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detectives salvajes

III. Géographies littéraires et du corps

III.3. La littérature comme plan référentiel de l’espace

III.3.3. Espaces idéalisés

L’idéalisation d’un espace vient du rapport qu’il peut établir avec d’autres textes, à travers l’intertextualité ou la charge historique référentielle. L’espace devient idéal aussi par l’importance qu’un personnage lui accorde. Se diriger vers cet espace permet d’accomplir un objectif ou d’attendre une révélation. L’idéalisation d’un espace se

produit à travers le discours et la manière dont le récit est raconté. Le récit d’une création ou d’une fondation (le cas d’Aztlán) peut avoir lieu sans présenter des références spatiales ou temporelles précises. C’est l’union, dans le récit, des événements mythiques, historiques ou littéraires dans un espace et son rapport avec les personnages ce qui le rend idéal.

L’imagination et le rêve contribuent à l’idéalisation. En parlant du rêve, Pierre Fedida considère qu’ « […] il est à la fois le corps de son propre mythe et le seul lieu

possible de son interprétation »191. De cette manière, l’imagination et le rêve sont propices à l’idéalisation de l’espace, qui se construit d’abord dans l’espace du moi et ensuite est rendu aux autres (y compris le lecteur) sous la forme d’un récit.

L’idéalisation dépend de celui qui construit l’image spatiale en question. Parmi les espaces idéalisés du corpus, le Mexique que Paola, femme de Julio, veut retrouver est plus littéraire que réel192, car sa vision est déterminée par les romans qu’elle traduit : « […] en su calidad de traductora al italiano tenía que respirar el español de México,

empaparse de la delgada luz del Valle de Anáhuac, conocer las especias, las flores »

(ELT, 23). Elle veut même que sa maison à Mexico représente l’autre : « “Con tal de

que no tenga un look renacentista” exigió Paola, ávida de viajar a lo otro » (ELT, 47).

L’autre ici est celui des romans traduits : « “Con vista a muchos tinacos y antenas de

televisión”, había exigido Paola, contenta de disfrutar incluso los horrores que traducía en las novelas » (ELT, 47). Elle analyse Julio à travers Le labyrinthe de la solitude d’Octavio Paz et voit le Mexique comme « […] ese país desgarrado, que reía mejor en los velorios » (ELT, 39). Cette vision est conditionnée par une image littéraire

stéréotypée qu’elle idéalise à travers les romans.

Entre terre promise et idéalisée se trouve Tiripetío193, espace sans importance dans le plan référentiel du Mexique, qui tire sa force du caractère historique qui l’institue comme l’endroit où a eu lieu le premier cours de philosophie en Amérique : « Justo en

ese lugar, en el año de 1540, un fraile de la orden de los agustinos, Alonso de la Vera Cruz, comenzó en América la enseñanza de la filosofía » (LOD, 105). Tiripetío est

l’endroit où le vieux philosophe cherche de l’inspiration ; néanmoins, même si le choix

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Pierre Fedida, « L’hypocondrie du rêve », dans L’espace du rêve, op. cit., p. 368. 192

Il arrive la même chose à Julio, qui avant de partir songe à une Europe littéraire. L’image qu’il se fait de Paris est liée à Rayuela, de Julio Cortázar et aux poèmes de César Vallejo (voir page 24 de notre édition).

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Nous allons aborder au chapitre III la présence de la philosophie dans le récit, car le roman abonde en références philosophiques (auteurs et réflexions sur leur œuvre) dans le discours de Benito Torrentera.

relève pour Benito de sa valeur historique, Tiripetío s’avère être l’espace parfait pour se cacher de la justice.

Certains espaces de Los detectives salvajes194, tels qu’Aztlán, Estridentópolis ou

Villaviciosa, grandissent dans l’imaginaire des personnages et trouvent des échos dans d’autres textes à l’extérieur (la vision de la ville idéale des Estridentistas, la description d’Aztlán dans la mythologie mexicaine), mais aussi à l’intérieur du roman (Villaviciosa et Estridentópolis ont un rapport à Aztlán dans le récit). Comme pour tout espace mythique, les références à Aztlán dans le récit sont rares et imprécises, Aztlán prend de l’ampleur dans le récit de Cesárea et la manière dont Belano et Lima l’interprètent. N’oublions pas qu’ils partent en croisade pour retrouver Cesárea et la ville dont elle parle. La rencontre a lieu à Villaviciosa, qui deviendra par la suite le reflet « réal-viscéraliste » d’Aztlán : « […] el reflejo más fiel de Aztlán » (LDS, 601). Villaviciosa représente la source d’inspiration poétique de Belano et Lima.

