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Arguments sur la quantité de l’être

APORIAI SUR LA DÉFINITION DE L’ÊTRE

A. Arguments sur la quantité de l’être

Le premier groupe de discours sur l’être définit l’être par une quantité définie. Les arguments selon l’Étranger se divise logiquement en deux : d’un côté ceux qui définissent l’être par un nombre plus élevé que un, soit les thèses pluralistes, et d’un autre côté les arguments qui définissent l’être comme un, à savoir les thèses monistes.

a. La thèse pluraliste de l’être

La première thèse qu’expose l’Étranger est celle qui définit l’être par un couple de principes, à savoir le chaud et le froid ou un couple de ce genre, et pose qu’une multiplicité des choses est engendrée selon la combinaison des deux principes. Selon l’Étranger, en partant de cette prémisse, il n’y a que trois possibilités de procéder :

167 Sophiste, 242b10-c6, traduction Cordero : ΞΕ. Τὰ δοκοῦντα νῦν ἐναργῶς ἔχειν

ἐπισκέψασθαι πρῶτον μή πῃ τεταραγμένοι μὲν ὦμεν περὶ ταῦτα, ῥᾳδίως δ’ἀλλήλοις ὁμολογῶμεν ὡς εὐκρινῶς ἔχοντες.

ΘΕΑΙ. Λέγε σαφέστερον ὃ λέγεις.

ΞΕ. Εὐκόλως μοι δοκεῖ Παρμενίδης ἡμῖν διειλέχθαι καὶ πᾶς ὅστις πώποτε ἐπὶ κρίσιν ὥρμησε τοῦ τὰ ὄντα διορίσασθαι πόσα τε καὶ ποῖά ἐστιν.

« Eh bien ! puisque vous soutenez que toutes choses sont le chaud et le froid, ou un autre couple analogue, qu’énoncez-vous sur les deux lorsque vous dites que les deux et que chacun, sont ? Que devons-nous présumer au sujet de l’être ? Est-il une troisième chose, à côté des deux autres, et poserons-nous alors que le tout est trois et non deux ? Car lorsque vous dites que l’un d’entre eux « est », voulez-vous dire, peut-être, que les deux sont, mais ne s’agirait-il pas dans ce cas d’une unité double, plutôt que de deux qui sont168 ? »

(Soph. 243d8-e6)

Je résume ces trois possibilités ainsi : partant du fait que toute chose est A et B, alors :

1) Ou bien, A est, B est, donc A et B ensemble sont, mais cela fait trois êtres. 2) Ou bien, l’un d’entre A et B est, et cela fait un être.

3) Ou bien, l’ensemble de A et B forme une unité des deux (ἀμφοτέρως ἕν), et seule cette unité est, et chacun n’est pas individuellement, mais cela fait aussi un être.

Ces trois possibilités mènent à une conclusion qui contredit la prémisse, et en ce qui concerne le nombre d’êtres posés au départ, peu importe qu’il y ait un couple de deux, un triple principe, ou n’importe quel nombre d’êtres, le raisonnement est nécessairement réduit à ces trois possibilités : 1) tous les membres sont ; 2) l’un ou certains d’entre les membres sont ; 3) l’ensemble des membres de l’unité est, mais chacun n’est pas individuellement. Et ces trois possibilités résultent en un nombre qui n’est pas le nombre de départ, ce qui contredit donc la prémisse.

168 Sophiste, 243d8-e6, traduction Cordero : « “Φέρε, ὁπόσοι θερμὸν καὶ ψυχρὸν ἤ τινε δύο

τοιούτω τὰ πάντ’ εἶναί φατε, τί ποτε ἄρα τοῦτ’ ἐπ’ ἀμφοῖν φθέγγεσθε, λέγοντες ἄμφω καὶ ἑκάτερον εἶναι; τί τὸ εἶναι τοῦτο ὑπολάβωμεν ὑμῶν; πότερον τρίτον παρὰ τὰ δύο ἐκεῖνα, καὶ τρία τὸ πᾶν ἀλλὰ μὴ δύο ἔτι καθ’ὑμᾶς τιθῶμεν; οὐ γάρ που τοῖν γε δυοῖν καλοῦντες θάτερον ὂν ἀμφότερα ὁμοίως εἶναι λέγετε· σχεδὸν γὰρ ἂν ἀμφοτέρως ἕν, ἀλλ’ οὐ δύο εἴτην. »

