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La δύναμις de l’être dans le Sophiste

UNE NOUVELLE DÉFINITION DE L’ÊTRE : LA DUNAMIS Je dis que ce qui possède une puissance (δύναμιν), quelle

B. La δύναμις de l’être dans le Sophiste

L’Être est la puissance, selon le Sophiste. Mais Platon pose-t-il vraiment la définition ultime de l’Être comme puissance ? Selon les analyses menées plus haut, la puissance apparaît comme telle car elle est déterminée par la mise en rapport qu’elle effectue, donc par sa nature. Ce raisonnement implique que l’Être est et n’est pas la puissance, il l’est parce que sa puissance manifeste ce qu’il est, il ne l’est pas, parce que l’Être a aussi une nature qui permet de déterminer sa puissance. Cependant, étant donné que la nature de l’Être se manifeste dans sa puissance, et que la puissance de l’Être est déterminée par sa nature, la nature et la puissance sont donc interdépendantes, et connaître la puissance de l’Être est donc connaître la nature de l’Être. C’est pourquoi je continue de présenter la puissance de l’Être comme sa définition.

Platon introduit la définition de l’Être comme puissance à côté de toutes les autres conceptions de l’Être qui mènent à une impasse. Mais il ne s’agit pas simplement d’une définition provisoire pour ensuite passer à une autre définition. Au contraire, cette définition de l’Être comme puissance est ce qui nous permet finalement de saisir la fausseté. La définition de l’Être comme puissance est essentielle pour se sortir de l’impasse de toutes les autres conceptions de l’Être présentées par l’Étranger, car elle est la seule qui considère l’Être à partir de la mise en rapport. Toutes les autres conceptions de l’Être, c’est-à-dire celles qui envisagent l’Être ou bien comme une quantité ou bien comme une qualité, excluent toute

possibilité d’intermédiaire. Selon les thèses pluraliste et moniste, l’Être est défini par un nombre défini. Il peut y avoir un nombre défini parce que l’Être est pris comme des entités séparées les unes des autres, et c’est pourquoi la mise en rapport entre des entités comme « ensemble » ou « tout », mène à la contradiction. Quant au débat entre les fils de la terre et les amis des formes, qui définissent l’être chacun par une qualité particulière, cela implique que tout ce qui n’a pas cette qualité ne fait pas partie de l’être. Étant donné qu’une qualité n’implique pas de rapport, il est alors impossible, en partant de cette qualité particulière de se mettre en rapport avec d’autres, par exemple de différencier un corps d’un autre, ou d’entrer en contact avec des formes intelligibles. L’absence de mise en rapport dans ces conceptions de l’Être met au clair que le fait que toute mise en rapport est impossible (comparaison, combinaison, rassemblement, division, différenciation, etc.) si l’on considère l’être comme une entité séparée.

C’est pour cette raison que l’Étranger, à la fin de toute la discussion sur l’être, se demande « de quelle manière nous pouvons parler d’une chose (καθ’ ὅντινά) qui est, en chaque cas, la même à travers plusieurs noms (πολλοῖς ὀνόμασι)211 » (Soph. 251a5-6). Le « nom » ici a plus le sens de « terme » ou « prédicat » que le nom de la nomination, et on peut confirmer ce point avec l’exemple que donne l’Étranger : « Nous disons l’homme en lui appliquant, certes, plusieurs autres appellations (ἐπονομάζοντες), en lui attribuant des couleurs, des formes, des dimensions, des vices et des vertus212. (Soph. 251a8-10) »

211 Sophiste, 251a5-6, ma traduction : « Λέγωμεν δὴ καθ’ ὅντινά ποτε τρόπον πολλοῖς

ὀνόμασι ταὐτὸν τοῦτο ἑκάστοτε προσαγορεύομεν. »

212 Sophiste, 251a8-10, traduction Cordéro : « Λέγομεν ἄνθρωπον δήπου πόλλ’ ἄττα

ἐπονομάζοντες, τά τε χρώματα ἐπιφέροντες αὐτῷ καὶ τὰ σχήματα καὶ μεγέθη καὶ κακίας καὶ ἀρετάς »

