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DE LONGS MOIS D’ATTENTE

1 – Sociabilités et solidarités

III. DE LONGS MOIS D’ATTENTE

Nous pouvons déduire de la composition de la garnison, dans toute sa diversité, que cette variété a fortement influencé les perceptions des hommes. Leurs origines géographiques, ethniques, sociales, leur appartenance à telle ou telle unité avec tout ce que cela implique de traditions et de présupposés, ont forcément et fortement déterminé leur vision et leur vécu de l’événement. De même, la chronologie des arrivées, des départs et des mouvements de troupes, influe sur les perceptions des hommes, sur leur état d’esprit, tant par rapport au lieu qu’à leur condition, et, en définitive, sur leur état tant moral que physique. « Ceux de Diên Biên Phu » ont bien composé une société, éphémère dans le temps, mais durable dans ses perceptions et sa mémoire.

Il est à la fois difficile et complexe de retracer l’évolution de l’état d’esprit et du moral de la garnison sur toute la période. D’abord en raison de la nature des sources dont nous disposons, nous l’avons vu, et ensuite, et pour une simple raison : chaque individu réagit à sa manière face à une situation donnée. Toutefois, certains éléments peuvent nous en donner un aperçu à la fois global et plein de contradictions.

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1 – Attendre

Le premier élément fondamental pour comprendre l’état d’esprit dans lequel peuvent être les soldats à Diên Biên Phu, est d’en percevoir toute l’attente, comme l’indique l’appellation donnée aux quatre mois de l’avant-bataille : attente de la relève, attente du départ, mais aussi attente de l’attaque, et ce, sur une période qui s’allonge de plus en plus pour ces hommes. À partir de là est née toute une série de sentiments ambivalents : ennui/fatigue physique, monotonie/imprévus, calme/agitation ; les plus importants et significatifs étant sans doute fatigue morale/fatigue physique. Sans doute, tous les soldats n’ont pas eu les mêmes activités et ne sont pas tous engagés et employés dans les mêmes tâches. Mais chacun dans son « quartier » et avec ses activités, a pu ressentir ce couple de fatigues. « Le séjour se prolonge, fatigant au moral comme au physique »177, signale, en janvier 1954, le capitaine

Pichelin du 8e choc, bataillon présent à Diên Biên Phu depuis le 21 novembre 1953. La

contradiction est ici la plus frappante : le moral est atteint par des mois de « villégiature forcée »178, la lassitude et la monotonie, mais la fatigue physique se ressent à cause d’activités

intenses et finalement incessantes. Une question se pose : la lassitude et la monotonie sont- elles rompues par les activités militaires, ou ces activités militaires participent-elles totalement de cette sensation d’ennui ? L’un a pu dire : « La vie est toujours la même : sorties, promenades, cela devient lassant »179. L’autre a plutôt dit : « […] le temps est passé

vite à cause de plusieurs sorties. Celles-ci m’ont d’ailleurs apporté un heureux changement dans la monotonie du séjour à Diên Biên Phu »180. Parmi ces deux avis donnés par deux

soldats issus des deux seuls bataillons à être restés à Diên Biên Phu tout au long de cette

177 R. Bruge, op. cit., p. 87 : extrait de lettre du capitaine Pichelin, 8e choc, 13 janvier 1954.

178 Expression empruntée à Michel Tauriac, « Les rescapés de Diên Biên Phu », in Combattant d’Indochine, n°

26, juin 54, pp. 18-19.

179 R. Bruge, op. cit., p. 105 : extrait de lettre du lieutenant Raynaud, 1er BEP, du 4 mars 1954.

180 SHD, Fonds Privés, 1K T1109, Souvenirs et réflexions, du général François Bernot ; sergent-chef, 2e Cie du

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période, lequel représente l’opinion majoritaire ? Difficile à dire tant la société de Diên Biên Phu nous est apparue diverse. Mais peut-il y avoir, sur cette question, une opinion réellement majoritaire parmi plus de 10 000 hommes répartis sur les 130 km² que couvrent environ la « cuvette » ?

Les perceptions des soldats pendant cette attente ont ainsi pu être différentes selon les unités et les activités, et même les personnalités de chaque individu. Ce qui est certain et tout de même commun aux unités, est cette usure morale et physique qui est ressentie, même si les raisons en sont différentes, là aussi en fonction des unités et de leur utilisation au cours de ces premiers mois d’occupation de Diên Biên Phu. Cette situation est flagrante chez les parachutistes du 8e choc et les légionnaires du 1er BEP constamment employés en opérations

extérieures, ou encore pour les unités moins mobiles mais dont les conditions de vie ou d’utilisation les ont pourtant affaiblis. Au BT3, le moral est évalué, par le capitaine Archambault, en très nette chute, du fait « d’une absence de plus de deux mois et demi sans retour à la base arrière – et plus tard aux conditions dans lesquelles le bataillon est engagé à Diên Biên Phu »181. Ces modalités d’engagement dans la vie opérationnelle de la garnison dès

son arrivée début décembre 1953, auraient été contraires à ce qu’ils avaient l’habitude de connaître, et auraient ainsi « contribuer à désorienter [les tirailleurs thaïs], à faire baisser ce moral que tous les cadres du bataillon s’efforcent de leur donner depuis un an »182. Serait-il

possible que certaines unités n’aient pas été si enthousiastes à l’idée, d’une part, de rester plus longtemps dans ce Camp retranché, et d’autre part, après ces longs mois d’attente, de l’attaque imminente ?