La thèse pluraliste de l’être tombe donc dans l’impasse, car elle ignore la mise en rapport entre les êtres, c’est-à-dire le rassemblement, et le rapport entre le tout et ses membres. La thèse pluraliste insiste sur le fait que chaque être est isolément, mais dans ce cas-là il ne peut pas y avoir deux êtres, car en les appelant tous les deux « être », on les met déjà en rapport l’un avec l’autre. Autrement dit, en suivant la thèse pluraliste, et en déterminant l’être avec un nombre précis, c’est- à-dire si l’on conçoit les êtres comme des unités absolues, donc calculables, alors ceux-ci n’ont aucun rapport entre eux et chacun est isolément. Mais dans ce cas-là, il est contradictoire de dire qu’ils sont tous des êtres, tout en considérant qu’ils n’ont aucun rapport entre deux.

b. La thèse moniste de l’être

Quant à la thèse moniste, celle de Parménide, qui affirme que « Ἕν πού φατε

μόνον εἶναι » (Soph. 244b9), l’Étranger donne deux groupes d’arguments afin de montrer que même simplement dire « l’être est un » exige nécessairement plus qu’un être. Selon l’Étranger :

-Qu’ils répondent donc à cette question : « Vous affirmez, peut-être, qu’il n’existe qu’une chose ? », « Nous l’affirmons », disent-ils, n’est-ce pas ?

-Oui.

-« Eh bien ! appelez-vous « être » quelque chose ? » -Oui.

-« Est-ce la même chose que cette chose unique, de sorte que vous appliqueriez ainsi deux noms au même objet, ou qu’est-ce

d’autre169 ? » (Soph. 244b9-c2)

Le moniste affirme donc la formule « il n’y a qu’une chose qui existe », et cet énoncé implique donc que la chose soit être et une. Mais dans ce cas-là, on fait face à trois termes : la chose, l’être et l’un, alors qu’il n’y en a qu’un seul qui est selon le moniste. L’Étranger démontre donc que, partant de cette prémisse, il y a seulement une possibilité : l’être et l’un sont deux noms de la même chose. Mais étant donné que l’être et l’un sont des noms d’une chose qui est la seule à être, alors le rapport entre l’être, l’un et la chose est donc un rapport entre le nom et la chose. Et selon l’Étranger, il n’y a que deux possibilités dans le rapport entre le nom et la chose :

1) Le nom est différent de la chose nommée, alors dans ce cas-là, le nom est et la chose est, et il y a donc deux choses au lieu d’une170.

2) Le nom est identique à la chose, et un nom n’est donc pas le nom de quelque chose. Par conséquent, un nom est soit un nom de rien ; soit un nom d’un nom, mais pas le nom d’une chose171.

La première possibilité nous conduit vers une conclusion qui affirme l’existence de deux choses, ce qui contredit donc la thèse moniste. Tandis que la

169 Sophiste, 244b9-c2, trauduction Cordero :

« ΞΕ. Τόδε τοίνυν ἀποκρινέσθων. “Ἕν πού φατε μόνον εἶναι;” — “Φαμὲν γάρ,” φήσουσιν. ἦ γάρ; ΘΕΑΙ. Ναί. ΞΕ. “Τί δέ; ὂν καλεῖτέ τι;” ΘΕΑΙ. Ναί. ΞΕ. “Πότερον ὅπερ ἕν, ἐπὶ τῷ αὐτῷ προσχρώμενοι δυοῖν ὀνόμασιν, ἢ πῶς; »

170 Sophiste, 244d3-4, traduction Cordero : Celui qui soutient que le nom est différent de

l’objet affirme, en quelque sorte, deux choses. « Τιθείς τε τοὔνομα τοῦ πράγματος ἕτερον δύο λέγει πού τινε. »

171 Sophiste, 244d6-9, traduction Cordero : Mais si, au contraire, il soutient que le nom est

identique à la chose, il se verra contraint d’affirmer qu’il n’est nom de rien, et, pour peu qu’il soutienne que le nom soit nom de quelque chose, la conséquence en sera que le nom n’est nom que d’un nom, et de nulle autre chose. « Καὶ μὴν ἂν ταὐτόν γε αὐτῷ τιθῇ τοὔνομα, ἢ μηδενὸς ὄνομα ἀναγκασθήσεται λέγειν, εἰ δέ τινος αὐτὸ φήσει, συμβήσεται τὸ ὄνομα ὀνόματος ὄνομα μόνον, ἄλλου δὲ οὐδενὸς ὄν. »

seconde possibilité implique qu’étant donné que le nom n’est en rien différent de la chose, ou bien la chose est, et le nom n’est le nom de rien ; ou bien la chose est et le nom est un nom d’un nom qui n’a aucun rapport avec la chose. Dans tous les cas, l’être et l’un n’ont aucun rapport avec la chose, et il est donc impossible de dire que la chose qui est est une.

