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«L'archéologie permet de situer dans le temps et de localiser dans l'espace les lieux et les époques où se sont développées non seulement les premières sociétés de classes, m ais les prem ières form es d'Etat : Egypte antique, M ésopotam ie, Méso- amérique, Inde du Nord, Chine. Tous ces espaces auparavant peu habités ou inhabités n'avaient pu être mis au service des hommes et des dieux que par un effort matériel et social considérable [...]. Et c'est là qu'apparaissent les premières villes construites comme les villages néolithiques autour d'un centre cérémoniel où résident et vivent les dieux que servent en permanence des prêtres, des artisans, des dom estiques ou des esclaves [...]. C'est là que s'accomplit la séparation des fonctions et des classes entre les prêtres, les guerriers et ceux que l'on appelle aujourd'hui les travailleurs»1 2.

C'est là que s'édifient la pyramide égyptienne, la ziggourat mésopotamienne, les pyramides sacrificielles attiques et mayas, le Taj Mahal ou la Cité Interdite,

L'édification a constitué un vecteur de l'organisation divisée du social, de la séparation du groupe. Déjà, à la fin du néolithique, la construction de grands lieux de culte a représenté le moyen (cause et conséquence) de la mobilisation collective, de la réunion de groupes humains importants.

Par la coopération nécessaire d'entités auparavant disjointes, les premières formes de vie collective dépassant l'aire tribale apparaissent ; l'ancrage, l'enracinement, dans une nature qui devient territoire, s'affermit ; une première spécialisation lignagère ou tribale

1 Cf. sur cette question la position de P. CLASTRES, La société contre l'Etat, p. 23.

des tâches éclot ; un pouvoir séparé de régulation des rapports de production et de reproduction s'épanouit1.

Reconnaissons donc la genèse de la m onumentalité dans l'ém ergence d'une société divisée où le lien tribal primitif traditionnel, communautaire, mécanique1 2 se défait, se désagrège dans les rapports inégalitaires de production et de domination... dans une société divisée, mais qui reste marquée par le primat d'une conscience collective, chaque hom m e n'étant que «le point d'ém ergence plus ou moins autonom e d'une humanité collective particulière, d’une Société»3. «Les philosophes anciens, jusqu'aux stoïciens4 (Ve siècle), ne séparaient pas les aspects collectifs de l'homme et les autres : on était un homme parce que l’on était membre d'une cité, organisme social autant que politique»5.

Ainsi ne faut-il pas projeter dans l'histoire la notion d'individualisme qui irrigue notre com préhension de l'hom m e et de la société. D ans les form ations sociales traditionnelles, l'intelligibilité de l'homme se caractérise, selon L. DUMONT, comme suit : «Dans ces sociétés, comme par ailleurs dans la

République

de PLATON, l'accent est mis sur la société dans son ensemble, comme Homme collectif, l'idéal se définit par l'organisation de la société en vue de ses fins (et non en vue du bonheur individuel), il s'agit avant tout d'ordre, de hiérarchie, chaque homme particulier doit contribuer à sa place à l'ordre global et la justice consiste à proportionner les fonctions sociales par rapport à l'ensemble»6. Ce type de société, L. DUMONT l'appelle holiste, c'est-à-dire là où la valeur se trouve dans la société comme un tout. Les palais mycéniens, tels que les fouilles archéologiques nous les révèlent, sont les points focaux de l'organisation agricole de la région sur laquelle ils régnent. Ils assurent le stockage et la redistribution de la production. C’est, qu'en effet, ces palais sont des structures étagées : à l'étage supérieur, l'étage noble, se trouvent les fastueux appartements du prince et les vastes salles destinées aux affaires publiques (religieuses, juridictionnelles et de souveraineté) mais, dit C. RENFREW 7, le vrai centre des Palais, c'est le sous-sol. Là sont entreposés dans une m yriade de salles, qui sont autant de magasins et d'entrepôts, les céréales et l'huile

1 Cf. C. RENFREW, Les origines de l'Europe, chap. "Vers une archéologie sociale".

2 Appelons cette formation sociale comme on le désire, suivant que l’on fait référence soit à LEVY-

BRUHL, soit à DURKHEIM, soit à TÜNNŒS, soit à WEBER.

3 L. DUMONT, Homo hiérarchicus, p. 18.

4 Pour une analyse des composantes de la notion d'individualité, cf. M. FOUCAULT, Le souci de soi, p.

56.

5 L. DUMONT, op. cit., p. 20. .

6 Ibid., p. 23.

d'olive. Celles-ci sont conservées et redistribuées, soit lors d'échanges et d'achats de biens m anufacturés par la Cour, soit dépensées dans de grandes cérém onies et d'im pressionnants sacrifices, qui fonctionnent comme les procédures énergétiques évoquées précédemment.

L'anax

du souverain représente le principe politique basé sur la force qui organise un territoire sur une base centraliste, dont le centre est le Palais : «La vie sociale apparaît centrée autour du Palais dont le rôle est tout à la fois religieux, politique, militaire, administratif, économique. Dans ce système d'économie palatiale [...], le roi concentre tous les pouvoirs, unifie en sa personne tous les éléments de sa souveraineté»1. C'est que le pouvoir m ycénien est le produit de la sécularisation des forces belliqueuses se retranchant dans la forteresse qui «domine le plat pays déposé à ses pieds». Son rôle m ilitaire apparaît surtout défensif : elle préserve le trésor royal où s'accumulent en plus des réserves normales, produit de l'expropriation de l'économie, des biens précieux : «Symboles de pouvoir, instruments de prestige personnel, ils expriment dans la richesse un aspect proprement royal. Ils forment la matière d'un commerce généreux qui déborde largem ent les frontières du royaume. Objets de dons et de contre-dons, ils scellent des alliances matrimoniales et politiques, créent des obligations de service, récompensent des vassaux»1 2.

