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Pour en revenir au dialogue que je souhaite privilégier dans ma recherche sur le faux et le non-être, je commencerai par étudier le passage où l’Étranger présente deux choses en parallèle :

Qu’une chose apparaisse ou semble, sans cependant être, et que l’on dise quelque chose, sans cependant dire la vérité, voilà que tout cela est plein de difficultés, non seulement à l’heure actuelle et dans le passé, mais toujours151. (Soph. 236e1-3)

Cette analogie entre l’image et le discours faux consiste à montrer, d’une part qu’une chose apparaître comme un ceci (τοῦτο) sans l’être, et d’autre part, on peut dire quelque chose sans dire la vérité (sur ces choses). Le fait que l’Étranger présente comme comparables le rapport entre l’image et la chose et celui entre parler faux et parler vrai, vient non seulement de ce que ces deux rapports relèvent le non-être, mais aussi de la nécessité de les saisir selon leur rapport à l’être.

Afin de dire qu’une chose est une image, ou un discours est faux, il faut d’abord pouvoir comprendre ces derniers. Autrement dit, l’image et le discours faux ont une signification. Cependant, sans même considérer le sens d’une image ou d’un discours faux, pour comprendre qu’une image est une image de quelque chose ou qu’un discours faux, est faux par rapport à un état de choses réel, il faut tout d’abord comprendre l’image, ou le contenu du discours, en lien avec la chose sur laquelle ils portent sans l’être. Car, étant donné que l’image est toujours l’image de

151 Sophiste, 236e1-3, traduction Cordero : τὸ γὰρ φαίνεσθαι τοῦτο καὶ τὸ δοκεῖν, εἶναι δὲ

μή, καὶ τὸ λέγειν μὲν ἄττα, ἀληθῆ δὲ μή, πάντα ταῦτά ἐστι μεστὰ ἀπορίας ἀεὶ ἐν τῷ πρόσθεν χρόνῳ καὶ νῦν.

quelque chose, le fait de saisir l’image indépendamment de la chose présentée dans l’image ne fait que produire une autre chose et non pas une image. De même, le discours faux est faux par rapport à un état de choses réel, sans ce rapport à ce qui est réel, le discours faux est simplement un discours vrai sur une autre « réalité ». Si l’on saisit seulement le sens que renvoient l’image et le discours faux sans les mettre en rapport à ce à quoi l’image et le discours se réfèrent dans la réalité, alors l’image peut être comprise comme une apparition qui en effet est, et le discours faux comme simplement un discours. Par conséquent, afin de reconnaître une image en tant qu’image et un discours faux en tant que discours faux, il faut non seulement en comprendre le sens, mais encore tenir compte du sens que l’image et le discours faux renvoient par rapport à leur objet dans la réalité.

Nous pouvons remarquer qu’à travers cette analogie entre l’image et le discours faux, dans les deux cas, il s’agit d’une double mise en rapport. Premièrement, l’image est l’image de quelque chose, car ce qu’elle représente et la chose représentée sont la même chose. De même, le discours faux est un discours faux, car il se rapporte au même objet que celui décrit par le discours. Deuxièmement, l’image n’est pas la chose représentée dans l’image, car l’image et la chose représentée ne sont pas la même chose ; le discours faux est faux, parce que ce qu’il dit, sur son objet n’est pas le même que ce même objet dans la réalité. Ce double rapport à l’être est la raison essentielle pour laquelle, selon l’Étranger, le faux se mêle au non-être :

--Car il est tout à fait difficile de trouver un moyen pour expliquer comment il est nécessaire que dire ou penser le faux soit réel, sans être empêtré dans une contradiction quand on prononce cela.

--Parce que cet argument a l’audace de supposer que le non- être existe, car, autrement, le faux ne pourrait pas devenir une chose qui est152. (Soph. 236e3-237a4)

Parler de l’existence du faux implique, selon cette analogie entre l’image et le discours faux, une contradiction par rapport à l’être, parce que le faux met en rapport l’être (dire quelque chose) et le non-être (sans dire la vérité, donc cette quelque chose qui n’est pas)153. En associant le faux au non-être à travers ce rapport d’image/chose, Platon met en relation la question sémantique (la question du vrai et du faux) à la question ontologique.

