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LA MÉDIATISATION DE L’ÊTRE

Nous pouvons certes remarquer que la prédication est rendue possible à un moment donné dans les dialogues, quand la phrase « le mouvement est même et pas le même » ne tombe pas dans la contradiction, comme l’indique de nombreux commentateurs. Mais au lieu de prendre ce changement comme une découverte des différents usages du mot « einai », qui aurait permis à Platon de trouver la solution pour définir la fausseté, on peut concevoir que ce changement est lui-même un résultat rendu possible par quelque chose de plus fondamental : Platon questionne- t-il l’être en envisageant la fausseté d’une manière beaucoup plus radicale que la simple découverte de la prédication ?

Le faux est impossible au début du Sophiste car il relève du non-être absolu, à savoir le néant. Il est ensuite rendu possible dans la seconde partie du dialogue, car le non-être est pris dans un sens relatif, et la négation porte partiellement sur l’être en tant qu’être déterminé sous une certaine perspective (par exemple l’être pris en tant que « grand ») au lieu de porter sur l’être d’une manière absolue.

225 Lesly Brown défend l’idée qu’on ne peut pas trouver un changement net dans les usages

du terme « einai » dans le Sophiste après une analyse complète de tous les usages du verbe être, et que de plus, il n’y a même pas de distinction nette entre les usages complet et incomplet du verbe être. Selon Brown, Platon emploie « einai » comme n’importe quel verbe, ce qui peut donner un sens avec ou sans complément. Par exemple dans l’énoncé « Socrate enseigne », et « Socrate enseigne la philosophie », le verbe « enseigner » a le même sens même dans le premier énoncé où l’on trouve l’usage complet, et second où l’on trouve l’usage incomplet. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas repérer un changement net entre les usages complet et incomplet, car Platon peut parfois changer le sens de l’être du sens existentiel au prédicatif, en employant n’importe quel usage. Brown, L., « Being in the Sophist: a syntactical enquiry », in Plato I: Metaphysics and Epistemology, éd. Gail Fine, Oxford, Oxford University Press, 1999.

Autrement dit, dans le premier cas, ce qui n’est pas, relève d’un non-être qui n’a aucun moyen d’être, et dans le second cas, le non-être est pris en relation avec quelque chose de déterminée, par exemple un non-être au sens de « non-grand ».

Le non-être est d’abord pris de manière absolue, car certains présupposés à propos de l’être excluent la possibilité de considérer quoique ce soit d’une manière relative : les relations sont, en effet, exemptées de l’être conçu à partir de ces présupposés. C’est pourquoi l’être et le non-être ne peuvent qu’être pris d’une manière absolue : c’est-à-dire qu’une fois entré en contact avec l’objet, on accède à sa totalité, ou sinon on n’y accède pas. Le discours vrai se présente donc comme identique à la chose dans le discours, et le discours faux n’a aucun moyen d’exister, car s’il est faux, alors cela implique que l’on n’est pas en contact avec la chose, et dans ce cas il n’y a aucun discours.

Le changement du non-être absolu au non-être relatif correspond à la distinction faite par l’interprétation analytique entre l’usage complet, « x est ; x n’est pas » et l’usage incomplet « x est y ; x n’est pas y ». Mais peu importe la distinction entre le non-être absolu et le non-être relatif, ou la distinction entre les usages complet et incomplet de l’être, l’important consiste à trouver le fondement qui rend possible ces distinctions, ou même ce qui rend possible toute distinction.

Revenons au passage où Platon met en parallèle le faux et l’image dans le

Sophiste 236e1. Selon le philosophe, dire quelque chose de faux est, ou montrer

une image (l’apparition), fait apparaître une chose sans l’être, pose problème. Cela ne consiste pas seulement à opérer une division qui sépare l’un de sa négation, c’est en outre, saisir le faux et l’image par la négation, en même temps que l’association par rapport à ce qui est nié. On voit bien là l’importance de la double association. De même, dans toute distinction, peu importe qu’il s’agisse d’une distinction des

usages ou des sens différents du même mot « être », ou d’une distinction des fonctions différentes des signes que l’on appelle des mots (par exemple le sujet et le prédicat), elle opère non seulement une division, mais également une unification pour comprendre cette division. Si on ne comprend la pensée qu’à partir la division, alors les usages différents renvoient tout simplement à des mots différents, même si les signes sont les mêmes. Par ailleurs, partir uniquement du point de vue de l’unification sans aucune différenciation, produit en ce cas une identification : un objet même mineur ne peut être prise en considération que d’une manière absolue. Par conséquent, le faux n’est pas le seul qui devient impossible à concevoir à partir de certains présupposés de l’être, mais également toute image. Cela implique que toute différenciation soit rendue impossible à partir d’une conception de l’être forgée selon la présupposition qui considère chaque être comme une unité atomique. Cela révèle une impossibilité qui m’a semblé exiger un changement de prisme pour le moins, sans doute même de problématique. Car on constate, que si l’on ne règle pas avant tout ce problème ontologique, alors on ne peut penser de manière satisfaisante toute différenciation. L’étude des liens qui permet le faux ne serait-il pas une possibilité d’envisager la pensée de Platon sous un autre éclairage ?