La question essentielle pour Platon ici est donc de comprendre pourquoi une chose qui nous semble une, s’énonce pourtant toujours en lien avec des termes multiples. La question est soulevée par ce qu’on peut remarquer lorsqu’on entre dans le domaine du discours. En effet, on peut remarquer que l’on parle toujours d’une chose en associant plusieurs termes. La raison pour laquelle Platon emploie le mot ὄνομα à la place de ῥῆμα ou d’un autre mot, est que, selon le Cratyle, un ὄνομα est ce avec quoi on appelle (καλεῖν) une chose (Crat. 384d2) et l’existence de rapports multiples à une même chose est ce que Platon veut souligner. Bien que la distinction entre « sujet » et « prédicat » nous semble évidente maintenant, les mots « homme », « blanc », « grand », « vertueux » sont au prime abord simplement des mots qui partagent un certain rapport à ce dont on parle, et avant de différencier les rapports selon lesquels chaque « nom » se rapporte à la chose, toute distinction entre sujet et prédicat ne se fonde sur rien d’autre qu’une présupposition arbitraire. Si le discours représente toujours une chose qui semble être une pour nous en associant plusieurs « noms », et s’il contient un sens car il se réfère aux choses, la même mise en rapport existe alors au préalable dans les choses, pour que le discours ait un sens en les articulant en plusieurs termes. Autrement dit, si l’objet se présente comme analysable ou pouvant être articulé par plusieurs termes dans le discours, c’est que l’être de cet objet contient déjà la possibilité ou la capacité (δύναμις) de s’articuler ainsi.

C. De δύναμις à κοινωνεῖν et κοινωνία

De nombreux commentateurs ne considèrent pas la définition de l’être par la δύναμις comme une position que Platon adopte, car le terme δύναμις apparaît d’une manière très localisée, et il est difficile d’établir une continuité entre

l’apparition de cette définition de l’être comme δύναμις, et toute la discussion qui vient après la critique sur les amis des formes. Or, si la puissance de l’être ici est bien la puissance de mise en rapport, c’est à dire une δύναμις τῆς κοινωνίας, alors la continuité peut être établie par les occurrences significatives de κοινωνεῖν et κοινωνία, qui constituent le cœur de la discussion dans la seconde partie du Sophiste.

Nous remarquons une transition progressive de l’emploi de δύναμις à ceux de κοινωνεῖν et κοινωνία, à partir de la définition de l’être comme puissance. En 247d9 du Sophiste, la définition de l’être comme puissance d’agir et de pâtir (δύναμιν εἴτ’ εἰς τὸ ποιεῖν εἴτ’ εἰς τὸ παθεῖν) apparaît pour la première fois, suivant le développement de cette définition. En 248a10, à la suite de la définition de l’Être comme puissance, l’Étranger présente l’opposition entre l’être et le devenir en disant :

Et c’est par le corps à travers la sensation que nous mettons en contact (κοινωνεῖν) avec le devenir, et par l’âme, à travers le raisonnement, que nous mettons en contact avec l’essence (οὐσία)213.

(Soph. 248a10-11)

De plus, il souligne qu’ici le κοινωνεῖν est en effet la puissance d’agir et de pâtir :

-« Mais qu’est-ce que nous dirons que vous soutenez, vous, les meilleurs de tous, à propos de cette mise en contact, et qu’entendez-vous dans les deux cas ? » N’est-ce pas ce que nous disions tout à l’heure ?

-Que dision-nous ?

