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detectives salvajes

III. Géographies littéraires et du corps

III.1.2. Le corps féminin comme espace d’apprentissage : Los

detectives salvajes

L’expérience sexuelle est une constante pour la plupart des personnages du roman ; pour les réal-viscéralistes, cela fait partie de leur initiation. García Madero, obsédé par son apprentissage sexuel, raconte dans son journal ce lien entre poésie et sexe, même les expériences solitaires comme lors de la lecture d’un poème d’Efrén Rebolledo : « La primera vez que lo leí (hace una horas) no pude evitar encerrarme con

llave en mi cuarto y proceder a masturbarme mientras lo recitaba » (LDS, 22). Il se

masturbe et ensuite réfléchit aux chimères de l’imagination dans ce que Foucault appelle purgation solitaire du plaisir150. Sa formation sexuelle commence au bar

Encrucijada avec Brígida, qui lui propose une fellation : « –No sé de qué me hablas – dije. –De mamártela, mi vida […], se metió mi verga en la boca […], con su mano derecha fue recorriendo mi bajo vientre, mi estómago y mi pecho » (LDS, 25-26). Il

ignore tout du sexe, alors Brígida prend l’initiative tandis qu’il se limite à observer et à décrire. Même dans ce contact fugace, le corps apparaît comme un territoire du désir construit à mesure qu’il est parcouru151.

Après cette expérience, la première relation sexuelle de García Madero est avec María. Dans un long passage du journal, il explore le corps de María et découvre le plaisir. La scène a lieu dans la maison des sœurs Font. Dans l’obscurité, la description des corps se manifeste comme une exploration spatiale : « Por el aliento supe que

estaba a pocos centímetros del rostro de María. Sus dedos recorrieron mi cara, desde la barbilla hasta los ojos, cerrándolos, como invitándome a dormir » (LDS, 63). Ce

150

Michel Foucault, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 165. 151

Nous reviendrons sur les passages de la rencontre avec Brígida dans le chapitre III. Dans la partie II.2.5.1. Doubles et dédoublements.

passage regorge de détails car tout en découvrant le corps et la sexualité, il essaie de participer, d’observer, de décrire et de tout garder dans sa mémoire.

La description oscille entre le détail précis et la métaphore poétique provoquée par la confusion du contact : « Luego todo se convirtió en una sucesión de hechos concretos

o de nombres propios o de verbos, o de capítulos de un manual de anatomía deshojado como una flor152 » (LDS, 63). La seule constante est l’exploration du corps comme un territoire de plaisir : « Exploré el cuerpo desnudo de María […], celebrando cada

rincón, cada espacio terso e interminable que encontraba » (LDS, 63).

María lui dévoile les mystères du corps féminin : « […] supe, en menos de diez

minutos, dónde estaba el clítoris de una mujer y cómo había que masajearlo o mimarlo o presionarlo » (LDS, 64). García Madero apprend à traiter le corps féminin et

n’épargne au lecteur aucun détail : « […] me sobraba tiempo para cavilar […]. Le

pregunté si ella había tenido un orgasmo y su respuesta me dejó perplejo: –Me he venido dos veces […]. Todavía la tienes dura –dijo María. –Parece que sí –dije yo– »

(LDS, 64). Sa préoccupation pour le plaisir de María se confond avec sa naïveté. Ils répètent l’acte pour explorer d’autres chemins du plaisir : « […] mastúrbame –dijo […].

–Me cogió la mano, seleccionó el índice y me lo guió alrededor de su clítoris–. Bésame los pezones, también puedes morderlos, pero al principio muy despacio » (LDS, 65).

Après avoir dessiné son corps à travers le toucher, García Madero la regarde : « Por

primera vez en aquella noche pude ver con algo más de claridad la figura de mi amante. María vestía un camisón blanco, con bordados rojos en las mangas, y tenía el pelo recogido » (LDS, 66). Ce passage met en évidence le contraste du corps vif dans

l’acte sexuel et de la plate description de María.

À la différence de María, l’obsession du narrateur pour Rosario se centre sur le nombre d’orgasmes, ce qui marque le rythme et la création poétique : « Hice el amor

llevando la cuenta […]. Se vino quince veces […]. Yo me vine tres veces […]. En total estuvimos cuatro horas cogiendo […], escribí un poema que titulé “15/3” » (LDS, 98).

Rosario s’obstine à aimer García Madero mais il ne s’intéresse qu’au sexe : « La

primera vez que lo hicimos fue en su casa […]. –¿Es la primera vez, papacito? –me preguntó Rosario. No sé por qué dije que sí » (LDS, 90). Il ment sur son expérience et

cela fait penser à un besoin d’apprendre et de conserver l’innocence. En dehors du bar,

152

Cette dernière image poétique est intéressante car García Madero établit un rapport entre l’acte de défeuiller une fleur (sa jeunesse) et un livre (qui parle du corps) avec celui de déflorer sa virginité, car il s’agit de sa première expérience sexuelle.

