si Sparte a été autrefois très florissante, ce n'est pas à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier [...] elles tendaient toutes à une même fin»1 2.

En cela DESCARTES n'est nullement un innovateur ; il ne fait que réitérer les conclusions d'une longue tradition philosophique assignant à la matière, comme à l'hom m e, une place hiérarchisée dans un tout hiérarchique et soudé par le sommet. THOMAS d'Aq u in, dans

Du Royaume

, avance ces puissantes formules, qui ne sont pas restées inertes dans l'organisation sociale : «Car toute la multitude dérive de l'un. C'est pourquoi, si les choses qui sont du ressort de l'art imitent celles qui sont de la nature, et si une œuvre d'art est d'autant meilleure qu'elle reproduit davantage la similitude de ce qui est dans la nature, il est nécessaire que pour la multitude humaine, le m eilleur soit d'être gouvernée par un seul»3.

Seul peut-être, PASCAL s'élèvera contre cette vision unitaire en affirm ant la distance infinie entre les trois ordres de la force et des actions extérieures, de la pensée rationnelle et de la charité (le religieux). Si la distance est absolue, si un abîme les sépare, se trouve alors contenue, dans la séparation même, la critique de toute tyrannie qui réduit

1 LEIBNIZ cité in Etudes sur l’histoire de la philosophie, hommage à M. GUEROULT, p. 60.

2 DESCARTES, Discours de la méthode, t. 2, p. 41.

à l'homogène, qui balaie les différences : «Tyrannie, la tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce que l'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d'amour à l'agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit tendre à ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Ainsi les discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort donc on doit m 'aim erf.. J .» 1

Clairvoyance de PASCAL, allant dénicher le pouvoir dans le désir de domination universelle et hors de son ordre ! Cela constitue la critique radicale du pouvoir occidental dont l'avatar absolutiste rayonnait à quelques kilomètres de Port-Royal. Cela constitue égalem ent une forte critique de Versailles, on fait d'énorm es efforts pour bâtir un instrum ent de vanité, le cadre d'une adoration usurpée que l'on devait développer envers le prince. Cela représente enfin, une remise en cause du monisme métaphysique qui réalise la conform ité de l'idée et de l'être, qui assujettit l'existence à l'essence, l'empirique au principiel.

Dans ce cas, nous pouvons dire — reprenant la classification aristotélicienne de l'activité humaine — que si la métaphysique est l'activité théorétique qui se fait praxique socio-politique (organisation de la cité), la monumentalité est l'activité poïétique (le façonnement) qui s'érige en expression théorétique figée.

2.1.3. - M O N U M E N T A L IS A T IO N E T L E G IT IM A T IO N

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