Il s'agit là de ce que RENFREW appelle un système de "redistribution centralisée de la production". Dans l’île de Crète, où l'on trouve les constructions cyclopéennes des palais princiers, dans Hle de M alte ou celle de Pâques, dans les territoires extrêmes (l'extrême occident que représentent les Bretagnes), il se crée une chefferie qui a pour fonction de faire cohabiter plusieurs tribus sur un territoire suffisamment vaste pour qu'elles y vivent, mais fini et trop étroit pour q u ’elles s’éloignent et s'ignorent. Alors cette chefferie qui assure la paix se trouve dotée du pouvoir de commander l'ensemble. Com m ent assure-t-elle cette paix ? En faisant participer toutes les tribus à une œuvre com m une, gigantesque et mobilisatrice. Les tumulus et les m égalithes d'Armor ou de Stone H ege, les statues de l'île de Pâques, ne sont que le fruit d'une organisation politique. Est-ce parce que le pouvoir existe qu'il a la capacité de faire ériger ces œuvres m onum entales, ou bien est-ce parce que les œuvres monumentales sont érigées qu’une instance de puissance émerge et s'autonomise ? C'est la question assez proche de celle de l'œ u f et de la poule ! Ce qui est important, c'est que l'énergie guerrière des tribus

1 J.-P. VERNANT, Les origines de la pensée grecque, p. 18.

antagonistes est détournée, sublimée, vers le grand œuvre, vers un artefact unitaire et liturgique ; et que durant cette translation le pouvoir politico-religieux se développe, dans une situation sociale différenciée — un statut spécifique et valorisé — et dans un lieu particularisé — un centre monumental.

Ce statut et ce lieu sont porteurs d'évolutions considérables. C ar les princes- prêtres, pour exister, c'est-à-dire pour légitimer leur pouvoir par la mobilisation pacifique des tribus, ont besoin de ressources, ils ont besoin de nourrir les travailleurs pendant que ceux-ci érigent le grand-œuvre. Ces princes-prêtres sont donc dans la nécessité de capitaliser des nourritures non périssables. Nourritures que seule l'agriculture peut produire, le m ouvem ent est bien, comme par définition, l'apanage d'une société sédentaire. C'est par les offrandes et par les impôts que les princes-prêtres recueillent ces biens.

De là naissent de nombreux statuts et tâches accessoires. Avec le système de captation et de redistribution centralisée des ressources peuvent apparaître des artisans professionnels ayant rompu avec l'agriculture, qui produisent soit des biens raffinés destinés à l'économ ie palatiale, soit des biens à "haute technologie" tels les objets m étalliques ou céram iques. Peuvent ém erger égalem ent les agents adm inistratifs, collecteurs d'impôt, administrateurs des stocks du palais (avec la création de l'écriture que cela implique) et les officiants pour les cérémonies d'allégeance aux dieux et au chef. C'est-à-dire qu'avec une organisation socio-territoriale centralisée autour du palais ou du temple, souvent du palais-temple, toute une organisation sociale hiérarchisée et toute une division du travail, se développent De là émerge et se déploie une logique de civilisation.

Mais, et si un chauvinisme d'objet de recherche n'est pas déplacé, j ’aimerais faire rem arquer que le terme de civilisation est impropre. D ans civilisation il y a

civilis

(citoyen) et

civicus

(de la cité), et donc la cité et la ville s'arrogent la paternité de la civilisation ; or, c'est bien plus le palais-temple, c'est-à-dire le monument, en tant que grand-œuvre en lui-même, et en tant que centre géopolitique d’un mode et de rapports de production centralisés et redistributifs, qui détient l'antériorité et qui donne l'impulsion prim ordiale aux processus de civilisation. Il conviendrait donc de rem placer le mot civilisation par celui de monumentalisation, pour définir ce m ouvement et cet état de dépassem ent (pour le m eilleur et pour le pire) de la "sauvagerie" prim itive, de l'indistinction sociale.

du monde, nous remarquons qu'elle possédait tant des monuments, des temples-palais, qu'un systèm e de différenciation-hiérarchisation sociale avec les moyens corrélatifs d'écriture, et qu'une importante concentration de population dans une ville. C'est-à-dire tout ce qui fait une civilisation. Mais il est possible de dire que ce qui constitue le point central et initiateur de cet ensemble, c'est le système politico-économique palatial, c'est-à- dire le Palais lui-même. C'est le facteur politico-architectural de l'enkystem ent et du gonflement du chef en son lieu propre qui engendre tous les processus de transformation du mode de relation guerrière entre les tribus et un mode de dom ination violent ou clanique à l'intérieur de chaque tribu, en une manière symbolique et institutionnelle de production de l'ordre social.

Nous voyons que le palais mycénien ne représente pas une bâtisse militaire purem ent fonctionnelle mais plutôt un centre d'enracinement de la domination, dans un statut symbolique qui s'affirme par l'ostentation. Le trésor du souverain contamine sa demeure pour transformer la citadelle en palais. Dans le même mouvement, le pouvoir étend le champ de sa compétence et donc modifie son contenu sémantique :

«L'anax

est responsable de la vie religieuse, il en ordonne avec précision le calendrier, veille à l'ordonnance du rituel [...]. On peut penser que si la puissance royale s'exerce ainsi dans tous les domaines, c ’est que le souverain, comme tel, se trouve spécialement en rapport avec le m onde religieux, associé à une classe sacerdotale qui apparaît nombreuse et puissante»1

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