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B. Groupe 2 : les contraires

Parmi les arguments qui restent, cinq arguments se détachent par deux points qu’ils ont en commun : la mise en opposition d’une réalité et de sa négation, et l’identification de la négation à son contraire.

a. Le nom et sa négation

Selon son argument dans le Cratyle, Cratyle défend l’idée qu’un nom, s’il est un nom, manifeste la nature d’une chose, sinon il est un bruit sans signification. Un nom est alors nécessairement vrai, car il montre la nature d’une chose. Dans le cas contraire un nom qui ne montre pas la bonne nature d’une chose n’est tout simplement pas un nom. La négation du nom (vrai) dans ce cas, n’est pas un nom faux, un nom mal placé, ou mal associé aux choses, mais un non-nom. Et ce qui n’est pas un nom est considéré comme le contraire du nom, n’ayant donc aucun rapport au nom, tout simplement comme un bruit qui ne contient aucun sens. L’argument de Cratyle résulte à l’impossibilité du faux, car, selon sa thèse, un discours qui contient une appellation fausse n’a pas de sens, le « discours » dans ce cas n’est donc ni vrai ni faux, car il n’est pas un discours, mais seulement une série de bruit.

Le nom (vrai) et sa négation sont pris comme les contraires l’un de l’autre, sans intermédiaire permettant d’avoir un symbole qui montre une réalité, même mal associé à la réalité à laquelle la personne qui emploie le nom fait appel. La thèse naturaliste de Cratyle, non seulement exclut tout intermédiaire entre le nom et sa négation, mais, puisque Cratyle insiste sur le fait qu’un nom, un vrai nom, montre nécessairement la nature d’une chose, alors il présuppose l’existence d’une nature indépendante de la chose.

L’absence d’intermédiaire entre le vrai nom et sa négation implique que, pour Cratyle, le rapport entre le nom et la chose ne peut être qu’existant ou inexistant, à l’exclusion de toute autre possibilité. Autrement dit, ou bien le nom a un rapport à la chose nommée, ou bien il n’a aucun rapport (avec quoi que ce soit). Cela fait que la nature des choses entendue par Cratyle est identique à la totalité des choses, puisqu’il s’agit d’une totalité indivisible, et il est donc impossible pour un nom de saisir partiellement, ou simplement de ne pas avoir un accès total aux choses. Le fait d’exclure tout intermédiaire entre le nom et le non-nom présuppose donc une autre thèse : la nature de chaque chose est identique à la totalité de chaque chose, et n’en désigne donc pas seulement sa partie essentielle.

Étant donné que la chose est considérée comme une unité indivisible dans sa totalité, le rapport nom-chose ne peut donc pas être autre qu’affirmatif, donc un accès complet à la chose, ou négatif, désignant alors l’absence de rapport à la chose. On remarque donc une deuxième absence d’intermédiaire, à savoir celle d’un intermédiaire dans le rapport nom-chose, car pour Cratyle ce rapport ne peut qu’être identitaire ou nul, et rien d’autre.

Pour résumer, la thèse naturaliste de Cratyle : 1) présuppose une nature indépendante des choses ; 2) exclut tout intermédiaire entre le nom et le non-nom ; 3) exclut tout intermédiaire entre avoir un rapport total aux choses pour un nom et n’avoir aucun rapport aux choses.

b. Le savoir et le non-savoir

L’absence d’intermédiaire peut être de nouveau observée dans les arguments qui suivent le principe du savoir et du non-savoir, donc dans l’argument du savoir et du non-savoir et dans l’argument de l’allodoxia. Ces deux arguments

de Socrate dans le Théétète imposent le principe du savoir et du non-savoir, et ne permettent aucune autre possibilité entre le savoir total et l’ignorance totale. Ainsi, ces deux arguments échouent ainsi à démontrer la possibilité de l’opinion fausse.

Certains commentateurs considèrent que l’échec des arguments dans le

Théétète vient du fait que Platon ignore certaines distinctions introduites plus tard

par la philosophie analytique110, tandis que d’autres insistent sur le fait que Platon

présente intentionnellement ces arguments en excluant tout intermédiaire afin de démontrer le défaut de certaines thèses111. Rowett défend aussi l’idée que les arguments sont fallacieux à cause de l’absence d’intermédiaires que Platon ignore, et pour la philosophe, afin de surmonter cet obstacle, il faut donc introduire l’existence d’une troisième entité, par exemple le concept, en tant qu’intermédiaire entre le savoir et le non-savoir, pour rendre le savoir analysable112.

L’absence d’intermédiaire dans l’argument du savoir et du non-savoir est comprise par les commentateurs comme l’absence d’un état cognitif, qui se trouverait entre le savoir et l’ignorance totale. On voit bien là que, pour eux, la solution réside dans la découverte d’un point équilibre entre le savoir et le non- savoir. Par conséquent, s’il existe un repère clairement défini, qu’est-ce qui nous permet de le penser ? Selon Ackrill et Rowett, le problème n’est donc pas ce qui

110 Par exemple, Ackrill explique le défaut de ces arguments par l’absence de distinction

entre le savoir et le fait de connaître quelque chose, c’est-à-dire par la réduction du savoir à la connaissance identificative. Bostock soutient l’idée que Platon est incapable de sauver ces arguments fallacieux dans le Théétète à partir du principe du savoir et du non-savoir, qui semble totalement correct, et qu’il cherche dons à savoir ce qui pose problème dans ce principe. Ackrill, J. L., "Plato on False Belief…"op. cit., 1966, p. 391. Bostock, D., Plato’s Theaetetus, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 196.