-Une affection ou une action, conséquence d’une certaine puissance, et produite par une rencontre réciproque214. (Soph. 248b2-

213 Sophiste, 248a10-11, traduction Cordero : « Καὶ σώματι μὲν ἡμᾶς γενέσει δι’ αἰσθήσεως

κοινωνεῖν, διὰ λογισμοῦ δὲ ψυχῇ πρὸς τὴν ὄντως οὐσίαν. »

6)

κοινωνεῖν désigne donc en effet la δύναμις que l’Étranger a posée comme définition de l’être. De 248b7 à 248e5, la δύναμις et la κοινωνία sont étroitement nouées dans la discussion à propos du paradoxe des formes inconnaissables. En 251d4-e1, on voit les deux termes ensembles pour la dernière fois, quand l’Étranger se demande si l’être possède la puissance de mise en contact (δυνατὰἐπικοινωνεῖν), et de quelle manière, puis κοινωνεῖν et κοινωνία remplacent totalement la δύναμις jusqu’à la fin du Sophiste.

Il est clair que toute puissance est une puissance de mise en rapport (δύναμις τῆς κοινωνίας) et que toute mise en rapport est l’œuvre de la puissance. Si chacun des êtres (ὄντα) possède la puissance de se mettre en rapport avec telle ou telle chose d’une manière active ou passive selon sa propre nature, sa puissance peut réaliser une mise en rapport qui n’existait pas auparavant, car l’ensemble des mises en rapport est déjà mis en œuvre par l’Être (τὸ εἶναι) qui est une puissance de mise en rapport sans restriction. Autrement dit, si un être (τὸ ὂν) est une puissance de mise en rapport déterminée par sa nature, alors cette puissance, dont la nature est simplement d’être puissance de mise en rapport, est ce qui rend possible tout être défini (τὸ ὂν). Étant donné que chaque être (τὸ ὂν) est déjà une mise en œuvre de κοινωνεῖν actualisé ou potentielle, il est donc une κοινωνία. Un être (ὂν) est toujours un, et son unité apparente est en effet une unité différenciée, et non pas une unité en soi. Autrement dit, l’unité de l’être (τὸ ὂν) provient d’un ensemble de rapports déterminés, qui articulent des multiples en les reliant ensemble.

ἄριστοι, τί τοῦθ’ ὑμᾶς ἐπ’ ἀμφοῖν λέγειν φῶμεν; ἆρ’ οὐ τὸ νυνδὴ παρ’ ἡμῶν ῥηθέν; ΘΕΑΙ. Τὸ ποῖον;

La transition de la δύναμις à la κοινωνία est en effet nécessaire, parce que même si pour Platon ce sont simplement deux façons de saisir la même chose, la κοινωνία a un sens plus précis qui se concentre sur la mise en rapport, plutôt que sur une chose manifeste. Si la δύναμις saisit l’être qui est en train d’être, alors la κοινωνία saisit l’être qui est mis en œuvre. La transition semble donc nécessaire, car la κοινωνία, en tant qu’être mis en œuvre, nous permet de saisir l’être en tant qu’objet statique, mais elle doit toujours être comprise comme la mise en œuvre de la δύναμις. La δύναμις et la κοινωνία sont donc deux faces de la même chose qui nous permettent de saisir le sujet pensant en train de mettre des éléments en relation, ainsi que l’objet de la pensée, qui reste même que lui-même (κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως) chaque fois que l’on fait appel à lui dans la pensée. Comme le dit l’Étranger :

Il s’ensuit, Théétète, que si les êtres sont immobiles, il n’y a aucun intellect ni dans aucun sujet ni par rapport à aucun objet215.

(Soph. 249b5-6)

Crois-tu que, sans le repos, pourrait se produire quelque chose d’inaltérable, d’absolu, toujours égal à soi-même216 ? (Soph.

249c1)

La définition de l’Être comme puissance de mise en rapport nous permet donc de parler des rapports entre les choses. Il est maintenant question de savoir si la puissance de l’Être est une mise en rapport avec ou sans restriction.