Or, si l’objet du discours faux est établi à partir d’un rapport négatif vis-à- vis de ce que le discours raconte, alors cela implique que cet objet est d’abord déterminé par une négation de ce que le discours raconte. C’est pourquoi, si un discours vrai est un discours qui dit ce qui est, qui énonce donc un être, le discours faux se réfère quant à lui à la négation de ce qui est, donc à un non-être. Le faux se rapporte ainsi au non-être. La démonstration du rapport entre le faux et le non-être s’étend dans une longue discussion, l’analyse de cette démonstration se déroule ci- dessous en trois temps :

152 Sophiste, 236e3-237a4, traduction Cordéro : ὅπως γὰρ εἰπόντα χρὴ ψευδῆ λέγειν ἢ

δοξάζειν ὄντως εἶναι, καὶ τοῦτο φθεγξάμενον ἐναντιολογίᾳ μὴ συνέχεσθαι, παντάπασιν, ὦ Θεαίτητε, χαλεπόν.

ΘΕΑΙ. Τί δή;

ΞΕ. Τετόλμηκεν ὁ λόγος οὗτος ὑποθέσθαι τὸ μὴ ὂν εἶναι· ψεῦδος γὰρ οὐκ ἂν ἄλλως ἐγίγνετο ὄν.

153 Pour Rosen, cette analogie entre l’image et le discours faux suggère que l’image est donc

toujours fausse et toute image est fausse. Cela lui semble problématique car dans le passage précédent, l’Étranger distingue justement un type d’image qui est fidèle à son modèle et un autre qui n’est pas. Il explique donc cette incohérence par dire que l’image fidèle et l’image infidèle ne sont donc pas fausses dans le même sens, et la fausseté de l’image fidèle est par rapport au fait qu’elle fait apparaître sans être, donc par rapport à son lien avec le non-être ; et la fausseté de l’image infidèle est fausse par rapport à la proportion de son modèle. Le chapitre VIII sera consacré sur les différents types d’image où j’expliquerai la fausseté de toute image est la même, contrairement à ce que dit Rosen, mais les images sont fausses par rapport aux choses différentes. Rosen, S., Plato’s Sophist : the drama of original and image, St. Augustine’s Press, 1999, p. 153.

1) Dire est toujours dire quelque chose, et celui qui n’énonce pas « quelque chose » n’énonce rien. (Soph. 237d7-e7)

2) Il est impossible de parler quelque chose sans attribuer la détermination « quelque ». (Soph. 238a1-238d1);

3) Paradoxe du non-être (Soph 238d2-239b1).

Premièrement, selon l’Étranger, quand on énonce, on énonce quelque chose et non pas rien :

--Il est évident pour nous qu’à chaque fois qu’on énonce cette expression « quelque » (τι), c’est à propos de l’être. L’énoncer toute seule, comme nue et séparée de toutes les choses qui sont, est impossible, n’est pas ?

--C’est impossible

--Si tu considères ainsi la question, tu diras, avec moi, qu’il est nécessaire que celui qui énonce « quelque », énonce une chose qui est une.

--C’est ainsi.

--Tu affirmeras, en effet, que « quelque » signifie une unité, de la même manière que « quelques » fait allusion à deux et à plus de deux.

--Évidemment.

--Il semble donc que celui qui n’énonce pas « quelque », n’énonce nécessairement rien du tout.

--C’est la chose la plus nécessaire.

--Ne faut-il pas ne pas admettre même ceci : que celui qui n’énonce pas « quelque », n’énonce pourtant rien, et, en revanche, ne faut-il pas affirmer que celui qui prétend prononcer ce qui n’est

pas, celui-ci, il ne dit rien154 ? (Soph. 237d6-e6)

L’Étranger articule un rapport entre l’expression (σημεῖον) et l’être (εἶναι) dans ce passage. Si l’on énonce d’une manière sensée l’expression « τι », qui n’est pas seulement un son « dénué de sens » comme le dit Fronterotta155, alors cette expression révèle quelque chose de l’être (ἐπ’ ὄντι). Il est donc impossible de prononcer une expression qui ne se rapporte nullement aux choses qui sont, car sinon ce n’est pas une expression (ῥῆμα), mais du non-sens. Malgré la mise en lien entre l’expression et ce qui est, l’Étranger garde une nuance qui fonde, malgré tout, la sémantique sur ce qui est, mais qui insiste sur le fait que la signification révèle quelque chose à propos de l’être plutôt que l’être en lui-même. L’expression « τι » révèle donc une chose comme étant une, autrement dit, à chaque fois que l’on emploie « τι » d’une manière sensée, cela implique une détermination numérique, soit plus précisément une unité de ce dont on parle156. De même, quand on emploie

