• Aucun résultat trouvé

detectives salvajes

II.2. En dehors du Mexique

II.2.2.1. Espoir et désenchantement : définition par absence dans

El testigo

Dans El testigo, l’Europe est définie par l’expérience de Julio Valdivieso et apparaît d’abord comme une illusion de liberté et une aventure romantique avec Nieves. L’Europe est représentée depuis le Mexique dans l’imaginaire ou le souvenir, d’abord dans l’espoir de projection du voyage, ensuite au moment du retour, vingt-quatre ans après. L’expérience en Europe ne se passe pas comme Julio l’aurait voulu, car il construit cet espace à distance. Cette période de sa vie se définit par l’absence de Nieves. Même s’il retrouve le bonheur avec Paola et ses deux filles, Nieves le hante dans ses pensées. L’Europe est présente mais loin de l’expérience vécue et les images qui la constituent comme espace littéraire sont faites à distance, d’expectatives ou de souvenirs.

Dans la jeunesse du personnage, l’Europe est une issue de secours dans la tempête que représente la relation « incestueuse » de Julio avec sa cousine Nieves. L’Europe est idéale, car à distance, pour atteindre le calme après l’orage : « Iban a huir de México

juntos, hacia el perdón y la dicha que ganarían estando lejos » (ELT, 39). À ce

moment, l’Europe est perçue comme la seule manière de préserver leur amour, un espace entre-deux : le scandale familial et le pardon. Julio et Nieves veulent que le temps passe et que la faute soit oubliée pour rentrer. L’idée d’aventure est liée à leur amour, à leur exaltation et à la projection du couple ailleurs. Alors ils font des projets pour aller à Florence : « Julio necesitaba recibirse para obtener la beca de Florencia,

no podía perder las caricias de Nieves » (ELT, 69). Pour obtenir la bourse, Julio fait un

plagiat pour réussir à soutenir sa thèse dans les temps. Le plagiat devient nécessaire pour sauver son amour : « En unos días los trámites sustituyeron a los escrúpulos » (ELT, 74).

Julio va jusqu’à proposer à Nieves de se marier avant de partir : « Él propuso un

matrimonio al vapor, con un juez de Cuernavaca. Ella comentó que no debían agitar más las aguas; les sobraría el tiempo para casarse en Italia, enterar a su familia por correo » (ELT, 75). Cette réponse négative apporte un élément marquant pour le destin

promesse de cette réparation et le temps du couple là-bas n’aurait été que la préparation du retour. L’Europe n’est pas une destination véritable car Nieves veut juste le pardon de la famille. Ils ne se sont pas unis, ils ne peuvent que s’éloigner.

Mais le départ poétique échoue et Julio passera la moitié de sa vie en Europe. Il part seul dans le silence et ne cherche pas d’explications ; ce silence sera plus tard scellé par la mort. L’Europe devient l’espace où il se torture à cause du rendez-vous manqué : « Nieves no fue con él » (ELT, 26). L’Europe sans elle n’est qu’un abîme de vingt-quatre ans. Julio apprend la mort de Nieves dans un de ses brefs retours au Mexique. Dans une conversation avec un ami, il apprend que Nieves, la femme qu’il avait aimée et regrettée en Europe, était devenue une femme normale : « […] del todo ajena al

destino que presagiaban su risa y sus impulsos juveniles. Esto le dolía a Julio, como si fuese responsable de esa medianía » (ELT, 27). En plus du silence et de sa mort, Julio

doit surmonter cette normalité.

La vie de Julio en Europe n’a pas le poids de la décision prise, mais celui de l’abandon d’une illusion. Il laisse sa carrière prendre le dessus dans ce va-et-vient entre les villes européennes telles que Florence, La Haye, Louvain et Paris. L’Europe devient une succession de noms de villes et de personnes, le tout modulé par l’absence de Nieves. Le vide entre l’espoir et le souvenir font de l’Europe un espace froid vécu à distance : « […] antes de volver a Europa, a la fría Lovaina » (ELT, 28). Le retour remet tout en question, la vie amoureuse non consommée de Julio, ainsi que sa carrière universitaire, à cause du plagiat. Nous pourrions parler d’une vie plagiée car il ne vit pas vraiment sa vie. L’Europe est son altérité ; il lui faut revenir au Mexique pour s’en rendre compte et fermer cette longue parenthèse.

