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detectives salvajes

II.1.3. Le désert : espace d’abandon et de renaissance

II.1.3.2. Le désert de Sonora

L’espace du désert dans Los detectives salvajes revêt une importance symbolique pour la constitution et la justification de l’histoire. C’est dans le désert de Sonora que les poètes détectives trouvent Cesárea Tinajero et affrontent Alberto. Aller vers le désert dans ce roman a de multiples valeurs, dont la fuite, le renoncement, la recherche et l’épreuve. Le voyage dans le désert a pour chaque personnage une valeur double ; cette dualité de sens pour un espace, un nom ou un mot, est très caractéristique dans le discours de Bolaño.

D’abord, le désert apparaît lié aux premiers réal-viscéralistes, qui seraient disparus dans le désert de Sonora. Au début du journal, le jeune García Madero décide de devenir réal-viscéraliste et il apprend que la mère fondatrice du mouvement dans les années vingt se perd dans le désert. Plus tard dans cette première soirée, García Madero entend une chanson qui parle de : « […] los pueblos perdidos del norte y de los ojos de

una mujer » (LDS, 17). Il démande s’il s’agit des yeux de Cesárea. Pour le jeune

narrateur, le désert devient une sortie de secours remplie de la légende de Cesárea. Lors de son apprentissage sentimental et poétique, García Madero a, par moments, envie de fuir, de quitter le monde réel pour aller vers le néant. Le désert se présente comme l’espace idéal pour disparaître d’un monde qui s’avère trop compliqué pour lui : « […]

con todas mis fuerzas quería huir, bajar corriendo por la ladera contraria y perderme en el desierto » (LDS, 100). C’est ainsi qu’au moment de fuir à bord de l’Impala, il

n’hésite pas un seconde à monter dans la voiture et partir.

García Madero fuit sa vie à Mexico pour aller à la recherche de Cesárea. Il voyage en qualité de témoin, c’est grâce à son journal que nous apprenons ce qui se passe dans le désert. Avec lui, le lecteur apprécie le paysage désertique : « Estábamos en Sonora […]. A los lados de la carretera veíamos a veces alzarse una pitahaya, nopales y

sahuaros en medio de la reverberación del mediodía »107 (LDS, 566). Durant la fuite vers le nord, García Madero place le lecteur face au paysage en mouvement : plus ils s’approchent du désert, plus l’espace devient hostile du fait du vide. La ville de Mexico, pleine de dangers, laisse place au désert, vide et plat. Le danger, ici, c’est le silence, la folie.

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Il faut noter la similitude du paysage désertique dans El testigo au moment de l’arrivée de Julio Valdivieso à Los Cominos. Le vide désertique est similaire, mais il est rempli différemment par les personnages.

Nous allons montrer quelques exemples de représentations spatiales où le paysage désertique est lié à la route parcourue. Le désert apparaît comme un labyrinthe où ils vont se perdre : « Hemos estado dando vueltas y vueltas por el desierto […]. A veces

nos perdemos por colinas peladas » (LDS, 600). Les villages dans le désert deviennent

une succession de noms qui se répètent sans cesse. Leur seul espoir est de trouver Villaviciosa, qui à ce moment de l’histoire n’est qu’un mirage au milieu du désert : « […] llegamos a un pueblo llamado Oasis, que en modo alguno era como un oasis sino

que más bien parecía resumir en sus fachadas todas las penalidades del desierto »

(LDS, 577). Le jeu sur les toponymies trompe les personnages ; comme tout mirage, l’espoir s’efface devant le vide. García Madero montre le degré d’isolement qu’ils atteignent dans leur parcours.

Le désert exerce sur García Madero une forte attraction, cependant il se limite à observer et décrire les situations, les paysages et le caractère des autres personnages. À travers son journal, le lecteur ressent la peur qu’il a d’Alberto, l’amour pour Lupe, l’admiration pour Belano et Lima, et aussi sa désillusion devant la vraie Cesárea. Après cette rencontre, García Madero rompt avec l’image idéelle du désert qu’il contribue à construire. C’est seulement après la mort de Cesárea et d’Alberto, au moment de la séparation de Belano et Lima, que García Madero agit et décide de rester dans le désert. Il trouve chez Lupe une compagne prête, comme lui, à disparaître et ils se retrouvent dans une errance désertique où le seul espace capable de les ancrer au monde est Villaviciosa108.

Pour Cesárea le désert est la manière de renoncer à la modernité dans le Mexique des années vingt. Elle décide de devenir une sorte d’anachorète et de vivre et enseigner dans le désert. Sa décision est une protestation et une blague pour les poètes Stridentistes qui, eux, voulaient amener le Mexique à la modernité par la création de la ville Estridentópolis. Cesárea essaie plutôt de revenir aux sources et parle d’Aztlán comme de la ville idéale des Mexicains. Le nord du pays et les villages du désert sont pour Cesárea un pèlerinage vers le silence de Villaviciosa.