154 Sophiste, 237d6-e6, traduction Cordero modifiée :

ΞΕ. Ἆρα τῇδε σκοπῶν σύμφης, ὡς ἀνάγκη τόν τι λέγοντα ἕν γέ τι λέγειν; ΘΕΑΙ. Οὕτως. ΞΕ. Ἑνὸς γὰρ δὴ τό γε “τὶ” φήσεις σημεῖον εἶναι, τὸ δὲ “τινὲ” δυοῖν, τὸ δὲ “τινὲς” πολλῶν. ΘΕΑΙ. Πῶς γὰρ οὔ; ΞΕ. Τὸν δὲ δὴ μὴ τὶ λέγοντα ἀναγκαιότατον, ὡς ἔοικε, παντάπασι μηδὲν λέγειν. ΘΕΑΙ. Ἀναγκαιότατον μὲν οὖν. ΞΕ. Ἆρ’ οὖν οὐδὲ τοῦτο συγχωρητέον, τὸ τὸν τοιοῦτον λέγειν μέν [τι], λέγειν μέντοι μηδέν, ἀλλ’ οὐδὲ λέγειν φατέον, ὅς γ’ ἂν ἐπιχειρῇ μὴ ὂν φθέγγεσθαι;

155 Fronterotta, F., « L’Être et la participation de l’autre : Une nouvelle ontologie dans le

Sophiste », Les études philosophiques, 1995, p. 312.

156 Aubenque explique que la raison pour laquelle quand on dit « quelque chose » (τι), le τι

relève nécessairement d’un être est l’absence de distinction entre « quelque chose » (τι) et « étant » (τὸὂν), comme il le dit : « tout ti est un hen, il est aussi par là même un on » (Aubenque, 1991, p. 373), ce qui fait qu’un τι est automatiquement lié à l’être, et tout ce qu’on vise intentionnellement doit donc exister en quelque sorte. De nombreux commentateurs comme Aubenque semblent critiquer le fait que Platon considère tout objet intentionnel comme un être, ce qui conduit vers le paradoxe du non-être. Cependant, le fait de distinguer l’être du prédicat ou de l’attribut, ou du concept, de tout ce qui décrit l’être, ne fait que créer un autre objet qui reçoit une certaine détermination mais qui n’est pas sans expliquer dans quelle mesure ces objets peuvent rester les mêmes, à chaque fois visés mais sans être d’aucune façon. Boutot, à son tour, fait une distinction entre τὸ ὂν et τὸ εἶναι dans le Sophiste, et conclut que Platon réduit la question de τὸ εἶναι à la question de τὸὂν. Je réfuterai cette thèse à la fin de ce chapitre en démontrant que Platon donne la définition de τὸ ὂν comme étant la « communauté des genres », à partir de la définition de τὸεἶναι comme κοινωνεῖν. Aubenque, P., « Une occasion manquée: la genèse avortée de la distinction entre l’’étant" et le “quelque chose” », in Etudes sur le Sophiste de Platon, éd. P. Aubenque, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 373. Boutot, A., « Interprétation heideggerienne du Sophiste de Platon », in

la forme duelle « τινε » et la forme plurielle « τινες », cela renvoie toujours à une détermination numérique de deux ou d’une multitude déterminée d’unités de ce dont on parle.

Par conséquent, afin de s’exprimer d’une manière sensée, il faut que ce dont on parle ait une détermination minimum, c’est-à-dire la détermination numérique, pour tout objet de discours. Et celui qui énonce quelque chose ne comportant pas cette détermination numérique s’exprime d’une manière dénuée de sens, il énonce donc un non-sens. Dans ce cas-là, énoncer ce qui n’est pas, c’est à dire ce qui est dépourvu de toute détermination de l’être, revient à énoncer sans la détermination numérique, et produit donc un non-sens. Celui qui énonce ce qui n’est pas ne dit en réalité rien, dans le sens où ce qu’il prononce ne constitue que des bruits insensés et ne relève d’aucune parole (λόγος).

