• Aucun résultat trouvé

Interprétation analytique de la question de l’être dans le Sophiste

LE FONDEMENT ONTOLOGIQUE DU FAUX : LA MISE EN RELATION DE L’ÊTRE

A. Interprétation analytique de la question de l’être dans le Sophiste

De nombreux commentateurs comme Ackrill interprètent le Sophiste comme un dialogue où Platon montre la nécessité d’abandonner la recherche de l’être au sens existentiel, et de se tourner vers une recherche des sens et des usages différents du mot « être ». L’interprétation du Sophiste dans ce sens, selon cette école, ne nous offre pas un fondement suffisamment solide pour établir le faux. D’ailleurs, ce n’est même pas l’objet de leurs recherches. Au contraire, en se focalisant sur la question linguistique de l’être (distinguer le sujet et ses prédicats), elles évitent de résoudre la question pourtant fondamentale existentielle de l’être220.

220 Owen est l’un des commentateurs qui présente une analyse détaillée afin de démontrer

que dans le Sophiste, Platon se préoccupe essentiellement de l’usage prédicatif à deux places du mot « esti ». La thèse d’Owen se fonde sur une analyse syntaxique portant sur des usages généraux de « einai » en grec ancien, et distingue un usage « complet » de l’être qui n’exige aucun complément d’objet, c’est à dire un prédicat à une place tel que « Socrate est », et un usage « incomplet » du mot qui exige un complément, qui est donc un prédicat à deux places qui donne des énoncés comme « Socrate est mortel ». Il défend l’idée que le problème essentiel du Sophiste est de résoudre le problème du non-être absolu, et que Platon trouve la solution en changeant le « ne pas être » d’un prédicat à une place en un prédicat à deux places. La question principale dans le Sophiste n’est donc

Cette interprétation, que j’appelle l’interprétation analytique, affirme que l’on peut remarquer un changement des usages du mot « εἶναι » dans le Sophiste, notamment à partir de la participation des plus grands genres en 254d. On peut effectivement remarquer l’usage dit “incomplet” du verbe « être » dans le type d’énoncés produits par la participation du genre « autre », énoncés du type « x est autre que y », donc « x n’est pas y ». L’usage prédicatif de l’être assigne la possibilité de deux places du verbe être. Il est certes rendu possible, cependant, au regard du texte étudié, la participation du genre « être » ne produit pas ce type d’énoncé incomplet. En outre, on notera que la participation du genre « être » permet au contraire de produire l’usage dit « complet » du verbe être : en donnant des énoncés du type « x est ». La participation du genre « être » ne produit que des énoncés avec l’usage “complet”, et jamais avec l’usage “incomplet”. J’en tiens pour preuve, le passage du Sophiste le plus utilisé par cette interprétation analytique porte sur le passage 254d3 où l’Étranger s’interroge sur la participation entre l’être, le mouvement et le repos :

L’Étranger : Les genres les plus grands sont, assurément, ceux que nous venons de parcourir l’être lui-même (τό τε ὂν αὐτὸ), le repos (στάσις) et le mouvement (κίνησις).

Théétète : Sans aucun doute.

L’Étranger : Et nous disons qu’il est évident que ces deux-là ne se mélangent pas mutuellement.

Théétète : Tout à fait.

L’Étranger : Mais l’être se mêle à tous les deux, car, sans doute, les deux sont221. (Soph. 254d4-10)

pas à propos du statut ontologique du non-être, mais à propos de l’usage prédicatif du mot « esti ». Owen, G. E. L., « Plato on Not-Being », in Plato: a collection of critical essays, éd. Gregory Vlastos, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1978, p. 261.

La participation des genres « mouvement » et « repos » au genre « être » selon ce passage ne peut donner que l’énoncé « le mouvement et le repos sont », et non pas « le mouvement est en repos », sinon le genre « être » produirait des contradictions. L’usage du verbe être dans la participation du genre “être” correspond donc strictement à son usage complet, et on peut remarquer que l’usage incomplet du verbe être dans la participation du genre « autre » produit un énoncé tel que « le mouvement est autre que le repos », donc « le mouvement n’est pas le repos ».

Un autre passage souvent considéré comme preuve de la distinction entre l’usage d’identité de l’être et l’usage prédicatif concerne la participation du genre « même » :

Il faut donc admettre, sans se fâcher, que le mouvement est le même (ταὐτόν) et pas le même (μὴ ταὐτὸν). Car, lorsque nous disons qu’il est le même et pas le même, nous ne parlons pas de la même manière. Nous disons qu’il est le même en vertu de la participation de lui-même par rapport à lui-même (πρὸς ἑαυτὴν), et nous disons qu’il n’est pas le même en raison de sa communication avec l’autre (διὰ τὴν κοινωνίαν αὖ θατέρου), grâce à laquelle il est séparé (ἀποχωριζομένη) du même et devient non celui-là, mais autre, en sorte que l’on peut dire d’une manière correcte qu’il est, à son tour, non-même222. (Soph. 256a10-b4)

Les commentateurs qui insistent sur le fait qu’il s’agit de deux usages du

τό τε ὂν αὐτὸ καὶ στάσις καὶ κίνησις. ΘΕΑΙ. Πολύ γε.

