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3.1.1. - LA S O C IE T E H O L IS T E

3.1.1.1. - Le p o u v o ir sép a ré , la société divisée

Le monument est iconisation de l’Ordre, sa présentation sensible ; il a la force d'un condensateur social. Il donne à voir l'unifîcation du monde tout en y contribuant par le contrôle de l'espace et la structuration du temps qu'il réalise.

Le pouvoir prétendant effectuer ces missions est-il divin ? Il l'affirme et se présente comme tel ; et s'il est suffisamment convaincant, les représentations qu'ont alors de lui les sujets le font accéder pleinement à ce statut. La statue du pouvoir est la transcription dans la pierre de la transmutation qui fait que si la représentation de la divinité la concrétise, la concrétisation de celle-ci lui permet d'être maintes fois réitérée à la conscience ; et ceci parce que la présentation s'instaure, substantialise la divinité, la rend réelle,... Tel un oxymore métonymique, la monumentalité présente la transcendance dans la massivité de sa matière, et cette forme rhétorique permet la pleine effectuation du sens, la pleine production des affects. Double efficace du monument : dire le sacré et, l'affirmant, l'affermir.

Pour qu’il y ait monumentalité, il faut (mais il ne suffit pas) que le code culturel la rende concevable ; pour qu'elle existe empiriquement, c'est-à-dire qu'elle soit bâtie, il faut aussi (et il suffit) que le code la rende désirable.

Quand la monumentalité (soit la sacralité construite) est-elle devenue désirable ? Quel est le lieu historico-social où l'homme a ressenti le besoin de bâtir ses certitudes ?... Quand ces certitudes s'évanouissent-elles, quand sont-elles menacées au point de faire disparaître le besoin monumental ?

L'ensemble de ces questions réintroduit la diachronie là où les considérations psychanalytiques et anthropologiques du chapitre précédent semblaient l'évacuer. Mais,

en nous référant au chapitre introductif, nous avons vu que même les phénomènes semblant naviguer sur les temps les plus longs sont justiciables d'historicité.

Faisons retour à nos archétypes.

Le Parthénon est construit dans un grand effort m obilisateur des forces productives athéniennes, après que les Perses, lors de la deuxième guerre médique, aient saccagé Athènes et ravagé l'Acropole. SOPHOCLE ne disait-il pas que les monuments en cours de reconstruction sur l'Acropole sont les symboles portant témoignage que la guerre est maintenant extérieure ? Symboles aussi de l’ordre nouveau restauré qui est, et doit être, durable. Le V e siècle construit ses tem ples en pierre, les colonnes et l'entablement de bois des édifices antérieurs sont remplacés par le matériau indestructible, dans un grand mouvement de restauration, matérielle autant que phantasmatique.

SALOMON, successeur de D AVID, édifie le Temple comme gage et comme garant

de l'unité du peuple ju if qui se sépare, se scinde en douze tribus1, se répartissant sur le sol d'Israël. Temple unifiant, Temple captateur du Dieu. SALOMON dit à l'Etemel : «J'ai bâti une maison qui sera ta demeure, un lieu où tu résideras éternellement !»1 2. Le Temple témoigne de l'Alliance, symbolisée par son Arche, du pacte de Dieu avec le peuple ju if qui est ainsi élu. L'Arche d'Alliance, qui contient les Tables de la Loi données à M OÏSE,

est déposée par le «roi SALOMON et tous les anciens d'Israël, tous les chefs de famille des enfants d'Israël»3 dans le sanctuaire du Temple. Dieu Sauveur protégera l'unité et l'intégrité du peuple ju if pour l’éternité : «Alors l'Etem el dit "J'exauce ta prière et la supplication que tu m'as adressées, je sanctifie cette maison que tu as bâtie pour y mettre à jam ais m on nom ; et j'aurai toujours là mes yeux et mon cœur"»4. M ais le peuple d'Israël ne respecte pas les commandements, SALOMON fait construire des temples pour les dieux de ses femmes et concubines. Furieux, lE tem el dit alors «J'exterminerai Israël du pays que je lui ai donné, je rejetterai loin de moi la maison que j'ai consacrée à mon nom »5. Alors le peuple ju if est vaincu par les Chaldéens qui détruisent le Temple et Jérusalem.

