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Argument sur la qualité de l’être

APORIAI SUR LA DÉFINITION DE L’ÊTRE

B. Argument sur la qualité de l’être

Après avoir épuisé toutes les tentatives de définir l’être selon une quantité

ΞΕ. Τὸ γενόμενον ἀεὶ γέγονεν ὅλον· ὥστε οὔτε οὐσίαν. »

175 Sophiste, 245d8-10 : « ΞΕ. Καὶ μὴν οὐδ’ ὁποσονοῦν τι δεῖ τὸ μὴ ὅλον εἶναι· ποσόν τι γὰρ

déterminée, l’Étranger présente ensuite les thèses qui visent à définir l’être non pas en tant que τὸ ὂν, mais au sens d’οὐσία, que je traduis par l’essence, que ces thèses définissent par certaines qualités déterminées.

L’Étranger présente deux thèses en opposition, et appelle cela la « guerre entre les géants et les dieux ». Ces deux thèses opposées essaient de définir l’être comme étant un certain genre de choses, et de délimiter ce genre selon un ensemble de qualités déterminées. D’un côté, chez les géants, on trouve une thèse « corporaliste » qui définit l’être comme étant le genre des choses qui possèdent un corps, et d’un autre côté, les amis des formes définissent l’être comme étant les formes intelligibles, qui sont dépourvues de corps, immobiles, et identiques à elles- mêmes.

a. L’être est ce qui possède un corps

La première thèse défend l’idée que l’essence de tout être est le corps (σῶμα). Ainsi, étant donné que nul peut exister sans essence (οὐσία), l’existence de tout être, même si celui-ci n’est pas identique à un corps, dépend donc du fait qu’il possède un corps, donc sans corps176. Cependant, l’Étranger donne une série d’exemples qui montre que non seulement l’âme, qui peut elle-même posséder des qualités différentes nous permettant de distinguer un corps d’un autre, n’a pas de corps, mais de plus, les idées générales, à savoir la justice, la sagesse, etc. qui font partie des ὄντα, n’ont pas de corps177. Par conséquent, si l’on définit l’essence de

176 Sophiste, 246a9-b3, traduction Cordero légèrement modifiée : Ils définissent l’essence

comme identique au corps, et si quelqu’un parmi les autres affirme qu’il y a des choses qui ne possèdent pas de corps, ils les méprisent et ne veulent plus rien entendre. « τῶν γὰρ τοιούτων ἐφαπτόμενοι πάντων διισχυρίζονται τοῦτο εἶναι μόνον ὃ παρέχει προσβολὴν καὶ ἐπαφήν τινα, ταὐτὸν σῶμα καὶ οὐσίαν ὁριζόμενοι, τῶν δὲ ἄλλων εἴ τίς <τι> φήσει μὴ σῶμα ἔχον εἶναι, καταφρονοῦντες τὸ παράπαν καὶ οὐδὲν ἐθέλοντες ἄλλο ἀκούειν. »

chaque être par cette qualité qui est la possession d’un corps, alors cela implique que l’âme, la justice, la sagesse, et tout ce qui est du même genre ne sont pas. Or, sans tout cela, nous ne pouvons pas distinguer un corps d’un autre.

Au premier abord, l’argument de l’Étranger donne l’impression d’être faible, car il semble tenter de réfuter une thèse par des contre-exemples. Cependant, à travers ces contre-exemples, l’Étranger montre que tout ce qui nous permet de connaître un corps et de distinguer un corps d’un autre n’a pas de corps. Selon Brunschwig, le raisonnement de l’Étranger oblige le fils de la terre à admettre que les « qualifications correspondent à la possession et à la présence (ἕξει καὶ παρουσίᾳ, Soph. 247a5) des qualités corrélatives, et qu’à ces qualités, qui peuvent survenir à quelque chose et en disparaître (παραγίγνεσθαι καὶ ἀπογίγνεσθαι, Soph. 247a8-9) l’existence appartient178. » Autrement dit, étant donné que la présence et l’absence d’une qualification nous permet de distinguer un corps d’un autre, alors toute qualification implique donc l’existence d’une qualité en correspondance, et ces qualités-là sont elles-mêmes sans corps.

