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detectives salvajes

II.1.2. Espaces périphériques : la province du pays

II.1.2.1. Los Cominos : richesse et secrets du passé

Après Mexico, Julio se dirige sur Los Cominos. L’espace de l’ancienne maison peut être divisé selon son rapport avec Julio : les souvenirs d’enfance, où le lien avec Nieves est très important ; l’image en exil, où il va enrichir ou supprimer des images de sa mémoire ; l’espace qu’il retrouve dans le présent du récit (un point misérable) et celui du passé lointain qu’il réactive au cours de ses recherches. Ces images se juxtaposent et l’ensemble se reconstruit dans le présent du récit pour dessiner un univers complet qui détermine l’avenir de Julio et le mouvement du roman.

La première image du retour à Los Cominos85 est presque idyllique : « Llegaron

con el crepúsculo. Julio dormitaba y al abrir los ojos le pareció contemplar un falso amanecer. Envueltas en un polvo liviano, se discernían las siluetas del pueblo, casas bajas de muros de adobe » (ELT, 64). Julio reconnaît le village : « Llegaron a la plaza. La iglesia al frente, el cuartel de los antiguos lanceros a la derecha, el casco de la hacienda a la izquierda. Los muros de Los Cominos se alzaban como una fortaleza. Salvo el portón, no había otra oquedad hacia la calle » (ELT, 65). Cette vision le

ramène progressivement à son passé : « De niño, las vacaciones eran un encierro en esa

propiedad. Lo de afuera, el pueblo, era un territorio donde todos estaban borrachos »

(ELT, 65). Ces exemples montrent la juxtaposition d’images, celle idyllique, alimentée durant son absence, ensuite, l’autre, réelle, avec une brève description du village ; finalement l’image d’enfance.

Comme à son arrivée à Mexico, les odeurs qu’il retrouve à l’hacienda le ramènent à son enfance et l’espace familial s’érige comme un souvenir fixe et immuable : « En el

pasillo, bajo las vigas de madera picada, Julio respiró el guano del murciélago, el inconfundible olor de Los Cominos » (ELT, 65). Cette certitude ratifiée par l’odeur lui

permet de restaurer l’hacienda comme espace idyllique loin de la civilisation corrompue (Mexico) et d’une vie qu’il n’acceptera plus (l’Europe, sa femme). Ce n’est donc pas l’image actuelle, mais la restitution d’un moment gardé dans la mémoire qui vient amortir la violence de la réalité qu’il retrouve à Mexico. Les odeurs aident Julio à se rappeler des images précises de son passé. Plus tard, lors d’une visite en compagnie de son oncle Donasiano et d’Eleno, son bras droit, il retrouve le village en tant qu’espace

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Los Cominos a une importance particulière car l’auteur s’inspire d’un espace réel pour récréer cet espace traversé par le poète Ramón López Velarde : « Mis tíos tienen una hacienda en la frontera entre San Luis Potosí y Zacatecas, en la que me basé para ubicar Los Cominos. Además, una pariente remota mía, Teresa Toranzo, fue novia del poeta en sus tiempos de juez en Venado. Esta aproximación familiar al poeta me ayudó a tratar de entenderlo como parte de un entorno colectivo », Correspondance personnelle, 1 juin 2014.

isolé qui lui permettra de fuir les fantômes qui le hantent mais qui le confrontera à d’autres : « Julio estaba en un sitio miserable » (ELT, 67).

L’ancienne maison témoigne de l’obsession de sa famille, en particulier de son oncle, pour conserver le passé, cela se traduit par une profusion de papiers en désordre et des animaux empaillés qui cachent, eux aussi, une signification : « Lo importante

estaba en el buró: un perro disecado […]. La hacienda era un museo de la taxidermia. En otros salones había berrendos, pumas, jabalíes, ocelotes, coyotes » (ELT, 66). Le

chien revêt une importance singulière car lui aussi a été un témoin et sa présence se justifie comme la preuve d’un miracle et d’une chute.