Dans ce raisonnement de l’Étranger, le rapport entre l’unité, l’être et le discours est mis en avant et l’unité semble être la détermination minimum pour une chose d’être. Le lien interdépendance entre l’unité et l’être est d’abord articulé par Parménide : si on cherche au fond ce que tout ce qui est partage entre eux, on retrouve l’être qui est en tant que tel et rien d’autre. Selon Gilson : cette conception de l’être fait que l’être, afin d’être, il doit rester même que soi-même et ne pas devenir autre que soi-même157. Cette distinction entre soi-même et l’autre implique

Études sur le Sophiste de Platon, éd. P. Aubenque, Bibliopoli, Napoli, 1991, p. 541-543.

157 Le raisonnement que Gilson rétablit de la pensée de Parménide prend son point de départ

de la fameuse thèse de Parménide : l’être est. Selon Gilson, si on suspend tout attribut et toute qualité de tout ce qui est, à la fin ce qui est d’une manière la plus générale est simplement « être ». Mais étant donné qu’on saisit toujours l’être d’une chose en tant que cette chose, alors l’être de cette chose nous permet de dire ce qui est, est ce qu’il est. Et comme une chose n’est que ce qu’elle est, alors elle n’est plus si elle devient autre. Dans le raisonnement de Gilson, il se concentre notamment sur le fait que Parménide et Platon fondent leur principe métaphysique de l’être sur le fait que l’être véritable doit rester même que soi-même, donc privé de tout changement, et qu’il fait donc un avec lui-même. Mais le fait qu’il faut avoir une unité, peu importe dans quel sens, pour être semble plutôt lié au fait qu’avant tout on dit qu’une chose est parce qu’elle se différencie des autres et cela nous

de quelque sorte une frontière qui sépare une chose de ce qu’elle n’est pas. Et sans unité, qui trace cette frontière, il est impossible de distinguer une chose et ce qu’elle n’est pas, et s’il est impossible de faire cette distinction qui isole cette chose du reste, alors l’âme semble être en contact avec rien. A ce stade, l’unité est, comme le dit l’Étranger plus tard, numérique (ἀριθμοῦ), et elle est celle qui caractérise l’être. Attribuer l’unité à un non-être contre dit donc, selon l’Étranger, le principe (ἀρχὴ) du raisonnement : l’être ne se rattache jamais au non-être et vice versa.

--Le raisonnement atteindrait ainsi le sommet de sa difficulté. --Baisse le ton, mon cher, car il reste encore la capitale (μεγίστη) et la première (πρώτη) des difficultés. Elle concerne justement le principe (τὴν ἀρχὴν) même du raisonnement.

--Que dis-tu ? Parle et ne crains rien.

--A l’être on pourrait rattacher, probablement, un autre être, n’importe lequel.

--Évidemment.

--Mais affirmerons-nous qu’il est possible que n’importe quel être se rattache au non-être ?

--Comment pourrions-nous l’affirmer ?

--Mais nous plaçons le nombre dans l’ensemble des êtres… --Oui, s’il y a une autre chose qui doit être placée comme un être.

--N’essayons donc de rapporter au non-être ni la pluralité ni l’unité du nombre.

--L’argument nous dit, semble-t-il, qu’il ne serait pas correct de le faire.

permet de la saisir en tant que telle. Autrement dit, on saisit déjà un être comme tel avant même de dire qu’il est même que soi-même, et c’est cette différenciation qui sépare une chose et les autres nous donne cette idée d’unité. Etienne Gilson, L’être et l’essence, Vrin, 1994, 396 p., p. 24‑30.

--Mais de quelle manière notre bouche pourrait-elle prononcer des non-êtres ou le non-être, et, à son tour, la pensée le saisir totalement, sans faire appel au nombre (ἀριθμοῦ) ?

--Dis comment ?

--Lorsque nous parlons des non-êtres, n’essayons-nous pas d’y rattacher une pluralité numérique (ἀριθμοῦ) ?

--Et alors ?