Rosario apparaît différente : « Al aire libre su cara era menos firme, sus facciones más

transparentes, volatilizadas, como si en la calle corriera el riesgo de convertirse en la mujer invisible » (LDS, 89).

Le désir qu’éveille son corps dans le bar s’évanouit dans la ville, comme si Rosario n’était qu’un fantasme qui alimentait son expérience poétique. Par ailleurs, il compare les deux femmes : « […] en la cama me lo paso mejor con Rosario que con

María […]. ¿Pero a quién amo? […]. Rosario estuvo fantástica, pero por amor al éxito del experimento preferí no advertírselo » (LDS, 98). María et Rosario incarnent des

pôles opposés : María c’est le désir, l’obsession du plaisir ; Rosario, un amour maternel qui perturbe le narrateur.

Lupe apparaîtra comme l’issue de secours au dilemme. Il a des rapports sexuels avec elle chez les Font : « […] no era María. Durante unos segundos creí que estaba

soñando o que me hallaba irremediablemente perdido en la vecindad, junto a Rosario. La abracé y busqué su rostro en la oscuridad. Era Lupe y sonreía como una araña »

(LDS, 130). García Madero oscille entre le désir de María et de Rosario. Lupe se manifeste comme une prédatrice dans l’ombre du destin ; elle va l’accompagner dans le désert et la distance aura un effet bénéfique sur elle : « […] parecía más delgada que

antes, como si se estuviera volviendo invisible […], parecía más hermosa que antes »

(LDS, 580). Ils continuent leur romance dans le désert et décident de ne plus rentrer au DF.

Les corps d’autres personnages du roman apparaissent comme des miroirs du plaisir ou de violence, tels que María, Lupe ou Piel Divina. Loin de la découverte, le sexe est pour María quelque chose de quotidien et mécanique, elle manifeste même une lassitude à cause de l’excès. À travers Lupe, le lecteur entrevoit la violence du DF liée au monde de la prostitution, où le corps n’est qu’un objet de plaisir et de domination. De son côté, Piel Divina incarne le désir dans son nom, terrain érotique qui éveille la passion des poètes.

María se considère comme une artiste à la recherche d’expériences sexuelles, ce comportement est contradictoire pour sa sœur : « Mucho leer a Sor Juana, pero te

comportas como una puta » (LDS, 174). Elle considère le sexe comme partie essentielle

de son apprentissage, mais la succession d’amants continue même après le renoncement à l’écriture : « María, que había dejado de escribir y que cada semana se traía un

amante nuevo » (LDS, 363). Dans son journal, García Madero apprend que María est

en el DF una chava más apasionada que ésa, aunque nunca le he pegado » (LDS, 72).

María est perverse aux yeux de Moctezuma, Piel Divina le confirme : « […] estaba

obsesionada con el Marqués de Sade y quería probar eso de los azotes en las nalgas »

(LDS, 72). María explore, cherche les limites de son corps à travers la violence, mais finit par se lasser. Elle ne montre aucune émotion lorsqu’elle a des rapports sexuels avec Jacinto : « […] sentí las manos de Requena en mi cintura y no me moví. Él tampoco se

movió. Al cabo de un rato me bajó el pantalón y sentí su pene entre mis nalgas. No nos dijimos nada » (LDS, 319).

À travers Lupe, le lecteur découvre une géographie du DF liée au sexe et à la violence. García Madero décrit le contraste entre la rue Bucareli, repère des réal-viscéralistes, et le quartier Guerrero153 : « Caminamos por Bucareli hasta Reforma,

cruzamos y nos internamos por la avenida Guerrero. –Éste es el barrio de las putas – dijo María » (LDS, 43). En quelques lignes, il établit la différence entre ces deux

espaces :

El alumbrado público en Bucareli es blanco, en la avenida Guerrero era más bien de una tonalidad ambarina. Los automóviles: en Bucareli era raro encontrar un coche estacionado junto a la acera, en la Guerrero abundan. Los bares y las cafeterías, en Bucareli eran abiertos y luminosos, en la Guerrero, pese a abundar, parecían replegados sobre sí mismos, sin ventanales a la calle, secretos o discretos. (LDS, 44)

Ce quartier mystérieux et discret fait rêver María : « –Me gusta esta calle, algún

día voy a vivir aquí –dijo » (LDS, 44). C’est ici que García Madero rencontre Lupe :

« […] era muy delgada y tenía el pelo corto. Me pareció tan hermosa como María » (LDS, 44). La conversation de María et Lupe révèle la violence du quartier et de la police (ici, en argot : tira) : « –Pensé que te habías muerto –dijo María de golpe […]. –

La que se rindió fue Gloria […]. Se la cargaron los tiras » (LDS, 44). Dans le récit,

Lupe a des rapports sexuels aussi avec Quim Font, qui veut la cacher d’Alberto, un proxénète qui contrôle les prostituées du quartier et manifeste sa prédilection pour elle.