111 Selon Fine, l’absence d’intermédiaire n’est qu’une conséquence d’un modèle de

connaissance qui ne peut que saisir son objet dans la totalité, pour elle le modèle empiriste, car la perception est immédiate, donc sans intermédiaire. Sedley propose une lecture qui rejoint la thèse de Fine en expliquant que la raison pour laquelle Platon présente intentionnellement ces arguments échoués est de montrer l’importance des formes intelligibles. Fine, G., « False Belief in the “Theaetetus” », Phronesis, vol. 24 / 1, 1979, p. 77. Sedley, D., The Midwife…op. cit., p. 121-123.

rend possible un intermédiaire en général, mais l’absence de quelque chose qui délimiterait l’intermédiaire entre le savoir et l’ignorance totale. Pour eux, l’important est donc dans la découverte de quelque chose qu’on trouvera « en intermédiaire », par exemple le concept pour Rowett, ou le prédicat pour Ackrill. Or, au lieu de chercher ce que pourrait être cette chose intermédiaire qui manque dans les arguments, ne devrait-on pas questionner la démarche de Platon ? Veut-il simplement illustrer les conséquences par cette absence de condition de possibilité de l’intermédiaire ? Sa démarche est-elle volontaire ? En d’autres termes, ce n’est peut-être pas seulement dans ce qui est dit par Platon qu’il faut chercher, mais également dans ce qui n’est pas dit. Autrement dit, ma démarche sera, plus que de déterminer l’entité exacte qui devrait se trouver en intermédiaire, de questionner ce qui rend l’intermédiaire impossible. Je propose donc, de rechercher ce qui nous permet de saisir la possibilité de connaître un objet sous certains aspects, ou de manières qui diffèrent des autres. Au fond, peu importe comment on envisage de connaître cet objet, on voit bien ici que l’accès à l’objet est partiel. En réalité, l’origine même du terme « analyser » qui provient d’ἁναλύω, « délier » implique un enchaînement qui permet d’articuler un objet dans son unité en plusieurs parties. Par conséquent, introduire les notions de prédicat ou de concept ne résout qu’en partie le problème du savoir et du non-savoir évoqué plus haut. Car, cela n’explique pas ce qui rend possible dans un premier temps l’analyse de l’objet selon des outils conceptuels, peu importe qu’on les appelle prédicats, concepts ou attributs.

L’existence de l’intermédiaire nous permet donc d’articuler l’unité de l’être avec lequel l’âme entre en contact, mais ceci implique que l’être ne peut pas être une unité dans une totalité indivisible privée de toute possibilité de relation, mais plutôt une unité différenciée. Si l’on présuppose que tout être est une unité dans sa

totalité sans relation a priori, alors aucun intermédiaire, dans notre rapport à l’être, n’est possible, car il est impossible d’articuler quelque chose sans relation. Cette tendance à concevoir l’objet de connaissance comme une unité indivisible provient peut-être d’une attitude empiriste, sans pour autant se limiter à l’empirisme, car la même position pourrait parfaitement être appliquée à d’autres cas où l’objet d’opinion n’est pas empirique. Le fait de supposer que l’objet avec lequel l’âme se met en contact est a priori une unité indépendante privée de toute relation conduit vers un problème difficile à résoudre : comment peut-on connaître les relations entre les choses ?

Pour résumer, ces arguments 1) présupposent aussi une nature des choses en soi qui est une unité indivisible ; 2) excluent l’intermédiaire entre le savoir et le non-savoir comme ignorance ; 3) excluent l’intermédiaire entre l’âme qui se rapporte totalement aux choses et l’âme qui ne se rapporte nullement aux choses.

c. L’être et le non-être

Parmi les arguments mentionnés, deux mettent en opposition l’être et le non-être, à savoir le deuxième argument sur l’opinion fausse dans le Théétète et l’argument du Sophiste.

Ces arguments du Théétète et du Sophiste commencent par affirmer que le discours vrai et l’opinion vraie disent ce qui est, et que le discours faux et l’opinion fausse disent ce qui n’est pas. Ils identifient ensuite le fait de dire ce qui n’est pas à ne rien dire. La fausseté n’existe donc ni dans le discours ni dans l’opinion selon ces arguments. L’être et le non-être sont mis en opposition, et une chose soit est, donc existe telle qu’elle est, soit n’est pas, et se confond donc avec le néant. Tout intermédiaire entre l’être et le non-être est exclu, un discours (ou une opinion), soit

se rapporte à un être, donc saisit complètement cet être, soit n’a aucun rapport à quoi que ce soit, et il n’y a donc aucun véritable discours ou opinion. La position des deux arguments n’accepte donc pas que deux discours se rapportent au même être, et ne dit pas la même chose. Car si l’énoncé A dit : « X est F » et que l’énoncé B dit : « X est G », alors, comme G n’est pas F, on peut donc dire que « X est et n’est pas F ». Comme le dit l’Étranger dans le Sophiste :

Car, même si l’être possède d’une certaine manière l’unité comme propriété, il ne se montrera pas identique à l’un, et par conséquent, le tout sera plus nombreux que l’un113. (Soph. 245b7-9)

Ces arguments rejoignent donc les trois autres arguments, ce qui présuppose aussi que l’être est indépendant de tout discours et de toute opinion, et exclut l’intermédiaire entre l’être et le non-être. Il n’y a donc rien qui soit d’une manière différente d’une autre chose, et un être qui n’est pas identique à lui-même n’est pas, donc appartient au néant. Le rapport entre le discours/l’opinion et l’être est donc soit un rapport total, donc vrai, soit un rapport nul, donc sans aucun discours, sans aucun intermédiaire.