--Et, dans le cas du non-être, une unité. --C’est très évident.

--Mais voilà que nous affirmons qu’il n’est ni juste ni correct d’entreprendre de rattacher l’être au non-être.

--Tu dis la vérité même.

--Comprends-tu alors que de cela découle directement l’impossibilité de prononcer, de dire et de penser le non-être en lui- même et par lui-même, et que ce dernier est en revanche impensable, inexprimable, impronoçable et inconcevable ?

--Eh ! oui…totalement158 ! (Soph. 238a1-c11)

158 Sophiste, 238a1-c11 : ΞΕ. Μήπω μέγ’ εἴπῃς· ἔτι γάρ, ὦ μακάριε, ἔστι, καὶ ταῦτά γε τῶν ἀποριῶν ἡ μεγίστη καὶ πρώτη. περὶ γὰρ αὐτὴν αὐτοῦ τὴν ἀρχὴν οὖσα τυγχάνει. ΘΕΑΙ. Πῶς φῄς; λέγε καὶ μηδὲν ἀποκνήσῃς. ΞΕ. Τῷ μὲν ὄντι που προσγένοιτ’ ἄν τι τῶν ὄντων ἕτερον. ΘΕΑΙ. Πῶς γὰρ οὔ; ΞΕ. Μὴ ὄντι δέ τι τῶν ὄντων ἆρά ποτε προσγίγνεσθαι φήσομεν δυνατὸν εἶναι; ΘΕΑΙ. Καὶ πῶς; ΞΕ. Ἀριθμὸν δὴ τὸν σύμπαντα τῶν ὄντων τίθεμεν. ΘΕΑΙ. Εἴπερ γε καὶ ἄλλο τι θετέον ὡς ὄν. ΞΕ. Μὴ τοίνυν μηδ’ ἐπιχειρῶμεν ἀριθμοῦ μήτε πλῆθος μήτε ἓν πρὸς τὸ μὴ ὂν προσφέρειν. ΘΕΑΙ. Οὔκουν ἂν ὀρθῶς γε, ὡς ἔοικεν, ἐπιχειροῖμεν, ὥς φησιν ὁ λόγος. ΞΕ. Πῶς οὖν ἂν ἢ διὰ τοῦ στόματος φθέγξαιτο ἄν τις ἢ καὶ τῇ διανοίᾳ τὸ παράπαν λάβοι τὰ μὴ ὄντα ἢ τὸ μὴ ὂν χωρὶς ἀριθμοῦ; ΘΕΑΙ. Λέγε πῇ; ΞΕ. Μὴ ὄντα μὲν ἐπειδὰν λέγωμεν, ἆρα οὐ πλῆθος ἐπιχειροῦμεν ἀριθμοῦ προστιθέναι; ΘΕΑΙ. Τί μήν; ΞΕ. Μὴ ὂν δέ, ἆρα οὐ τὸ ἓν αὖ; ΘΕΑΙ. Σαφέστατά γε. ΞΕ. Καὶ μὴν οὔτε δίκαιόν γε οὔτε ὀρθόν φαμεν ὂν ἐπιχειρεῖν μὴ ὄντι προσαρμόττειν. ΘΕΑΙ. Λέγεις ἀληθέστατα. ΞΕ. Συννοεῖς οὖν ὡς οὔτε φθέγξασθαι δυνατὸν ὀρθῶς οὔτ’ εἰπεῖν οὔτε διανοηθῆναι τὸ μὴ ὂν αὐτὸ καθ’ αὑτό, ἀλλ’ἔστιν ἀδιανόητόν τε καὶ ἄρρητον καὶ ἄφθεγκτον καὶ ἄλογον; ΘΕΑΙ. Παντάπασι μὲν οὖν.

Le raisonnement de l’Étranger ici peut être résumé en :

1) Étant donné que l’unité caractérise l’être d’une chose, alors la quantité numérique font donc partie de l’être, car la pluralité est composée de plusieurs unités.

2) L’unité dans ce cas-là ne peut qu’être attribuée à l’être.

3) Mais il est impossible de parler, concevoir, prononcer, penser à quelque chose sans l’attribuer une unité ou une pluralité, le non-être est donc inexprimable, inconcevable, imprononçable et impensable.