Au moment de retrouver son oncle, cette obsession pour le passé est présentée comme un cadavre prêt à être examiné par un spécialiste, en l’occurrence Julio, qui recherche un manuscrit inédit du poète López Velarde : « Aun antes de entrar en el

salón reconoció las pieles de coyote en el piso, las cornamentas de ciervo en las paredes, la chamarra de piloto de su tío, los libros apilados por todas partes, los mapas que colgaban de las estanterías como pieles puestas a curtir » (ELT, 76). Plans,

documents et peaux d’animaux, tout est en place pour que Julio plonge dans le passé, chaque élément présenté en guise de témoin faisant partie de l’histoire familiale. Une sensation similaire l’envahit au moment d’aller à la chambre annexe à la bibliothèque de son oncle :

Daguerrotipos y fotos en sepia decoraban las paredes […]. Había algo extraño en esos parientes desconocidos. Llevaba demasiado tiempo lejos, aunque tal vez, de haber permanecido en México, tampoco sabría quiénes eran esos muertos con bigotes de manubrio, las damas con mantillas en la cabeza. (ELT, 77)

Il passe du chaos de l’inconnu au vertige de la distance. Rester au Mexique n’aurait pas sauvegardé la distance d’un passé qui remonte à plus loin que son enfance, un passé lointain incarné par les photos d’une famille qu’il ne reconnaît plus : « En cada

cajón de la hacienda había un trozo de más allá » (ELT, 125). Julio commence alors à

tout mettre en perspective et à exhumer le passé. De cette manière, l’image de Los Cominos se confond avec une image lointaine qui, par ailleurs, n’existe pas dans ses souvenirs, mais elle se rajoutera progressivement à cet espace. Malgré la manie qu’a son oncle de tout garder, il s’avère incapable de mettre en ordre ces documents, c’est Julio qui doit le faire : « –Quiero que razones todo esto. Necesito tus sesos, sobrino » (ELT, 433).

La misère que Julio retrouve est en partie exagérée par son oncle, qui le met en garde contre les gens du hameau : « Ten cuidado con la gente, no les vayas a hacer un

chistecito que te cueste caro. Los indios no son irónicos » (ELT, 102). Donasiano voit

les gens du village comme ses ennemis : « El pueblo: su enemigo, la raza infame » (ELT, 102). Et pourtant il fait tout pour les aider : « Esta gente es mala pero no tiene

nada » (ELT, 102). Eleno aussi le met en garde contre les dangers du village : « –Tenga cuidado con los agraristas. Ayer nos mataron unas gallinas. La semana pasada nos envenenaron un pozo. No vaya a ser que le agarren cariño y le metan un plomazo »

(ELT, 101).

Dans une première promenade, il parcourt le village et réalise à quel point il est loin du monde : « Se sentía en una película en proceso de edición. Todo pasaba varias

veces […]. Pensó con desesperación en Paola, las niñas, el mundo lejano donde algo sucedía » (ELT, 103). Cette idée de répétition et d’éloignement est liée au fait qu’à

chaque pas qu’il fait dans la région il retrouve des souvenirs ou des fragments du passé de sa famille et du pays. Vers la fin du roman, cette idée de monde éloigné revient à nouveau : « Pasó varios días sin saber si debía permanecer ahí o regresar a la ciudad a

acabar algo incierto. Habló con Paola. Le molestó saber que todo seguía bien, aunque así fuera mejor » (ELT, 413). Le monde continue sans lui, ce qui incite Julio à y rester.

Los Cominos se révèle comme un élément aussi important que Mexico dans le sens où il devient stratégique pour le dénouement de l’histoire. Un premier indice de cette importance est la mort du gringo, James Galluzzo, qui, selon Donasiano avait cherché lui-même sa mort : « Era un ladrón de agua. Lo tenían sentenciado » (ELT, 104). Pour Donasiano, les coupables de l’assassinat sont les agraristas, qui veulent s’approprier la région ; cependant nous apprenons plus tard que Galluzzo est lié à un réseau de trafic de drogue : « Galluzzo había trabajado con su loca misión psicodélica,

como un emisario mudo de los dioses del desierto, hasta que sus plantas interesaron a otra gente, entraron en una red que acaso él no llegó a entender del todo » (ELT, 404).

Ce village devient, pour la chaîne de télévision, l’espace idéal pour faire une

telenovela sur les cristeros. Mais le projet devient important aussi pour les trafiquants :

« Ríete de la fe de los cristeros; los narcos hacen lo que sea por comprarse un ranchito

en el cielo […]. La telenovela les vino como anillo al dedo. Pero hay intereses cruzados » (ELT, 224). Cet espace dans le désert va créer des tensions entre deux

groupes ennemis de narcotrafiquants : « Los Cominos, que parece estar en la nada, está

plan le village et le met dans une situation de conflit permanent. Pourtant, tout se passe sans que personne dans le pays ne semble s’en rendre compte. Cette invisibilité fait partie du silence dans lequel se meuvent le pouvoir, l’argent, la corruption et la drogue.