Le second groupe d’arguments se rapporte à ce qu’on attribue à l’être (Soph. 244d15-245d10), à savoir l’un (ἕν), le tout (ὅλον), les parties (μερὲς), et la totalité (πᾶν). Si l’un est le seul qui est, et qu’il est donc tout ce qui est, alors en tant qu’un tout (ὅλον), il a nécessairement des parties, et en tant qu’un, ses parties forment une unité. Or, le tout qui contient des parties n’est pas un, parce l’un n’a pas de partie. Par conséquent,

1) Si l’être est un, mais l’être n’est pas identique (ταὐτὸν) à l’un, alors la totalité (πάντα) est plus qu’un172. (Soph. 245b8-9)

2) Si l’être en tant qu’un n’est pas le tout, et si le tout est, alors l’être est privé de lui-même. La totalité est plus qu’un, car le tout et l’être ont chacun leur propre nature séparée173. (Soph. 245c1-9)

3) Si l’être en tant qu’un n’est pas le tout, et que le tout n’est pas, alors il n’y aura pas de choses engendrées (γενόμενον), car toute chose engendrée est engendrée dans un tout174. (Soph. 245c11-d4)

172 Sophiste, 245b8-9 : « πεπονθός τε γὰρ τὸ ὂν ἓν εἶναί πως οὐ ταὐτὸν ὂν τῷ ἑνὶ φανεῖται, καὶ πλέονα δὴ τὰ πάντα ἑνὸς ἔσται. » 173 Sophiste, 245c1-9 : ΞΕ. Καὶ μὴν ἐάν γε τὸ ὂν ᾖ μὴ ὅλον διὰ τὸ πεπονθέναι τὸ ὑπ’ ἐκείνου πάθος, ᾖ δὲ αὐτὸ τὸ ὅλον, ἐνδεὲς τὸ ὂν ἑαυτοῦ συμβαίνει. ΘΕΑΙ. Πάνυ γε. ΞΕ. Καὶ κατὰ τοῦτον δὴ τὸν λόγον ἑαυτοῦ στερόμενον οὐκ ὂν ἔσται τὸ ὄν. ΘΕΑΙ. Οὕτως. ΞΕ. Καὶ ἑνός γε αὖ πλείω τὰ πάντα γίγνεται, τοῦ τε ὄντος καὶ τοῦ ὅλου χωρὶς ἰδίαν ἑκατέρου φύσιν εἰληφότος. 174 Sophiste, 245c11-d4, : « ΞΕ. Μὴ ὄντος δέ γε τὸ παράπαν τοῦ ὅλου, ταὐτά τε ταῦτα ὑπάρχει τῷ ὄντι, καὶ πρὸς τῷ μὴ εἶναι μηδ’ ἂν γενέσθαι ποτὲ ὄν. ΘΕΑΙ. Τί δή;

4) Si le tout n’est pas, alors l’être ne peut même pas avoir une quantité, puisque toute quantité est une quantité d’un l’ensemble (ὅλον) de choses175. (Soph. 245d8-10)

Nous pouvons remarquer que les arguments des deux thèses pluraliste et moniste, en définissant l’être par une quantité déterminée, échouent à prendre en compte la mise en rapport de l’être. Autrement dit, aucun rapport n’est possible partant des prémisses de ces deux thèses. Car en présupposant que l’être est numérique, et consiste donc en des entités indépendantes que l’on peut calculer, s’il n’y a rien qui nous permet de distinguer l’être, alors en tant qu’être, tout être ne peut qu’être considéré comme une entité isolée sans rapport. Dans ce cas-là, si l’être est plus qu’un, alors la distinction entre les êtres est donc arbitrairement posée, étant donné que tout ce qui les différencie ne fait pas partie de l’Être ; si l’être est un, étant incapable de s’associer à l’un, il n’est alors pas un. Si l’on suit ces thèses qui abordent l’être par la quantité, non seulement le discours faux est impossible, mais tout logos est également impossible, car rien ne s’associe à rien. Toute tentative de définir l’être à partir d’une certaine quantité déterminée mène donc à une contradiction, et comme ces thèses excluent toute possibilité de mise en rapport, elles rendent alors tout discours en général impossible, et pas seulement le discours faux.