Le second élément essentiel est effectivement la position adoptée par les soldats- résidents de Diên Biên Phu, par rapport à l’attaque vietminh. Ce qui revient à notre premier point, à savoir l’attente. Ici, l’attente plus particulière de l’attaque, de la bataille, réelle et concrète. La garnison d’avant la bataille est connue et décrite à l’époque, par les médias, les

181 SHD, 10H374, dossier bataillons thaïs, FTNV, n° 175 rapport sur le moral, 2 semestre 1953, établi le 9

décembre 1954, capitaine Archambaut.

Par ailleurs, le capitaine Archambaut a été un temps présent lui-même à Diên Biên Phu et sait donc pour l’avoir vécu et partagé, ce dont il parle. Il était le chef de bataillon du BT3 jusqu’à son retour à Hanoï en février pour prendre des fonctions au 3e Bureau des FTNV, et être remplacé à Diên Biên Phu par le cdt Thimmonier. Il s’agit

là de l’un des rares rapport sur le moral d’une unité de Diên Biên Phu ; ce doit être le seul à avoir été établi par l’un des soldats ayant été à Diên Biên Phu.

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combattants, et les observateurs extérieurs, comme pressée « d’en découdre avec les Viets », persuadée que « Giap va s’y casser les dents ». De là à dire que les habitants de Diên Biên Phu veulent « casser du Viet », il n’y a qu’un pas. Celui-ci a d’ailleurs été franchi, car les soldats apparaissant sûrs de leur victoire, certainement par excès de confiance en la supériorité des forces françaises, attendent vraiment la bataille. Ils savent que le Viet Minh est là, les reconnaissances extérieures l’ont suffisamment prouvé : pourquoi ne pas « en découdre » ? Les soldats à Diên Biên Phu ressentaient parfaitement cette étreinte, cette présence Viet Minh autour d’eux qui les empêchaient de sortir de la « cuvette » au-delà d’un périmètre, qui s’est avéré de plus en plus restreint au fur et à mesure des mois de janvier et février. À cette pression, usante pour les nerfs, les soldats préféraient effectivement une bataille qui aurait rompu cette désagréable sensation de pression. Il s’agit là d’un sentiment général partagé par la majorité, car nous n’avons effectivement trouvé qu’un seul témoignage allant totalement à l’encontre de cette affirmation.

« Je voudrais également contredire une affirmation de nombreux commentateurs : jamais je n’ai entendu un officier, un sous-officier ou un homme de troupe souhaiter que les Viet Minh attaquent Diên Biên Phu. Si des officiers d’Etat-Major ont émis ce souhait cela n’a jamais été le cas des combattants »183.

Peut-être est-ce vrai, dans l’entourage proche et personnel de ce sergent-chef, au niveau de sa section, voire de son unité. Pourtant son bataillon, le 8e choc, l’une des unités les plus connues

et étudiées à Diên Biên Phu, ne semble pas faire exception : d’autres témoignages d’hommes appartenant à la même unité confirment le sentiment général. « Nous souhaitons tous qu’ils [les Viet Minh] essaient [d’attaquer le Camp retranché] car ils ramasseront la plus belle volée de l’histoire de la guerre d’Indochine »184, dit pourtant le capitaine Pichelin, commandant de

la 2e Cie du 8e choc, la même que celle où sert le sergent-chef Bernot. Il apparaît en effet

difficile que ce dernier n’ait « jamais entendu » dire ce genre de choses, notamment dans une conversation entre soldats d’une même section, a fortiori si c’était l’avis de la majorité. Nous pouvons raisonnablement penser qu’entre eux, les soldats ne se retiennent pas pour exprimer tout haut ce genre de pensées. Ou peut-être que ce que le sergent-chef Bernot a vécu par la

183 1K T1109, op.cit.., « Réflexions ».

184 R. Bruge, op. cit., p.89 : extrait d’une lettre du capitaine Pichelin, 2e Cie 8e choc, à sa belle-sœur, 23 février

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suite, lui a fait dire au moment de la rédaction de ses mémoires et autres réflexions, qu’ils « n’avaient jamais voulu ça ». Effectivement, qui pourrait souhaiter « ça » ?…

Donc, nous pouvons dire que, de manière générale, la bataille était attendue, et que de ce fait, il s’agissait d’une sorte de guerre d’usure, morale et nerveuse. Le sentiment d’être en « villégiature forcée » est indubitablement lié à cette usure : être obligé d’attendre une attaque par ailleurs fortement pressentie, dans un cadre qui à un autre moment aurait pu être considéré comme un paysage de vacances, est usant pour leurs nerfs. Leur métier n’est-il pas finalement de combattre ? Il s’agit plutôt du sentiment quasi général d’être inutile dans un endroit où il ne se passe rien (ou presque) depuis trois mois.

Par ailleurs, et c’est le troisième élément à prendre en compte pour essayer de comprendre l’état d’esprit de la société de Diên Biên Phu, tous ces sentiments sont liés à l’image que se font à la fois les observateurs extérieurs, et la garnison, du Camp retranché et de son rôle.