Dans la mythologie mexicaine, Aztlán était un îlot primitif entouré de roseaux au milieu d’un lac. La légende dit que le dieu Huitzitl, plus tard Huitzilopochtli, a ordonné aux premiers Mexicains de quitter Aztlán et de s’établir là où ils trouveraient un aigle dévorant un serpent. Ce lieu était la Vallée de Mexico ou Vallée d’Anáhuac, où les Aztèques ont fondé Mexico-Tenochtitlan195. Il faut signaler que l’emplacement réel d’Aztlán n’a pas été identifié. Aztlán reste un espace inconnu et la légende veut que les premiers Mexicains se soient lancés dans un voyage sans direction précise à la recherche de ce qui serait plus tard Mexico-Tenochtitlan. De leur côté, les réal-viscéralistes se lancent dans un voyage sans direction fixe pour retrouver Cesárea, et Villaviciosa deviendra par la suite leur espace mythique. Le parallélisme entre Aztlán et Villaviciosa est évident, pourtant les descriptions sont différentes, voir opposées, chez Lima et García Madero.

L’idéalisation d’Aztlán commence dans la conversation de Belano et Lima avec le torero Ortiz Pacheco lors de la recherche de Cesárea. Ortiz Pacheco parle du torero

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Le désert peut apparaître comme un espace providentiel pour son importance dans le récit, mais nous allons analyser ici les espaces qui possèdent une valeur mythique, historique ou une référence intertextuelle.

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La vision indigène de l’Histoire est importante pour le roman : « L’union intime d’événements

mythiques et d’un récit historique est conforme à la vision mésoaméricaine de “l’Histoire”. Pour brèves qu’elles soient, les descriptions d’Aztlán sont telles qu’on peut y voir une rétroprojection du site même de Tenochtitlán », Jacqueline de Durand-Forest, Les Aztèques, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 39-41. La

vision mésoaméricaine de la construction de l’Histoire se fait par l’union d’éléments historiques et mythiques, ce qui nous fait penser au travail rétrospectif de Bolaño. Sous son regard critique, l’auteur reconstruit son passé, mais plein d’images et de symbolisme.

Avellaneda, qui : « […] le habló de la ciudad sagrada de los primeros mexicanos, la

ciudad-mito, la ciudad desconocida, la verdadera Atlántida de Platón » (LDS, 580).

L’espace idéal se construit dans la chaîne établie autour du référent primaire, c’est-à-dire, le récit de Cesárea, que le lecteur ne connaît pas. Elle raconte sa vision d’Aztlán à Avellaneda qui la répète (ivre) à son tour à Ortiz Pacheco ; cinquante ans plus tard, il le raconte à Belano et Lima et finalement García Madero l’écrit dans son journal. L’idéalisation est progressive, à la place d’Aztlán les personnages retrouvent Villaviciosa ; Aztlán reste un espace abstrait, idéal, l’endroit parfait de la poésie, jamais atteint, mais toujours rêvé.

Aztlán est important aussi car il sert de contrepoint à Estridentópolis, la ville des poètes Stridentistes. Cesárea se détache du groupe au moment où elle renonce à leur ville. Ce groupe avant-gardiste voulait fonder à Xalapa, Veracruz (où il s’est établi entre 1925 et 1927), la ville d’Estridentópolis. Cette ville n’est pas la capitale du Veracruz, elle accomplit une fonction liée à l’image de la modernité dans le Mexique des années 20. Le groupe voulait cette ville comme un espace absurde et vertigineux, une terre promise des arts et des lettres. Tandis que les Stridentistes prônent la ville de la modernité, utopique et imaginaire, Cesárea parle de la ville des premiers Mexicains, une ville mythique du passé, perdue dans la mémoire du pays, une ville à laquelle il est impossible de retourner. Alors elle part dans le désert et disparaît dans les villages du nord du Mexique. Elle trace ainsi le chemin des futurs réal-viscéralistes, Belano et Lima trouvent à Villaviciosa ce que Cesárea voit en Aztlán. Dans cet élan imitatif, ils fondent leur propre terre idéale.

Dans l’idéalisation des espaces imaginaires, mythiques ou réels, il faut regarder en quels termes ils sont repris par la voix narrative dans l’histoire. Cela conditionne leur idéalisation ainsi que les échos que le lecteur peut avoir et retrouver plus tard à l’intérieur du récit ou dans d’autres textes.

Conclusion

Dans l’analyse du chapitre I nous avons montré la flexibilité des espaces dans le récit, cela ne relève pas d’une idée de centralité ou de périphérie, son importance réside dans le moment où le récit l’aborde et détermine sa fonction dans les rapports avec les autres espaces pour le développement ou le dénouement de l’histoire. Les exemples analysés nous permettent d’affirmer que l’espace où l’histoire a lieu n’est pas le plus

important, ce qui est important c’est l’histoire même196. Felipe Müller montre bien le caractère flexible de l’espace dans le texte littéraire :

Ésta es una historia de aeropuerto. Me la contó Arturo en el aeropuerto de Barcelona. Es la historia de dos escritores […]. Creo que conocimos a esos escritores o que al menos él los conoció. ¿En Barcelona, en París, en México? Eso no lo sé. Uno de ellos es peruano y el otro cubano, aunque no sería capaz de asegurarlo al cien por ciento. (LDS, 496)