R evenant de déportation à B abylone un dem i-siècle plus tard, les Juifs entreprennent, sous les exhortations du prophète ZACHARIE, la reconstruction du culte de

1 Cf. sur ce thème SPINOZA, Traité théologico-politique.

2 Bible - 1 "Rois" 8.13.

3 Bible - 1 "Rois" 8.1.

4 Bible - 1 "Rois" 9.1.

YAHVE et la reconstruction du Temple.

NEMROD,

leader

des bâtisseurs de la Tour de Babel, fait, lui aussi, œuvre de restauration. Après le cataclysme, il organise le groupe qui tente d'accoucher d’un nouvel ordre qui sortira les hommes du chaos.

NEMROD prescrit les tâches de chacun et ordonnance les travaux d'ensemble. Il canalise les forces, capte les énergies, assoit sa puissance sur la nécessité d'ordonner et de coordonner l'action sociale ; il assure son

auctoritas

sur les craintes et les angoisses de fin du monde qui tenaillent tous les hommes. Par la parole d'autorité, il institue un état de stabilité, par le projet, par le bâtir, il construit la possibilité de croire en la tangibilité et en la durabilité de cet état de stabilité. En fait NEMROD le tyran n'agit que par la parole, il a pu certes imposer par une violence initiale son monopole de la parole sociale, mais très vite il se fait le locuteur délégué de Dieu : «Dans la tour ils voulaient dresser une statue. C ette effigie annoncerait l'avenir et donnerait des ordres». Elle serait égalem ent protectrice car «munie d'ailes, elle écarterait à jamais toute pluie de feu, toute inondation» (à Babylone où est construite Babel, entre le Tigre et l'Euphrate, les inondations sont plus que des réalités mythiques évoquées par l'Arche de NOE).

3.1.1.2. - Le monumentalisme "hydraulique"

Les pyram ides étagées babyloniennes ou prism atiques égyptiennes ont en com m un de correspondre à

"des modes de production hydraulique".

La Mésopotamie avait un système de gouvernement déterminé par le rapport aux fleuves qu'il fallait endiguer, canaliser, aux terres qu'il fallait drainer, irriguer, c'est-à-dire autant de tâches d'im portance primordiale pour la survie alimentaire de la Société et qui nécessitaient d'être coordonnées par un organisme central de décision et de contrôle.

Sur cette base s'établit un pouvoir centralisé et omnipotent, détenteur des moyens de m obiliser des forces considérables à l'élaboration de grands travaux. Grands travaux économ iques, mais aussi grands travaux idéologiques ou symboliques. Maîtres de la fertilité, du cycle cosmique le roi sumérien, le pharaon, l’em pereur chinois, sont les m édias entre les dieux et les hommes puisque d'eux dépend la survie des familles. Les rites cycliques suivant les saisons, les cultes du soleil — le dieu Râ — en Egypte ou en A m érique Centrale1, où des autres puissances naturelles sont célébrés par un pouvoir

différencié, par un organe centralisé qui a le monopole du rituel et de sa légitimité et un puissant appareil administratif de contrôle de la production de la population.

Le célèbre ouvrage de K. WlTTFOGEL,

Le despotisme oriental,

reprend et développe la thèse des conditions d'émergence de la monumentalité dans le mode de production hydraulique, ainsi a-t-il plusieurs chapitres sur les grands bâtisseurs et sur le style monumental qui peut ainsi être obtenu (temples, palais, tombeaux, capitales).