Découvrir Los Cominos à la télévision rend cet espace plus réel car il existe devant un public. Le village devient un espace qui se joue lui-même, qui est réel ou au moins crédible parce qu’il apparaît à la télévision : « Luego, en la pantalla, [Julio] vio el

cielo azul de Los Cominos, la noria, las paredes descascaradas de la hacienda » (ELT,

394). Quelque chose de similaire se passe quand l’équipe du tournage envahit Los Cominos, le village endormi revient à la vie à cause du mouvement extérieur : « Recorrieron el pueblo, tomado por un movedizo ejército de gente que inspeccionaba

locaciones […]. La noticia de que llegarían actrices y actores famosos o conocidos por un comercial de productos que ahí jamás se habían vendido transformó la vida del pueblo » (ELT, 410). Cette transformation passagère n’est que l’illusion du spectacle.

Finalement, Los Cominos devient important pour Julio car c’est ici qu’il va sceller son destin. D’abord quand Donasiano lègue l’hacienda en héritage aux enfants de Nieves et propose à Julio de tout administrer : « Quiero dejarles Los Cominos y que tú

seas albacea. Lo único que vale aquí son los papeles y tú puedes apreciarlos. Ni siquiera sé qué tengo » (ELT, 127). Plus tard, il rencontre Ignacia avec qui il va

renoncer au monde et à une centralité européenne et mexicaine.

L’espace que Julio retrouve du passé familial garde des mystères liés à ses recherches, son passé personnel et celui du pays. Nous découvrons alors des images de Los Cominos qu’il ne connaît que par les témoignages de son oncle, d’Eleno, du Viking, mais aussi des documents et des photos trouvés durant ses recherches. Ces images ne lui appartiennent pas, elles viennent de l’extérieur et il doit se les approprier pour mieux comprendre cet espace à la fois vide et complexe. Nous retrouvons d’abord le passé de la famille qui voit disparaître sa fortune : « La guerra revolucionaria y los repartos

agrarios que llegaron hasta 1943 arruinaron la economía y el carácter de la familia »

(ELT, 53). Au lieu de la richesse d’antan, Julio retrouve la misère. Donasiano est le seul membre de la famille qui ne se plaint pas : « En una estirpe de quejosos, [Donasiano]

era incapaz de advertir molestias » (ELT, 63). Même s’il se plaint de la pauvreté

désertique, il ne peut pas quitter sa terre : « Donasiano pertenecía a Los Cominos sin

disyuntiva. La realidad podía ser horrenda, pero no concebía la posibilidad de abandonarla » (ELT, 102).

Grâce aux recherches et aux histoires, Julio peut ajouter ce dernier maillon à la construction de Los Cominos : « Julio reconstruyó los datos de Los Cominos. En el

siglo XVIII fue una hacienda de beneficio que dependió de la minería » (ELT, 63).

Toute cette splendeur dont la famille est si fière est construite sur la rancune ironique du fondateur de l’hacienda à l’égard de son père : « El fundador del predio fue un

asturiano rencoroso. Su padre le había dicho que su destino valía un comino. Cuando pudo hacerse de un latifundio lo bautizó con deliberada ostentación: Los Cominos86. El plural aumentaba la venganza: muchas nadas » (ELT, 63-64). La puissance de la

famille, son origine espagnole, la suffisance de quelques membres qui n’acceptent pas l’idée d’abandonner le rôle du maître dans un pays qui change plus vite qu’eux, l’ensemble de ces éléments se construit sur un nom qui veut dire : « plusieurs riens ». Toute la famille a tendance à rejeter le Mexique libéral qui lui a enlevé son pouvoir :

La Revolución y los repartos agrarios privaron a los Valdivieso de suficientes propiedades para que creyeran que habían tenido muchas más cosas de las que alguna vez tuvieron. Su agraviada memoria dilataba las haciendas y hacía brotar viñedos en breñales más bien secos. (ELT, 44)

Son oncle attribue la décadence de Los Cominos aux vols systématiques ainsi qu’à la paresse des travailleurs : « Ésta fue una hacienda de beneficio. San Luis se

apellida “Potosí” por su riqueza minera […], lo que se acabaron fueron las ganas de trabajar » (ELT, 79). La rancune de la famille Valdivieso se reconnaît dans les paroles

de son oncle contre ceux qui ont détruit l’Hacienda au nom de la Révolution : « […] los

agraristas inventaron que no eran criminales sino ejidatarios y se repartieron el desierto hasta que a cada quien le tocó un terrón inservible87. Ahora esto es un terregal dominado por homínidos » (ELT, 79-80).