L’unité est présentée dans ce raisonnement comme la clé qui fait qu’il est impossible de penser au non-être, car il est impossible de penser à quelque chose sans l’attribuer une unité. Mais il s’agit ici d’une unité au sens numérique, c’est-à- dire une chose est une, parce qu’on peut compter UN159. L’unité dans ce sens ne concerne aucune organisation interne mais seulement le fait d’être compté comme UN, et cette comptabilité semble présupposer toute unité comme des unités atomiques, enfermées en elles-mêmes, privée de tout rapport. L’unité dans le sens numérique est donc attribuée à l’aide de grammaire grecque à tout ce qui peut être saisi par la structure langagière en tant que singulier (τι), duel (τινε) ou pluriel (τινες).

Le raisonnement jusqu’ici démontre pourquoi il est impossible de parler ou de penser au non-être, mais la suite du raisonnement montre immédiatement ce qui

159 L’explication de Sallis nous indique que le mot ἀριθμός n’a pas exactement le même sens

moderne du terme « nombre » et il s’agit notamment de compter. Étant donné que l’un n’est pas un nombre chez les Grecs, il paraît plus clair que quand l’Étranger dit « Ἀριθμὸν δὴ τὸν σύμπαντα τῶν ὄντων τίθεμεν. », il dit en réalité que les quantités numériques font partie de l’ensemble de l’être et non les « nombres », sinon l’unité peut totalement être attribuée au non-être sans produire une contradiction. Sallis, J., Being and Logos: Reading the Platonic Dialogues, Indiana University Press, 1996, p. 486.

est paradoxal dans la conclusion de ce raisonnement :

En autre, en l’appelant inconcevable, inexprimable et imprononçable, j’élaborai mon discours comme s’il était, encore une fois un160. (Soph. 239a5-6)

L’ensemble de raisonnement arrive à la conclusion qui affirme que le non-être est inexprimable, impensable et imprononçable. Or, la démonstration de ces caractères du non-être exige de s’exprimer, de penser et de prononcer le non-être. Toute réfutation sur le non-être est donc immédiatement réfutée par sa propre conclusion161.

Selon certains commentateurs, la présence du τι marque immédiatement le fait qu’il s’agit d’une question existentielle et non pas sémantique, et ce qui conduit vers l’indicibilité du non-être est donc l’inexistence de l’objet intentionnel. Pour ces commentateurs, ce n’est qu’après avoir découvert d’autres usages du mot « einai », notamment l’usage copulatif, que Platon est capable de rendre le non-être relatif et dicible162. Les interprétations qui prennent appui sur l’usage copulatif du

160 Sophiste, 239a5-6, traduction Cordero : Καὶ μὴν ἄλογόν γε λέγων καὶ ἄρρητον καὶ

ἄφθεγκτον ὥς γε πρὸς ἓν τὸν λόγον ἐποιούμην

161 Selon Frede, il s’agit d’un paradoxe et non pas simplement une aporie. Si le problème

démontré dans ce raisonnement est que la conclusion nous conduit vers une impasse, alors dans ce cas-là il s’agit d’un argument aporétique et non pas d’un paradoxe. Frede explique qu’il s’agit réellement un paradoxe, car le fait même de dire « le non-être est imprononçable, inconcevable et impensable », on prononce, conçoit et pense déjà au non-être. Et sans penser au non-être, il est impossible même de dire que le non-être n’est pas, et il est inconcevable, imprononçable, impensable. Ce paradoxe du non-être à la fois présente la thèse qui défend l’idée que le non-être n’a aucun moyen d’être saisi par la pensée, et réfute automatiquement cette même thèse. Frede, M., « Bemerkungen zum Text der Aporienpassage in Platons Sophistes », Phronesis, vol. 7 / 2, 1962, p. 132-136.

162 De nombreux commentateurs du Sophiste insistent sur le fait que Platon réussit à réfuter

le paradoxe du non-être grâce à la découverte et la distinction des usages existentiels (ou d’identité) et prédicatif du mot « einai ». Crivelli, P., Plato's Account…op. cit., 2012, p. 2. Cornford, F. M., Plato's Théory… op. cit., 1935, p. 296. Ackrill, J. L., Plato and the Copula… op. cit., 1957, p. 5.