Mais il s'agit là d'une condition de possibilité, il ne donne pas d'explication quant à l'utilité, quant à l'utilisation de ces possibilités mêmes. L'anthropologue Maurice

GODELIER dans son ouvrage

L'idéel et le matériel

apporte des précisions sur la fonction

de la mise en scène spatiale des forces sociales que représente le monument. Il n'y a pas de société sans structure de reproduction de ces sociétés. Dans les "sociétés froides" ou hom éostatiques, les structures m ythiques et idéelles sont vécues et exprim ées immédiatement dans les normes collectives, et elles sont dites par le chef qui les réaffirme de manière continue : le système de la parenté, les rapports imaginaires entre le ciel et la terre, entre le sang menstruel et le sperme, entre le corps vivant et le cadavre, entre le cru et le c u it,... En revanche, dans les "sociétés chaudes", "à histoire", il faut d'autres structures m atérielles et imaginaires susceptibles de supplanter les contradictions de classes, de castes, de groupes et capables de perdurer dans le temps et l'espace. Il faut alors un pouvoir de domination composé de deux éléments : la force et la violence d'une part, le consentement par la légitimité et la croyance d'autre part. Mais il n'y a pas de pouvoir qui dure sans domination violente et de même il n'y a pas de violence qui puisse suffire sans que la répression soit assise sur une conviction sans qu'il y ait également l'amorce d'une adhésion des volontés qui seules peuvent entraîner l'acceptation sinon la coopération des dominés.

Les deux ingrédients sont toujours présents, en des proportions variées. «Il n'y a pas de domination sans violence même si celle-ci se borne à rester à l'horizon»1

Telle est la paix des citadelles, des châteaux-forts ou des cam ps rom ains qui quadrillent le territoire. A l'horizon se trouve la masse imposante, inspirant la crainte ou bien rassurante, de la force présente, prête à intervenir. Image de la force, ces édifices contrôlent et clôturent les représentations du social sur la base d’une unité assurée par le sommet. Inversement, le palais et le temple somptueux au cœur de la cité aussi bien que la

statuaire monumentale offrent le visage quiet de la paix assurée, de l'ordre garanti et créateur. Ils sont également des constructions affirmatives de soi, des actes de foi qui répondent aux destructions "négatrices", actes de rage. Actions et réactions symboliques tout autant que matérielles, les ravages divins sur Babylone, les destructions perses d'Athènes, les saccages chaldéens, puis romains de Jérusalem font plus qu'affaiblir les cités : ils les nient dans leur identité même, dans leur existence empirique autant qu'idéelle.

"Delenda est Carthargo

!". Nous retrouvons dans ces exemples bibliques et grec de reconstruction, les processus de communalisation, de renforcement de l'identité collective tels que M. WEBER les a analysés.

M ais le péril extérieur et guerrier n'est pas le seul : la division de la société, l'écartem ent des groupes aux intérêts différents et bientôt divergents, portent en eux le ferment de l'entropie, de la violence interne, de la mort de la collectivité. Le pouvoir politique différencié n'advient que dans une société socialement différenciée. Dans la tribu sauvage, le chef n'a pas de pouvoir, il ne domine pas ni ne bénéficie d'une capacité d'exploitation du travail de sa tribu ; la chefferie n'est qu'une instance de locution du récit collectif, des mythes du groupe. Le rôle du chef consiste «pour l'essentiel à une célébration, maintes fois répétée, des normes de vie traditionnelles»1 ; et s'il voulait outrepasser cette fonction pour instaurer sa domination, il serait mis à mort. «Il n'y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n'est pas un chef d'Etat. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d'aucune autorité, d'aucun pouvoir de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre»1 2.

