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Retenons qu'avec l’exemple de la royauté mycénienne nous percevons que se met en place une société inégalitaire. Dans celle-ci une ligne de partage s'immisce entre les hommes constituant des dominés et des dominants, des "exploités” et des "exploiteurs". Cette ligne se trace par, et lors de, la sédentarisation du pouvoir guerrier sur un territoire agricole. L ’espace social se trouve alors strié profondément, mais cette déchirure est aussi labourage, et dans ce sillon germ era toute une flore, un florilège, de pratiques sym boliques : rituelles, ornementales, ostentatoires,... monum entales. Ces pratiques sym boliques sont spécifiques et non réductibles à l'expression car cette activité est présente dans toutes les sociétés. Mais dans les microcosmes primitifs l'activité poïétique affirme les valeurs et les fondements mythiques de la société, sans être instrumentalisée par des instances particulières. En revanche dans les configurations sociales holistes,

l'activité artistique est assujettie au façonnage des talismans de puissance destinés à parer les détenteurs du monopole de la sacralité.

G . D U M E Z IL , E . B E N V EN ISTE et J.P. V E R N A N T ont montré les modalités de

présentation d'eux-mêmes que mettent en œuvre le roi et le prêtre, le roi-prêtre. Le potentat unifie par la construction de l'image identifïcatoire de chacun au groupe, et du groupe à son monde : «Le Roi Scythe détient les trois types d'objets d'or — la coupe à libation, la hache d'arme, la charrue — qui symbolisent les trois catégories sociales à l'intérieur desquelles les Scythes sont répartis, le roi et le roi seul les possède tous à la fois ; les activités humaines qui s'opposent dans la société se trouvent intégrées et unies par la personne du souverain»1.En effet, si le pouvoir domine et exploite, il ne peut le faire qu'au nom des intérêts supérieurs (réels et imaginaires) de la société toute entière. Ainsi trouve-t-il, prouve-t-il, sa légitimité. La légitimité du pouvoir n'est pas autre chose que la croyance des sujets en la justesse de la domination qu'ils subissent. Cette croyance s'acquiert par la m anipulation des symboles, p ar la construction d'un im aginaire cosmogonique et théogonique qui place le pouvoir du côté de la Toute-Puissance, qui le représente comme le garant de l'Ordre de la nature et du temps, qui met le chef à la place du grand reproducteur du m onde (d'où l'accouplem ent rituel des rois Incas et Mésopotamiens, de l'empereur de Chine ou du pharaon avec la divinité primordiale).

M ais cela ne semble pas toujours avoir suffi, les forces centrifuges étant trop fortes, le pouvoir séparé doit alors nier la séparation interne à la société : «La

polis,

quand elle se constitue [...] refuse toutes les pratiques accusant les inégalités sociales et le sentiment de distance entre les individus, celles qui mettent en danger son équilibre, son unité, divisent la cité contre elle-même»1 2.

L'activité mercantile qui se développe à Athènes accroît les inégalités de richesse et le clivage des intérêts. Contre cet éclatement potentiel d'elle-même la cité prend de nombreuses mesures pratiques et idéologiques : leur but unique est d'ordonner le social sur la base d'un savoir de Vérité, d'une connaissance absolue qui réunifie l'Etre au-delà de la multiplicité des existences empiriques. Ainsi la cité pose-t-elle des théorèmes, des rè g le s géom étriques : la Loi. L 'épistém ologie d'ANAXIMA N D R E se construit identiquem ent, corrélativement, sur la base d'une conception réglée et géométrique du cosm os.

Uisonomia

devient le concept central, structurel, de la pensée hellénique.

1 Ibid., p. 38.

L'isonomia

régente la cité (politique et spatiale) : «Il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre représente tout ce qui est commun à la collectivité comme telle. Dans ce centre chacun se trouve l'égal de l'autre, personne n’est soumis à personne. Dans ce libre débat qui s'institue au centre de l'agora, tous les citoyens se définissent comme des

isoï,

des égaux , des

omoioï,

des semblables [...] l'univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires et réversibles.. .»1.