Dans son témoignage, Amadeo Salvatierra se rappelle la vie de Cesárea à Mexico dans les années vingt. Il essaie de retrouver dans sa mémoire l’image de Cesárea, mais il est incapable de la voir dans le désert : « […] traté de imaginarméla en Sonora pero no

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En tant qu’espace d’abandon, le désert joue un rôle essentiel dans la construction de la figure du témoin (García Madero) des réal-viscéralistes, mais aussi de Julio Valdivieso, dans El testigo. Nous y reviendrons.

pude. Vi el desierto o lo que entonces yo me imaginaba que era el desierto, nunca he estado allí, con los años lo he visto en películas o por la televisión, pero nunca he estado allí » (LDS, 461). L’image du désert est déterminée par l’influence de films ou

de la télévision, pourtant Amadeo sait que le désert est un espace à éviter. Il imagine Cesárea mais il ne la reconnaît plus ; dans son angoisse il essaie de lui dire au revoir : « […] y le dije o traté de decirle adiós, Cesárea Tinajero, madre de los real

visceralistas » (LDS, 461). L’image se perd dans le désert imaginaire d’Amadeo, avec

Cesárea, s’éloignant du monde et de la poésie109.

Belano et Lima partent dans le désert pour retrouver Cesárea et l’écouter cinquante ans plus tard. Ce voyage est un voyage d’apprentissage, retrouver Cesárea, c’est retrouver la source de sa poésie. Retrouver Cesárea, c’est aussi la mise en pratique d’une éthique, d’une esthétique de vie et d’écriture dont nous avons parlé plus tôt. Le désert est le lieu du plus grand apprentissage, de la révélation fugace de la poésie et du malheur qui l’accompagne, comme la tragédie accompagne la vie. L’épreuve du désert oblige Belano et Lima à partir et à s’engager dans un voyage perpétuel de fuite et de recherche de la poésie.

L’épreuve du désert est intense, désillusion est le mot clé. La mort est présente et la renaissance reste une promesse. Belano et Lima renaissent au monde, García Madero et Lupe restent dans le monde invisible du désert. Avec les morts de Cesárea et d’Alberto, disparaissent les figures de la mère protectrice (source d’inspiration) et du mal. Ils sont désormais sans attaches après avoir entendu les révélations de Cesárea (qui restent dans le silence à cause du sommeil du narrateur) et peuvent reprendre leur voyage.

Le désert apparaît comme la première étape du déracinement que représente l’expérience littéraire. Il faut se vider dans le désert pour se remplir de signification. Le témoin de cet acte, García Madero, ne revient pas au monde. Il reste avec Lupe au fond de l’enfer (Villaviciosa et la route) dans l’imitation du silence de Cesárea. Il est témoin de ce qui se passe et il trouve les cahiers de Cesárea, pourtant il en garde le secret.

D’autres personnages viennent renforcer l’idée et le rôle du désert110 dans la logique de l’écriture de Bolaño. Un exemple est le torero Ortiz Pacheco, chez qui le

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Le désert se présente pour Amadeo comme un renoncement au monde moderne et aux aspirations des poètes avant-gardistes mexicains, cependant, pour Cesárea le désert représente la route vers la vraie poésie, dont Roberto Bolaño veut montrer l’éthique et l’esthétique tout au long du roman et de son œuvre. 110

À part celui de Sonora, il y a un autre désert présent dans ce roman, celui de Beersheba, en Israël. Nous y reviendrons.

désert a pour vertu de fortifier la mémoire : « […] tenía setentainueve años y una

memoria que la vida en el campo, según él, en el desierto, según nosotros, había fortificado » (LDS, 579). Bolaño donne une importance majeure au travail de la

mémoire pour construire ses histoires. Ortiz Pacheco est un témoin du passé, il se rappelle la relation entre Cesárea et le torero Pepe Avellaneda et cela aide les poètes dans leur recherche. Le désert se présente ici comme un espace de mémoire, parcourir le désert c’est aussi parcourir les images du passé111.

La construction du désert en tant qu’espace géographique dans l’espace littéraire reste limitée car l’auteur s’en sert dans un sens plutôt métaphorique. Dans le mouvement, les villages et les noms qui se succèdent sans cesse renforcent l’idée de paysage répétitif. Le rôle du désert comme espace littéraire dans ce roman revient donc au fait que c’est ici que Belano et Lima écoutent les paroles de Cesárea, ce qui les a motivés à partir à nouveau.112.