Nieves121 transforme Julio en le définissant par l’annulation, cela marque aussi l’espace qu’il habite. À Los Cominos, il se rappelle l’Europe comme un espace fermé et asphyxiant : « […] la metáfora dominante de su vida había sido el submarino. Pasillos

estrechos en las universidades, cuartos encaramados unos arriba de otros en la parte vieja de las ciudades […]. Faltaba espacio. Corredores angostos, túneles del metro, escotillas » (ELT, 62). L’Europe pour lui est une façon de s’enfermer, de se cacher :

« Vivió en la profundidad de un buque » (ELT, 62). Il lui faut affronter le désert pour se rappeler cette fermeture spatiale ressentie pendant vingt-quatre ans. L’Europe est

121

nécessaire pour l’oubli car Julio se laisse aller et vit sans y être. Dès son retour, il se rappelle ses adieux à l’Europe, au cimetière de Montparnasse :

[…] fue a despedirse de las tumbas de Montparnasse, de Vallejo, que previó su muerte en París, un día de lluvia, del que ya tenía el recuerdo122. Con la misma nostalgia anticipada pasó por la carita sonriente en la tumba de Cortázar, él, que leyó Rayuela123 como un libro de autoayuda, fue a París a agregarle un capítulo y no hizo otra cosa que vivir ahí. (ELT, 24)

Cet au revoir est significatif d’abord parce qu’il est marqué par ses impressions littéraires. La référence à Rayuela montre l’envie d’ajouter un autre chapitre à cette Odyssée latino-américaine à la recherche de la ville lumière et littéraire ; pourtant Julio n’a fait que vivre à Paris. La présence de Vallejo est frappante aussi. Sa nostalgie anticipée figure celle de Julio à son retour. Après les tombes littéraires, il trouve celle de Porfirio Díaz, le dictateur mexicain :

Julio se asomó a ver la previsible Virgen de Guadalupe, las fotos del dictador, un florero que reclamaba mejores atenciones. Al borde del piso, le sorprendió una placa de piedra, con la leyenda: “México lo quiere, México lo admira, México lo respeta”. El mensaje estaba firmado por un hombre de San Luis Potosí. (ELT, 25)

Le retour au Mexique est marqué par le changement démocratique des années 2000 avec l’arrivée au pouvoir du Parti Action National (PAN) : « Sus parientes lo

instaban a regresar a México como si él fuera un exiliado » (ELT, 25). Il rentre au pays

comme un exilé parti depuis près d’un siècle124. L’année 2000 marque ce retour au passé dans le futur, pour panser les blessures.

Dans cet espace nous découvrons aussi la vision européenne sur le Mexique. Paola, femme de Julio, et Jean-Pierre Leiris, son collègue de Nanterre, donnent une image presque caricaturale du spécialiste plongé dans un espace qui lui est étranger, qu’il arrive à cerner mais pas à saisir. Signalons que, pour Paola (italienne), le Mexique représente une fascination pour l’inconnu et l’exotique. Pour le collègue français de Julio, c’est la critique condescendante envers celui qui est inférieur ou imparfait. Julio

122

Juan Villoro évoque le célèbre poème de César Vallejo, « Piedra negra sobre una piedra blanca ». Dans les deux premiers vers, le poète, dit : « Me moriré en París con aguacero / un día del cual tengo ya

el recuerdo », César Vallejo, Antología Poética, Madrid, Alianza, 2001, p. 123.

123

La lecture de Rayuela [1963] à Paris suggère que le nom du personnage, Julio, pourrait être un hommage à l’écrivain argentin Julio Cortázar.

124

Curieusement, l’époque dorée de Porfirio Díaz est celle du positivisme et de l’imitation de la modernité européenne, principalement française, ce qui va changer avec la Révolution.

est la cible du regard européen, il atteste aux yeux de sa femme et de son collègue le stéréotype du Mexicain.

En revanche, dans l’association de souvenirs, Julio est renvoyé vers l’Europe par l’odeur depuis Los Cominos : « Julio respiró cerca del manantial. “Huele al metro de

París”, pensó. ¿No debería ser al revés? Sus infinitos transbordos en Châtelet no lo trasladaron mentalmente al huerto de los arrayanes. Ahora, la atmósfera semipodrida lo regresaba al laberinto subterráneo » (ELT, 147). L’image de l’Europe, qui

appartient désormais aux souvenirs, se construit dans l’absence. À Paris, il ne pense pas à la source de Los Cominos car elle ne fait pas encore partie de son passé, tandis que le métro parisien apparaît loin de la conscience de Julio, qui commence à avancer vers le futur. Julio compare le Mexique à l’Europe jusqu’à exprimer sa haine contre ces espaces :

Julio odiaba el aire neblinoso de Europa, que exigía tanto a los ojos y justificaba que hubiera una óptica en cada esquina. También odiaba el resplandor encendido de México, que parecía surgir de ninguna parte y lo obligó a comprar unos lentes oscuros. (ELT, 47)

Le point de comparaison, ici, c’est la lumière et la manière dont Julio pose son regard. L’air embrumé d’Europe est l’espace entre-deux de sa vie en exil ; la lumière brillante du Mexique est la vérité aveuglante qu’il faut atténuer et mettre en perspective.