L'isonomia

régente les représentations du monde qui trouvent ainsi des règles de réduction des diversités par des lois universelles. La théorie politique d'ARISTOTE «présente le corps social comme un composé, fait d’éléments hétérogènes, de parties séparées, de classes aux fonctions exclusives les unes aux autres, mais dont il faut cependant réaliser le mélange et la fusion»1 2. Cette unification, ce désir d'unité présidait la mise en place de la démocratie (PERICLES n'a-t-il pas été l'élèv e d'ANAXAGORE qui développait une pensée géométrique ?). Les grands travaux de l'A cropole sont immergés dans cette épistémè, participent d'un ordonnancement isonomique du social. L'unification de la cité est donnée à voir explicitement, directement par les bas-reliefs du Parthénon. PHIDIAS y représente une procession, cérémonie hiérarchisée mais unitaire, qui draine toutes les corporations, toutes les races, tous les dèmes qui constituent la cité. «H y a quelque chose d'étonnant p ar rapport à l'esprit grec, si respectueux de la distance entre les hommes et les im m ortels, si soucieux de transposer en mythe l'histoire contem poraine, dans cette présence, sur les murs de la maison divine, de toute la population réelle de la ville, avec m êm e les étrangers dom iciliés, les m étèques — im age significative de la cité démocratique»3. Le Parthénon est-il un coup de force symbolique, correspond-il à ce que la tradition marxienne appelle "un appareil idéologique d'Etat"

Si l'artisanat d'art et l’ornementation ne sont pas nés avec la division sociale, pas plus que le rituel religieux, c'est tout de même par elle que le développement des œuvres s'est trouvé considérablem ent stim ulé et que leur nature fut m odifiée. Les efforts im aginatifs, créatifs, des hommes sont alors formés et inform és par cette nouvelle culture, et des contenus sém antiques neufs apparaissent qui dotent le social d'une m ythologie adéquate ; adéquate car stabilisatrice des représentations et des rapports sociaux. Une mythologie que nous pourrions nommer

eris-philia

: puissance de conflit- puissance d'union, exaltation des valeurs hiérarchiques-conflictuelles et exigence d'unité

1 J. P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs cité par F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD,

Anthropologie de l’espace, p. 237.

2 J P . VERNANT, Les origines de la cité grecque, p. 40.

et d'ordonnancem ent social. Cette contradiction fondam entale et les efforts pour la résorber, la masquer, tout en la magnifiant, sont la base de l'acte monumentalisateur athénien. L'évolution sociale qui idéologise cette division sociale, cette contradiction qu'il faut dépasser, sera le moteur de la translation de la monumentalité archaïque militaire vers la monumentalité religieuse hellénique. La légitimité atteint son plein épanouissement quand les procédures de légitimation (basées sur les croyances, rappelons-le) font que, «là où s'élevait la citadelle royale — demeure privée, privilégiée — elle [la totalité du groupe humain] édifie des temples qu'elle ouvre à un culte public. Sur les ruines du palais, dans cet Acropole qu'elle consacre désormais à ses dieux, c'est encore elle-même que la com m unauté projette sur le plan du sacré...»1). Contradiction pour un temps résorbée dans

XHarmonia

sociale, et dans la dichotom ie spatiale radicale qui, paradoxalement va de pair : l'espace profane de la ville avec son Agora s'oppose dans une relation com plém entaire à l'espace sacré de l'A cropole dans une relation de dépendance-union hiérarchique. Une relation déterm inante ressortissant du clivage catégoriel et structurel entre le domaine d 'H E ST IA , de la vie civile, économique et dom estique, et le dom aine d'H E R M E S, c'est-à-dire de l'activité publique, politico- religieuse (nous retrouvons la différence de genre entre les édifices privés et domestiques et les édifices monumentaux).

La Cité est unifiée par le Temple, les images en témoignent éloquemment, tant pour les contemporains de l'édification, que pour la postérité (narcissisme de la cité et assurance sur l'avenir)... La représentation par PH ID IA S des groupes sociaux et des activités humaines sur la maison de la déesse éponym e et protectrice, A T H E N A , va beaucoup plus loin que la simple divinisation du groupe, elle dissout les différences et les fond en un creuset unique, elle fonde le groupe des habitants de la cité et en fait Une Cité.

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