Si l’on nie l’existence de toutes les qualités de ce qui nous permet d’identifier un corps et de différencier un corps d’un autre, alors tout corps sera identique l’un à l’autre. De plus, étant donné que tout ce qui caractérise un corps comme tel, par exemple la figure, la couleur, la tangibilité, n’existe pas, alors rien ne peut donc être saisi comme un corps. La thèse corporaliste conduit donc elle

αὐτὴν δοκεῖν σφίσι σῶμά τι κεκτῆσθαι, φρόνησιν δὲ καὶ τῶν ἄλλων ἕκαστον ὧν ἠρώτηκας, αἰσχύνονται τὸ τολμᾶν ἢ μηδὲν τῶν ὄντων αὐτὰ ὁμολογεῖν ἢ πάντ’ εἶναι σώματα διισχυρίζεσθαι. »

178 Selon Brunschwig, les fils de la terre pourraient très bien se sortir de ce problème en

élargissant le domaine de ce qui comporte un corps en insistant sur le fait que les qualités « juste », ou « vice » ont aussi un fondement corporel, mais Platon exclut la possibilité de développer davantage la thèse des fils de la terre en imposant dès le début qu’avoir un corps signifie être tangible. Brunschwig, J., « La théorie stoïcienne du genre suprême », in Matter and metaphysics / Fourth Symposium Hellenisticum, éds. Jonathan Barnes et Mario Mignucci, Bibliopolis, Napoli, Bibliopolis, 1988, p. 68.

aussi vers une impasse, non seulement à cause de l’embarras venant des contre- exemples, mais aussi parce qu’elle dirige vers une conclusion selon laquelle rien ne peut être saisi comme un corps, or selon cette même thèse, s’il n’y a pas de corps, rien n’est.

Si Platon laissait les fils de la terre défendre davantage leur thèse en élargissant le domaine des choses corporelles en dehors des choses tangibles, alors la thèse corporaliste serait-elle soutenable, et capable de proposer une définition satisfaisante de l’être ? Si les fils de la terre affirment que les qualités ont elles- mêmes une existence corporelle, alors le même problème se pose de nouveau, à savoir : qu’est-ce qui nous permet de différencier ces existences corporelles ? Lesquelles sont des qualités des existences corporelles, et lesquelles sont des choses en possession de ces qualités ? Nous pouvons donc remarquer que le fait d’élargir le domaine des existences corporelles ‒ c’est-à-dire des unités séparées selon des séparations corporelles ‒ ne permet pas non plus aux fils de la terre de sauver leur position, car ce qui nous permet de différencier une chose d’une autre, c’est-à-dire de mettre deux choses dans un rapport différentiel, ne peut pas avoir une indépendance corporelle.

Selon Brunschwig, c’est pourquoi, afin de sortir de l’obstacle de la thèse corporaliste, Platon propose la formule célèbre : « l’être est la puissance d’agir et de pâtir » afin de donner une définition de l’être incluant à la fois ce qui a un corps et ce qui est incorporel179.

b. La thèse des amis des formes

Entre l’exposition de la thèse corporaliste et celle des amis des formes, l’Étranger introduit une autre définition qui semble sans rapport avec ces deux thèses : l’être comme puissance d’agir et de pâtir (δύναμιν εἴτ’ εἰς τὸ ποιεῖν ἕτερον ὁτιοῦν πεφυκὸς εἴτ’ εἰς τὸ παθεῖν). La majorité des commentateurs traite cette définition indépendamment des deux thèses qui l’entourent, mais la réfutation de la thèse des amis des formes est essentiellement liée à cette définition180. La définition de l’être comme puissance d’agir et de pâtir est introduite car l’Étranger montre :

Et c’est par le corps à travers la sensation que nous entrons en contact avec le devenir, et par l’âme, à travers le raisonnement, que nous entrons en contact avec l’essence (οὐσία)181. (Soph.

248a10-11)

Le corps sent la présence d’un autre corps à travers la sensation, en « pâtissant » de ce corps. De même, l’âme prend connaissance de l’essence à travers le raisonnement en agissant sur elle ou en pâtissant d’elle. Si tout ce qu’on peut dire que l’être est doit en quelque sorte être en contact avec nous, activement ou passivement, alors il est effectivement cette puissance d’agir et de pâtir. Nous reviendrons sur cette définition de l’être comme puissance plus tard, mais nous pouvons d’ores et déjà remarquer que selon l’Étranger, entrer en contact avec quelque chose revient à avoir la puissance d’agir ou de pâtir vis-à-vis de cette chose.