L’image d’Alberto hante le quartier Guerrero et le récit de García Madero. Lupe le décrit à partir de sa virilité et sa dangerosité : « ¿De qué tamaño la tiene Alberto? –

dijo María. –Del mismo que su cuchillo […]. –¿Quieres decirme que tu pinche padrote

153

Le quartier Guerrero comme espace de violence est évoqué aussi dans Amuleto : « […] y escuché que

Ernesto San Epifanio contaba una historia terrible sobre el rey de los putos de la colonia Guerrero »,

Roberto Bolaño, Amuleto, Barcelona, Anagrama, 1999, p. 73-74. L’histoire sordide racontée par Ernesto San Epifanio reprend le quartier comme un espace qui concentre la violence de la ville dans la prostitution.

a veces se hace cortes en el pene por gusto? » (LDS, 49). Cette idée obsède García

Madero jusqu’à la mort d’Alberto : « […] cuando metí el cuerpo de Alberto en el

maletero revisé sus bolsillos. Buscaba el cuchillo con el que se medía el pene. No lo encontré » (LDS, 607).

Dans son nom, Piel Divina porte le désir du corps : « Me he acostado con todos

los poetas de México » (LDS, 173). Il se vante de ses conquêtes : « Pero en realidad yo me acosté con Ernesto sólo en un par de ocasiones […]. También me acosté con María Font […]. Y también me hubiera acostado la noche del Priapo’s con Luis Rosado »

(LDS, 167). Poésie et sexe sont une seule et même chose pour lui, qui martyrise María : « […] reanudé los golpes, bueno, con una mano la golpeaba y con la otra le acariciaba

el clítoris y las tetas » (LDS, 73). C’est elle qui lui donne son nom : « […] le pregunté quién le había puesto ese nombre tan sugerente, tan acertado […]. Y él dijo: María Font » (LDS, 172). Luis Sebastián Rosado se laisse séduire par son corps : « Y yo me dejé arrastrar hasta el baño y me desnudé […], la carne se me contrajo hasta sentir cada uno de mis huesos, cerré los ojos, tal vez grité, y entonces él entró en la ducha y me abrazó […], pero qué perfil más hermoso y más triste tenía Piel Divina » (LDS,

172-173).

Dans les rapports sexuels de Belano le corps est un espace de plaisir et de lutte. Nous avons parlé plus haut de la fille de Lendoiro, revenons sur deux exemples. L’un des plus intenses est celui de Simone Darrieux qui, comme María, est obsédée par les lectures du marquis de Sade. C’est en liant sexe et poésie qu’elle réussit à exciter Belano. Le corps est violenté dans le plaisir, qui s’étoffe de l’inspiration des lectures érotiques :

¿Qué has leído del Marqués de Sade? […]. Para entonces estaba húmeda y gimiendo y la verga de Arturo enhiesta como un palo, así que me volví, me abrí de piernas y le dije que me la metiera […]. Abofetéame, le dije. En la cara, en las mejillas. Méteme los dedos en la boca. Él me abofeteó. ¡Más fuerte!, le dije. (LDS, 226)

L’expérience d’Edith Oster avec Belano à Barcelone est racontée comme déplaisante, car il doit se forcer pour lui donner du plaisir : « […] si te quieres correr,

córrete, no te detengas por mí. Entonces él simplemente no se corría […]. Otro problema era el olor que yo tengo, el olor fuerte de mi vagina, el olor de mi flujo »

(LDS, 409). La difficulté d’Edith à jouir et son odeur l’empêchent de profiter du plaisir et du contact des corps.

Le corps dans Los detectives salvajes est l’espace du plaisir et de la découverte sexuelle. Il se dessine à partir de l’exploration dans le toucher et à plusieurs reprises est décrit comme un parcours du territoire de la chair. Le corps se révèle plus complet en tant qu’espace, dans le contact intime, que dans la description physique ou psychologique des personnages. García Madero découvre toute une géographie corporelle qui l’aide à s’initier à la vie et fait partie de sa formation poétique. Par ailleurs, poésie et sexe sont liés pour la plupart des personnages, qui se servent de leurs corps pour expérimenter et chercher leurs limites. Ces limites se trouvent aussi dans la violence à travers la prostitution et la domination exercée par Alberto, dont le portrait est dressé à l’aide d’une image double et phallique qui lie son sexe à son couteau, image qui hante García Madero jusqu’à la fin.