En 251d5-e1, l’Étranger demande :

Dirons-nous que l’essence ne s’attache ni au mouvement ni au repos, et qu’aucune chose ne s’attache à aucune autre, et les

215 Sophiste, 249b5-6, traduction Cordero : « Συμβαίνει δ’ οὖν, ὦ Θεαίτητε, ἀκινήτων τε

ὄντων νοῦν μηδενὶ περὶ μηδενὸς εἶναι μηδαμοῦ. »

216 Sophiste, 249c1, traduction Cordero : « Τὸ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως καὶ περὶ τὸ αὐτὸ

mettrons-nous ainsi dans nos discours, comme si elles étaient sans mélange et incapables d’entretenir des rapports réciproques ? Ou bien, supposant qu’elles sont capables de se mettre en rapport (δυνατὰ ἐπικοινωνεῖν) les unes avec les autres, les réunirons-nous toutes dans une même chose (εἰς ταὐτὸν)? Ou, enfin, dirons-nous que quelques-unes sont capables, et les autres non217 ? (Soph. 251d5-e1)

L’Être en tant que puissance de mise en rapport implique donc trois possibilités : 1) rien ne se met en rapport avec rien ; 2) tout se met en rapport avec tout ; 3) certains se mettent en rapport avec tout et d’autres non. Ce que l’Étranger examine dans ce passage est à juste titre la restriction dans la puissance de l’Être. Selon les analyses que nous avons menées sur la δύναμις, la puissance est déterminée par ce à quoi elle se rattache et ce qu’elle effectue, car elle est la manifestation d’une nature déterminée.

La troisième possibilité est souvent comprise comme « certains sont capables de communiquer avec d’autres choses et certains ne sont pas capable de communiquer avec d’autres choses »218. Ceci est une erreur, si l’on accepte qu’il y a certains êtres qui sont, mais qui sont incapable de communiquer avec n’importe quel autre. Premièrement ceci contredit la définition de l’être comme puissance de mise en rapport, deuxièmement, ces choses qui sont, mais sont incapable de communiquer avec aucune autre, nous font retomber dans le paradoxe du non-être, car pour parler de ces choses, il est nécessaire de les faire communiquer avec certaines autres.

Si l’on soutient qu’aucun être n’est capable de se mettre en rapport avec

217 Sophiste, 251d5-e1, traduction Cordero modifiée : « Πότερον μήτε τὴν οὐσίαν κινήσει

καὶ στάσει προσάπτωμεν μήτε ἄλλο ἄλλῳ μηδὲν μηδενί, ἀλλ’ ὡς ἄμεικτα ὄντα καὶ ἀδύνατον μεταλαμβάνειν ἀλλήλων οὕτως αὐτὰ ἐν τοῖς παρ’ ἡμῖν λόγοις τιθῶμεν; ἢ πάντα εἰς ταὐτὸν συναγάγωμεν ὡς δυνατὰ ἐπικοινωνεῖν ἀλλήλοις; ἢ τὰ μέν, τὰ δὲ μή; »

218 La traduction de Cordero est ambiguë, elle peut donner l’impression que certains êtres

aucun autre, alors nous ne pouvons pas associer des mots dans un discours non plus, le discours n’existe donc plus (Soph. 252c2). Mais si l’on défend l’idée que tout est capable de se mettre en rapport réciproquement avec tout autre, alors la contradiction fait donc partie de la vérité, car étant donné que les contraires peuvent se mélanger dans un ensemble, un énoncé comme « le mouvement est en repos » représente donc la vérité (Soph. 252d8). Il existe donc certains genres (γένος) d’êtres qui sont capables de se mettre en rapport avec tous les autres êtres, et ces êtres qui ont une puissance de se mettre en rapport avec tout ce qui est, sont les clés qui nous permettent d’articuler la puissance de l’être.

Après avoir analysé chez Platon l’être, non pas comme une unité atomique impossible à analyser, mais comme une puissance de la mise en rapport, on voit bien l’importance de la mise en relation. Cependant, il n’est pas encore clair quel rôle la mise en rapport de l’être joue précisément dans la question du faux. C’est ce que je me propose d’étudier précisément dans la section suivante le fondement ontologique du faux.

LE FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU FAUX : LA MISE EN