Il ne se rappelle plus où ils ont connu ces écrivains, l’important est qu’ils se sont bel et bien croisés. Le fait qu’il ne se souvienne pas de la ville contribue à montrer à quel point l’espace peut, dans la littérature, s’adapter au récit. Müller parle depuis le bar Céntrico, cela nous fait penser au centre du récit, au tourbillon du discours littéraire. L’histoire qu’il raconte a lieu dans un aéroport, le non-lieu par excellence, une histoire sur deux écrivains dont il n’est pas sûr de leur origine ni de l’endroit où ils se sont croisés. Peu importe l’espace, Paris, Barcelone ou Mexico sont dans le même plan littéraire où seule importe l’histoire. Le bar Céntrico est le point de départ du récit, l’espace central qui se déplace d’abord à une ville littéraire, indéterminée, et qui prend forme (si le narrateur le souhaite) mais l’espace (dans cet exemple) reste indéfini sans que cela altère le récit.

Un autre exemple de cette flexibilité spatiale dans le texte littéraire se trouve dans la conversation entre Norman et Daniel Grossman sur la désillusion amoureuse de Lima. Pour Norman, l’espace où Claudia demeure sera Israël pour Lima. Israël représente la terre promise du personnage ; c’est l’amour de Claudia. L’espace, pour Lima, est déterminé par ce personnage qu’il aime et qu’il doit suivre partout car cela donne du sens au récit et au personnage. L’espace du récit (le potentiel infini de représentation spatiale du texte littéraire) pour Lima est Claudia, et il ira toujours là où elle se trouve.

Pour Julio Valdivieso, chez Villoro, Nieves est le Mexique. L’espace du récit se trouve dans l’instable image du passé. En plus du Mexique, Nieves incarne l’espace de la mémoire du personnage. Pour Benito Torrentera, chez Fadanelli, le seul espace important est celui qui n’a pas d’importance. Tiripetío joue sur cette double valeur d’espace insignifiant qui en même temps justifie tout le mouvement de l’histoire et lui

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De ce point de vue, l’image de l’espace littéraire est celle que Borges développe dans sa conception de l’Aleph : « Aclaró que un Aleph es uno de los puntos en el espacio que contienen todos los puntos », Jorge Luis Borges, El Aleph [1945], Madrid, Alianza, 1998, p. 187. L’espace dans la littérature permettrait de développer tous les espaces depuis un même point.

permet de rester auprès d’Eduarda, celle-là même qui éveille son désir et l’oblige à quitter Mexico.

L’espace du Mexique dans ces romans est ancré dans l’imaginaire du propre récit. Mexico, le Mexique, sont importants pour leurs rapports au monde littéraire, plus que par leur rôle dans le texte197. Mexico s’installe comme un espace où rien ne se passe et, en même temps, comme un espace transcendant. Malgré les catastrophes, le Mexique vit et existe dans son propre tourbillon de violence, dans cette inactivité apparente qui le place en dehors du monde, dans son propre espace fait de littérature.

Reprenons la réflexion de Belano au moment d’annoncer son départ à Laura Jauregui, lorsqu’il parle de l’importance du voyage et le fait que pour lui le ciel est le même partout. La vision de Belano des espaces en voyage est assez pessimiste. Même si l’espace change, le ciel (le destin ?, la vie ?) est toujours le même. De plus, il a un conception différente du voyage, il ne voit pas un espace, il l’habite. Il s’approprie l’espace en voyage et chaque espace devient ainsi le centre de sa vie et du récit. L’espace n’est pas seulement décrit, mais vécu, chargé des impressions du personnage, des rencontres faites et des comparaisons avec les autres espaces.

L’espace fait partie du récit car il est au centre du récit, même s’il s’agit de la ville la plus cosmopolite, la frontière ou ailleurs. L’espace peut être le personnage ou l’intérieur du personnage, sa mémoire ou son imagination, il se trouve dans l’abstraction du rêve ou dans la littérature elle-même. L’espace est nécessaire pour que le récit ait

lieu quelque part. A travers lui, la voix que dirige le mouvement littéraire trouve un

cadre à possibilités infinies pour suivre les directions que l’interprétation et la lecture lui permettent.

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Le témoignage de María Font, lorsque Belano et Lima annoncent leur départ en Europe, nous fait réfléchir sur cette idée : « […] cuando yo iba a la preparatoria teníamos un maestro que decía saber

exactamente lo que haría si estallaba la Tercera Guerra Mundial: volver a su pueblo, porque allí nunca pasaba nada, cuando todo el mundo civilizado desaparezca México seguirá existiendo, cuando el planeta se desvanezca o se desintegre, México seguirá siendo México » (LDS, 188).

Chapitre deuxième :