À mesure qu’il approfondit ses recherches, Julio se rapproche de la vie de son oncle : « El resto de la familia aceptó irse a San Luis y aun al DF, “hacia el siglo XX”.

Sólo Florinda y Donasiano se quedaron en la retaguardia » (ELT, 109). Pour Julio son

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À propos du nom de l’hacienda, l’auteur signale : « Buena parte de El testigo se ubica en una hacienda

en los linderos de San Luis Potosí y Zacatecas. La llamé Los Cominos en alusión a Bledos, hacienda de mis tíos (que algo importe un bledo equivale a que importe un comino) ». Extrait de son discours

d’acceptation au Colegio Nacional : « Históricas pequeñeces. Vertientes narrativas en Ramón López Velarde », le 25 février 2014.

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Dans sa nouvelle « Nos han dado la tierra », l’écrivain Juan Rulfo fait référence à la répartition des terres lors de la Révolution Mexicaine. Y sont évoqués des abus contre le peuple : « Así nos han dado

esta tierra. Y en este comal acalorado quieren que sembremos semillas de algo, para ver si algo retoña y se levanta. Pero nada se levantará de aquí », Juan Rulfo, « Nos han dado la tierra », dans El llano en llamas [1950], Madrid, Cátedra, 1985, p. 42. Villoro utilise une image similaire pour reparler de cette

oncle a plusieurs raisons d’y rester : « Le apasionaban las bibliotecas, las tertulias de

enterados, las misas solemnes, algunos sitios de San Luis, el café Oro del Rin y los guisos del Gran Vía. Pero no se mudó a la ciudad y convirtió su alejamiento en una causa de honor » (ELT, 110). Bien que la tentation de rejoindre San Luis, la capitale,

soit grande, Donasiano reste à Los Cominos avec la lourde tâche de garder des choses : « En la hacienda podía recoger los restos del naufragio, hacer el recuento de los daños,

recrear en su mente el vergel que en rigor no llegó a ser suyo » (ELT, 110).

Ce naufrage dont Julio parle est celui qu’il doit mettre en ordre pour la telenovela et pour sa propre vie. Ce paradis n’est que l’attachement à l’impossible, à un passé qui n’existe plus, que Donasiano n’a pas connu dans toute sa splendeur et qui se transmet à Julio dans cette double image de misère et de richesse : « Compré archivos enteros cada

vez que el reparto agrario jodía a alguna familia con algún grado de educación, y ya ves, una selva oscura » (ELT, 433). Donasiano se préserve du contact du monde car

l’hacienda lui suffit. Son contact devient en quelque sorte indirect, ce que lui racontent le père Monteverde et, plus tard, Julio ; mais plus que vouloir écouter parler du monde, il veut parler : « No te diré cosas molestas; me gusta mucho hablar » (ELT, 459). Vers la fin du roman, Donasiano est content de savoir que Julio reste, désormais c’est à lui de préserver le passé : « Si algo bueno sale de los papeles, quiero que tú lo controles » (ELT, 433).

Los Cominos est un espace aussi important que Mexico et l’Europe. Les images que Julio retrouve du passé ne survivent que dans les pensées des témoins qui connaissent l’histoire des Valdivieso. Il superpose les images qui remontent à sa mémoire (ses souvenirs d’enfance) à celles qu’il crée dans l’imagination (du passé découvert dans ses recherches) et celles de la réalité (le conflit d’intérêts entre le pouvoir et le narcotrafic). La vision des autres sur Los Cominos est fondamentale pour arrondir sa représentation. La juxtaposition d’images, différentes et complémentaires, construit un espace qui, bien que proche du désert et de la frontière, se révèle central dans l’évolution du récit.