180 Crivelli considère la définition de l’être par la puissance comme une caractérisation

modale de l’être, que Platon introduit pour voir s’il est possible de réconcilier la thèse des géants et celle des amis des formes. Pour lui, la thèse des amis des formes représente la position de Platon sur les idées, et Platon renonce donc à cette caractérisation modale de l’être parce que selon l’argument de l’Étranger, si l’on accepte la définition de l’être comme puissance d’agir et de pâtir, alors cela met les formes intelligibles en mouvement. Cela explique pourquoi, pour Crivelli, la définition de l’être par la puissance disparaît dans la suite du dialogue. Crivelli, P., Plato's Account…op. cit., 2012, p. 89-90.

181 Sophiste, 248a10-11, traduction Cordero : « Καὶ σώματι μὲν ἡμᾶς γενέσει δι’ αἰσθήσεως

Selon l’Étranger, les amis des formes affirment la séparation (χωρίς) entre le devenir et l’essence182 (οὐσία), en acceptant que l’âme entre en contact (κοινωνεῖν) avec l’essence à travers le raisonnement, les deux restant toujours identique à elles-mêmes (ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως)183. (Soph. 248a10-12) La séparation entre le devenir et l’essence présentée par l’Étranger impose une non- communication entre le domaine du devenir et le domaine de l’essence, autrement dit, à travers la sensation, le corps n’entre jamais en contact avec les formes, et vice versa. Dans ce cas-là, la sensation ne se rapporte aucunement aux formes, et l’essence et le devenir sont donc deux genres d’entités radicalement séparés. Mais si les formes sont un genre d’entité, alors afin de les connaître il faut les mettre en rapport avec l’âme. Mais selon l’Étranger, le fait d’entrer en contact avec les formes, c’est-à-dire de penser aux formes, les met en mouvement, ce qui contredit l’immobilité des formes. Mais, si elles doivent rester immobiles, alors les formes, insaisissables pour la pensée, sont inintelligibles. L’Étranger présente la thèse des amis des formes en présupposant qu’en étant séparées et toujours identiques à elles- mêmes, les formes intelligibles ne peuvent entrer en contact avec aucune chose, car le fait d’être en contact ou d’être dans un rapport avec quelque chose implique le mouvement. Ainsi l’Étranger dit :

-Il s’ensuit, Théétète, que si les êtres sont immobiles, il n’y a aucun intellect ni dans aucun sujet ni par rapport à aucun objet.

-D’accord.

-Mais si nous admettons que tout se déplace et change, selon le même raisonnement, nous exclurons des êtres cela, l’intellect.

182 Sophiste, 248a7-8 : Γένεσιν, τὴν δὲ οὐσίαν χωρίς που διελόμενοι λέγετε; ἦ γάρ; 183 Sophiste, 248a10-12 : « Καὶ σώματι μὲν ἡμᾶς γενέσει δι’ αἰσθήσεως κοινωνεῖν, διὰ

-Comment ?

-Crois-tu que, sans le repos, pourrait se produire quelque chose d’inaltérable, toujours égal à soi-même ?

-En aucune façon184. (Soph. 249b5-c2)

Si l’on considère la pensée en tant que ce qui met en rapport le pensant et la pensée, l’acte de la mise en rapport produit donc d’un côté ce qui agit et d’un autre côté ce qui pâtit. Brown essaie de défendre la thèse des amis des formes en expliquant qu’au moment où les formes intelligibles deviennent des objets de contemplation, ce sont elles qui agissent sur l’âme, et elles ne sont pas affectées par l’âme dans ce cas-là185. Cependant, les formes intelligibles, peu importe qu’elles soient du côté de ce qui agit ou de ce qui pâtit, doivent entrer dans une mise en rapport. Si, selon l’Étranger, les amis des formes considèrent que le fait de rester identique à elle-même et ne jamais devenir implique que la forme est immobile ‒ au sens où elle est même incapable d’être dans un rapport parce que tout rapport qui associe deux éléments nécessite un mouvement ‒ alors tout contact avec la forme dans ce cas-là met la forme en mouvement. La thèse des amis des formes tombe dans l’impasse car elle identifie le fait d’être mis en rapport au mouvement, ce qui est en contradiction avec le fait de rester identique à soi-même. Partant de ces présuppositions, c’est-à-dire que le fait d’être identique à soi-même exclut tout mouvement, on exclut donc aussi la capacité d’être mis en rapport. La thèse des