ΞΕ. Καὶ μὴν τώ γε δύο φαμὲν αὐτοῖν ἀμείκτω πρὸς ἀλλήλω. ΘΕΑΙ. Σφόδρα γε.

ΞΕ. Τὸ δέ γε ὂν μεικτὸν ἀμφοῖν· ἐστὸν γὰρ ἄμφω που. »

222 Sophiste, 256a10-b4, traduction Cordero : « Τὴν κίνησιν δὴ ταὐτόν τ’ εἶναι καὶ μὴ ταὐτὸν

ὁμολογητέον καὶ οὐ δυσχεραντέον. οὐ γὰρ ὅταν εἴπωμεν αὐτὴν ταὐτὸν καὶ μὴ ταὐτόν, ὁμοίως εἰρήκαμεν, ἀλλ’ ὁπόταν μὲν ταὐτόν, διὰ τὴν μέθεξιν ταὐτοῦ πρὸς ἑαυτὴν οὕτω λέγομεν, ὅταν δὲ μὴ ταὐτόν, διὰ τὴν κοινωνίαν αὖ θατέρου, δι’ ἣν ἀποχωριζομένη ταὐτοῦ γέγονεν οὐκ ἐκεῖνο ἀλλ’ ἕτερον, ὥστε ὀρθῶς αὖ λέγεται πάλιν οὐ ταὐτόν. »

mot « estin » dans ce passage, à savoir l’usage d’identité et l’usage prédicatif, défendent l’idée que dans la phrase « le mouvement est le même et pas le même », la formule affirmative correspond à l’usage prédicatif de l’être, tandis que la formule négative mobilise l’usage d’identité de l’être. Selon eux, la phrase tombe dans la contradiction si l’on ne distingue pas les deux usages de l’être en considérant le premier « même » comme un prédicat et le deuxième « même » comme ce que l’on considère comme étant identique à l’être223. Or, comme le disent Crivelli et Lewis, aucune distinction nette ne peut être faite en s’appuyant sur des preuves textuelles, et le mot « être » n’a pas même un rôle important dans ce passage224. A mes yeux cependant, si les usages du mot « être » étaient vraiment ce qui préoccupe le plus Platon dans le Sophiste, alors pourquoi le genre « être » ne produit-il que des énoncés de type existentiel et non prédicatif ? Bien entendu, si l’on n’étudie que la manière dont Platon emploie ce terme en général, on retrouve certes l’usage prédicatif de « estin » dans l’ensemble du Sophiste. Pour autant, le fait que ce mot puisse être employé d’une manière qui corresponde à ce qu’on appelle l’usage prédicatif n’implique pas suffisamment que cela constitue le centre d’intérêt de Platon dans le Sophiste. L’interprétation analytique n’est donc soutenue qu’en partie par le texte, car si l’usage incomplet du verbe être ne se trouve que dans les énoncés

223 Crivelli présente un état des lieux très détaillé de ce passage dans son livre, à l’instar des

autres commentateurs qui s’appuient comme lui sur l’ambigüité du sens de l’être, comme Ackrill (1957), Runciman (1962). Crivelli, P., Plato's Account… op. cit., 2012, p. 154. Ackrill, J. L., "Plato and Copula…" op. cit., 1957, p. 82-84. Runciman, W. G., Plato's Later…op. cit., p. 89‑90. Nous allons réexaminer ce passage dans le chapitre V.

224 Crivelli relève l’obstacle d’une interprétation qui s’appuie sur la distinction entre l’usage

d’identification et l’usage prédicatif dans ce passage, car le raisonnement est présenté sans l’emploi du mot « être ». Cependant, il affirme que même si le mot « einai » est absent, il reste sous-entendu. Crivelli, P., op. cit., 2012, p. 155. Lewis démontre que cette distinction faire par Ackrill, qui différencie les différents usages en correspondance avec les formule affirmative et négative, n’est pas soutenue par le texte, car on peut trouver dans une formule négative, par exemple dans « le mouvement n’est pas le même » le fait que le même ταὐτόν employé avec l’article désigne la négation d’une identité entre les deux termes. Lewis, F. A., « Did Plato Discover the "Estin" of Identity? », California Studies in Classical Antiquity, vol. 8, 1975, p. 133.

rendus possibles par la participation du genre « même » et « autre » et non pas du genre « être », il me semble un peu arbitraire d’opérer un changement de l’existentiel au prédicatif dans la manière dont on aborde l’être225.