Quand Julio apprend que le père Monteverde part en Europe, il avoue sa décision : « Tal vez nos veamos en las Europas. –No voy a regresar a Francia […].

Supongo que me cansé de ser extranjero. Tampoco aquí encajo muy bien, pero ya me hallaré » (ELT, 428). Julio ne veut plus être étranger, pourtant il se reconnaît étranger

au Mexique. Monteverde voit l’Europe d’un air provincial, mais le pluriel, « las

Europas », prive le voyage de sérieux. Donasiano voit l’Europe comme un espace

lointain : « Apenas veo a los parientes de San Luis. La ciudad se ha vuelto para mí una

Patagonia, y tú andas en Europa. ¿Qué se te perdió ahí, sobrino? » (ELT, 127).

Ce rapport de distance montre comment le changement de perspective remet en question la centralité de l’espace. Pour Donasiano, San Luis est aussi lointaine que la Patagonie, l’Europe n’est même pas situable dans son imaginaire. La question posée à Julio est précise : que perd-il en Europe ? Il perd l’opportunité de vivre une aventure amoureuse avec la femme qu’il aime. Julio attend vingt-quatre ans avant de revenir au Mexique pour faire face à la vérité aveuglante qu’il ne pourra accepter et dépasser qu’avec la distance du temps et l’expérience du voyage.

De même que les Européens se font une image un peu caricaturale de la culture mexicaine, les Mexicains se font une représentation stéréotypée de l’Europe. Dans la famille Valdivieso, l’Europe est vue comme signe de distinction à travers l’oncle Chacho :

Todo el mundo lo respetaba por su soberano desdén hacia las cosas concretas y porque sabía alemán. Estudió en Austria algo incierto que básicamente lo facultó para tener recuerdos del extranjero. Leía partituras de ópera y pronunciaba tan bien en dialecto vienés que podía decir “Guadalajara” sin que se entendiera. (ELT, 194)

Chacho incarne la prétention des familles riches qui envoyaient leurs enfants en Europe pour qu’ils apprennent de bonnes manières. Dans la famille Valdivieso, les deux étrangers sont traités différemment. L’oncle Klaus Memling : « […] pariente político […], había nacido en Hamburgo; él y Chacho se saludaban en forma marcial, tronando

los tacones de los zapatos, cantaban canciones de fraternidades estudiantiles con un descolocado orgullo pangermánico » (ELT, 195). Cette fierté est presque ridicule, mais

Klaus est apprécié dans la famille car son nom apporte un signe de distinction.

La femme de Chacho, Carola, représente les gens du champ qui travaillent, détail que la famille n’est pas capable d’accepter : « Carola era fuereña de un modo molesto;

venía de la rural Sonora, donde nacieron los jefes que consumaron la Revolución y donde nada había durado lo suficiente para que los prejuicios fueran más que los venados » (ELT, 195). Dans cette double terminologie pour nommer l’étranger, Klaus

représente celui qui ennoblit la famille tandis que Carola est considérée comme fuereña, n’ayant pas un nom prestigieux. Ce manque de noblesse n’est pas pardonné par les Valdivieso, ils vont plus tard la bannir à cause d’une calomnie que Julio contribue à créer.

L’Europe dans El testigo est un espace construit depuis le Mexique dans le souvenir, dans l’espoir et dans l’imaginaire. L’Europe représente la moitié de la vie de Julio, pourtant ce temps est vécu dans l’absence due à l’échec amoureux. Il vit alors sur un nuage, sa réussite en tant que chercheur universitaire est discrète. L’Europe est à peine décrite dans le récit, elle sert de cadre à l’errance de Julio avant de revenir au Mexique pour repartir à zéro. L’Europe est un espace ailleurs dans le sens où il n’est représenté que dans l’imaginaire des personnages, un espace visité discursivement, mais pas spatialement.