184 Sophiste, 249b5-c2, traduction Cordero :

« ΞΕ. Συμβαίνει δ’ οὖν, ὦ Θεαίτητε, ἀκινήτων τε ὄντων νοῦν μηδενὶ περὶ μηδενὸς εἶναι μηδαμοῦ. ΘΕΑΙ. Κομιδῇ μὲν οὖν. ΞΕ. Καὶ μὴν ἐὰν αὖ φερόμενα καὶ κινούμενα πάντ’ εἶναι συγχωρῶμεν, καὶ τούτῳ τῷ λόγῳ ταὐτὸν τοῦτο ἐκ τῶν ὄντων ἐξαιρήσομεν. ΘΕΑΙ. Πῶς; ΞΕ. Τὸ κατὰ ταὐτὰ καὶ ὡσαύτως καὶ περὶ τὸ αὐτὸ δοκεῖ σοι χωρὶς στάσεως γενέσθαι ποτ’ ἄν; ΘΕΑΙ. Οὐδαμῶς. »

amis des formes se contredit, car si les formes sont intelligibles, alors elles doivent être mises en contact avec l’âme, et elles ne sont donc pas immobiles et identique à elles-mêmes ; ou bien, si les formes sont immobiles et identique à elles-mêmes d’une manière absolue, alors elles ne sont pas intelligibles, car elles sont inconnaissables.

Nous pouvons remarquer que dans le raisonnement reconstruit par l’Étranger, le fait de se mettre en rapport avec quelque chose exclut totalement la possibilité pour une chose d’être en repos ; de même, le fait d’être en repos exclut toute possibilité pour une chose d’entrer dans un rapport. Le mouvement et le repos sont ici présupposés comme les contraires sans intermédiaire, une chose est donc ou bien en mouvement et dans aucun sens en repos ; ou bien en repos, et n’a aucun moyen de se rapporter au mouvement. La thèse des amis des formes construite par l’Étranger exclut donc tout intermédiaire entre le mouvement et le repos.

L’Étranger donne un deuxième argument pour montrer un défaut de la thèse des amis des formes. Si la thèse des amis des formes affirme que l’essence de l’être (οὐσία) est ce qui est immobile et identique à soi, alors la vie (ζωὴ), l’intelligence (φρόνησιν) et l’âme (ψυχὴ), tous ce qui est en mouvement mais rend les formes intelligibles, ne sont pas parmi les êtres (ὄντα)186.

On se peut se demander pourquoi l’Étranger ne classe pas tout simplement l’âme, la vie, l’intelligence parmi les devenirs ; les formes intelligibles pourraient ainsi rester intactes. Dans le passage où l’Étranger formule la séparation entre

186 Sophiste, 248e6-a2, traduction Cordero : Nous laisserons-nous si facilement convaincre

que le mouvement, la vie, l’âme et l’intelligence ne sont pas véritablement présents chez l’être total, que celui-ci ne vit ni ne pense et que, en revanche, solennel et sacré, dénué d’intellect, il se dresse immobile ? « ὡς ἀληθῶς κίνησιν καὶ ζωὴν καὶ ψυχὴν καὶ φρόνησιν ἦ ῥᾳδίως πεισθησόμεθα τῷ παντελῶς ὄντι μὴ παρεῖναι, μηδὲ ζῆν αὐτὸ μηδὲ φρονεῖν, ἀλλὰ σεμνὸν καὶ ἅγιον, νοῦν οὐκ ἔχον, ἀκίνητον ἑστὸς εἶναι ; »

l’essence et le devenir chez les amis des formes, les devenirs sont des êtres (ὄντα), car ils entrent en contact avec le corps à travers la sensation187.

Et lorsque les devenirs en contact avec le corps présentent une puissance d’agir ou de pâtir, alors les devenirs sont des êtres :

Était-il suffisant de définir comme détermination des êtres (ὄντων) ce où se trouve présente une puissance, même minime, de pâtir ou d’agir188 ? (Soph. 248c4-5)

Les amis des formes ont accepté cette définition de l’être (τὸ ὂν) des devenirs (γενέσει), mais ils excluent l’essence (οὐσία) de cette définition. Donc, selon cette séparation entre les devenirs et l’essence, une chose est soit un devenir, et satisfait à la définition de l’être des devenirs, soit une essence, qui reste toujours immobile et identique à elle-même. Or, même s’il est possible de s’arranger pour affirmer que l’âme entre en contact avec le corps à travers la sensation, la vie et l’intelligence ne sont en contact ni avec le corps à travers la sensation, ni avec les formes, elles ne peuvent donc pas faire partie des êtres (ὄντα), même en tant que devenirs. De plus, les formes immobiles et identiques à elles-mêmes restent toujours inconnaissables si elles ne peuvent entrer en contact avec l’âme, l’intelligence et la vie.

UNE NOUVELLE DÉFINITION DE L’ÊTRE : LA DUNAMIS