Que cette absence de pouvoir soit le fait d'une vigilance et d'une volonté de la tribu de ne pas laisser la société se diviser entre dominants et dom inés — thèse de SAHLINS,et surtout de P. CLASTRES3 — , ou qu'elle ne soit que le produit d'une intériorisation très forte et permanente des valeurs et normes collectives qui permet l'absence d'instances de régulation sociale — thèse d'E. DURKHEIM développée par P. BlRNBAUM dans la polémique qui l'a opposé à P. CLASTRES4 — l'organisation sociale induite est celle de l'unité tribale de la non division du travail sur la base de classes (même si opère, dans ces sociétés, une forte division sexuelle du travail5).

1 P. CLASTRES, La société contre l’Etat, p. 135.

2 Ibid., p. 175.

3 P. CLASTRES, op. cit., et M. SAHUNS, Age de pierre, âge d’abondance.

4 Cf. P. BlRNBAUM, Dimensions du Pouvoir et P. CLASTRES, Recherches d ’anthropologie politique,

chap. 9.

Sociétés indivisées, sans exploitation du travail, sociétés où le sacré est présent partout égalem ent, où les dieux, les esprits des ancêtres sont appréhendables et accessibles par tous. Il n'y a pas alors d'assise matérielle et idéelle pour qu'apparaisse le pouvoir politique ou religieux, autonome, différencié, c'est-à-dire pour qu'émerge une instance de domination. E . ENRIQUEZ développe cette idée : «Nous faisons l'hypothèse que toute religion où dieux, ancêtres, sont continuellement présents dans le paysage, qui se trouve donc être l'émanation d'un peuple situé dans un territoire déterminé, toute religion par laquelle hommes et dieux se sentent solidaires pour l'édification d'une structure et se doivent offrandes réciproques, empêche la création d ’un pouvoir séparé et à vocation égalitaire entre les membres désignés comme tels. Si les dieux ne surplombent pas les êtres, aucun souverain ne peut le faire. La naissance d'un Dieu transcendant, par contre, favorisera l’institution d'un pouvoir transcendant à vocation totalitaire»1.

Le passage à la contradiction sociale, à la hiérarchisation entre des classes, des ordres, des castes, advient, soit avec l'extension démographique et la sédentarisation, conjuguées à l'appropriation privée du sol, soit sous la pression d'un système guerrier permanent, qui s'autonomise en se spécialisant. Le plus souvent, la domination provient de la conjonction de ces deux phénomènes.

Le pouvoir politico-religieux est alors moins l'effet «d'un recours à la violence d'une minorité qui aurait imposé les premiers rapports de classes et les premières formes d'Etat au reste de la société, que la coopération de tous, y compris de ceux qui subissaient les effets négatifs des nouvelles formes de domination et d'exploitation contenues dans ces rapports»1 2.

A Babylone, une très longue tradition de séparation hiérarchisée de la société est fondée sur l'existence d'une instance spécifique de répartition des eaux d'irrigation, et d ’organisation du culte. Une armée de fonctionnaires apparaît parallèlement à une cohorte d'hom m es de guerre et une myriade de prêtres. L'Etat mésopotam ien avait une telle puissance et une si forte légitimité qu'il avait pu étatiser l'ensemble du sol et extraire une très forte proportion de surtravail. Le fait qu'il ait pu édifier les jardins suspendus de Babylone et bâtir les ziggourats (qui ont si fort impressionné le peuple ju if au point qu'il les mentionne comme des œuvres rivalisant avec la puissance divine) est en parfaite

1 E. ENRIQUEZ, De la horde à l'Etat, p. 285.

conjonction avec le système économico-politique en place.

Ne cherchons pas l'antériorité d'un fait sur l'autre, des nécessités productives sur l'organisation sociale, de la structuration politique sur l'élaboration de grands travaux, car il y a en la m atière certainement une étroite coordination des faits, et des causalités r é c ip r o q u e s 1. Et reconnaissons la concom itance de la sédentarisation avec la différenciation sociale, ainsi que la simultanéité de la mise en chantier du territoire avec l'apparition du concept urbain autant que de celui de monument ; avec une prééminence de la notion monumentale sur le fait urbain peut-on penser, mais nous verrons cela plus loin.

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