Car le problème du faux est ce qui rend évident la problématique du fondement ontologique. Afin de concevoir le faux, il est nécessaire de le mettre en relation avec ce qui est considéré comme vrai, ce qui le distingue de l’autre, et ce qui le relie au vrai. Ainsi, pour concevoir le faux d’une manière cohérente, il est aussi important de mettre l’être en relation avec lui-même et qu’avec d’autres. Non seulement la mise en relation de l’être rend possible la conception de fausseté d’une manière cohérente, mais en outre, elle nous permet même d’introduire la différenciation au sein de n’importe quel objet.

Il existe peut-être plus qu’une seule manière d’introduire les relations au sein de l’être, et on observe plus souvent dans l’histoire de la philosophie des philosophes qui au contraire, substantialisent les relations et ajoutent tout simplement des relations parmi des êtres226. Mais Platon, lui, propose une manière radicale de situer la mise en relation au sein de l’être, qui est de définir l’être par la puissance de mise en rapport. Autrement dit, la définition de l’être par la puissance de mise en rapport renverse totalement les présupposés sur l’être, comme l’unité atomique, en déterminant chaque être comme le résultat d’un ensemble de mises en rapport que Platon appelle la « communauté des genres » (κοινωνία τῶν γενῶν) (Soph. 257a9). Chaque être est donc un ensemble de relations déterminées, comprenant les relations qui déterminent ce qu’il est en lui-même, ainsi que ce qu’il est par rapport à d’autres.

Une conception cohérente du faux exige donc un certain fondement métaphysique, et le fondement métaphysique qui rend possible le faux, rend également possible toute différenciation, puisque ce fondement métaphysique doit

226 Dans l’histoire contemporaine de la philosophie, l’interaction de deux philosophes, à

savoir Russell et Wittgenstein, manifeste un débat similaire au mouvement dialectique montré dans le Sophiste. Wittgenstein dans le Tractatus critique Russell sur la question de la fausseté pour l’invention de l’entité « non-fait », ou de l’entité « fiction » pour que la proposition fausse corresponde à quelque chose plutôt qu’à rien. Wittgenstein propose sa thèse sur le rapport langage- réalité, en s’appuyant sur une correspondance entre une configuration de rapport qui constitue le fait, et une configuration de rapport dans l’image que la proposition projette. Le Tractatus de Wittgenstein met au clair l’importance de la relation, qui articule d’un côté les états des choses et d’un autre les éléments imagiers de la proposition. Cela ne veut pas dire que Russell est totalement ignorant du rôle de la relation, au contraire sa théorie du jugement inclut une théorie de multiple relation qui explique qu’un fait, ainsi qu’une proposition, est une composition de faits ou d’idées associés à la relation qui les relie. Autrement dit, la proposition est une combinaison des idées a et b associées à la relation R, ce qui donne la proposition aRb, tandis que le fait complexe auquel cette proposition correspond est aussi composé dans la forme aRb. Mais étant donné que la relation, pour Russell, est substantialisée comme une chose R que l’on ajoute parmi les autres, alors la proposition fausse exige toujours dans ce cas une combinaison à quoi se référer, et c’est pourquoi Russell a dû créer le non-fait. Russell, B., Philosophical essays, Allen and Unwin, 1984. Plus de discussion, voir : Bonino, G., « The Arrow and the Point Russell and Wittgenstein’s Tractatus », in The Arrow and the Point Russell and Wittgenstein’s Tractatus, vol. 43, 1903. Hanks, P. W., « How Wittgenstein Defeated Russell’s Multiple Relation Theory of Judgment », Synthese, vol. 154 / 1, 2007.

prendre en compte la mise en relation de l’être. La définition de l’être par la puissance de mise en rapport, que l’on trouve dans le Sophiste, fournit non seulement un fondement métaphysique qui convient à la nature de la fausseté, mais de plus elle exige que nous questionnions ce qui rend possible toute différenciation. Or, la définition de l’être par la puissance de mise en rapport n’est pas encore suffisante pour bien articuler la nature de fausseté, et il faut davantage saisir les principes dirigeants de la mise en rapport de l’être, afin d’articuler clairement sa puissance.

CHAPITRE IV. ARTICULER L’INTERMÉDIAIRE ENTRE