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2 – Identités des combattants

Ces soldats peuvent être individualisés par rapport à leur premier groupe d’appartenance qu’est leur bataillon, par différents critères, notamment leur origine géographique et/ou ethnique, ainsi que par leur grade.

69 Géographie ethnique

L’un des critères permettant de mieux connaître et identifier les hommes qu’ont été avant tout ces soldats, est la connaissance de leurs origines ethniques, caractéristique qui est un élément essentiel d’identité personnelle pouvant avoir une certaine influence sur la façon d’appréhender un événement.

Il est particulièrement intéressant de voir dans les comptes-rendus officiels des FTNV et du Gono, que les effectifs, les rotations d’unités et les renforts envoyés sont toujours classés en fonction de critères que nous appellerons « ethniques » et qu’ils appelaient « raciaux ». Tous les tableaux d’effectifs classifient les soldats en catégories de « français », « nord- africains », « africains », « légionnaires » et « autochtones », catégories qui relèvent bien à la fois d’un critère ethnique et géographique car ils sont issus des territoires coloniaux de l’Union française et de pays européens. Les deux figures suivantes, réalisées à partir des tableaux d’effectifs FTNV montrent la répartition des effectifs de la garnison au 6 mai 1954.

La première analyse de ces deux graphiques montre tout d’abord que dans la totalité des effectifs engagés à Diên Biên Phu entre le 20 novembre 1953 et le 6 mai 1954, les soldats d’origine française sont minoritaires par rapport aux autres catégories. Ils ne représentent que 19 % de la garnison, au 3e rang des origines ethniques et géographiques (Fig.

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ne créer qu’une seule catégorie d’« européens », amalgame par ailleurs réalisé dans les tableaux officiels des autorités militaires, les soldats représentants l’Union française restent majoritaires dans la composition totale de la garnison. Ils représentent en effet toujours plus de la moitié de la garnison (Fig. 1) tout au long des cinq mois et demi d’occupation. Ce phénomène n’est pas inconnu ni très surprenant pour l’époque. M. Bodin72 a montré qu’au fur

et à mesure de l’avancée de la guerre d’Indochine, la proportion de combattants d’origine française diminuait au profit des combattants de l’Union française, et particulièrement des Indochinois. Ainsi en octobre 1953, soit peu de temps avant la constitution de la garnison du Gono, la proportion de Français dans le CEFEO est de 41,6% alors qu’au 1er mai 1954, ils ne

représentent plus que 29 % du Corps expéditionnaire. Comparativement, à Diên Biên Phu, la proportion de soldats français est encore plus faible et, si l’on prend en compte la catégorie des « européens », nous arrivons à une proportion quasi identique73. Nous savons par ailleurs

que tous les bataillons paras et légionnaires qui ont été à un moment ou à un autre à Diên Biên Phu, sont composés en partie de Vietnamiens, dans des proportions allant de un quart à plus d’un tiers de l’effectif total d’un bataillon74. Or dans ces tableaux, le classement se fait par origines géo-ethniques et non par appartenance à une unité : les Vietnamiens des bataillons parachutistes et légionnaires sont bien comptabilisés dans la catégorie « autochtones ». D’où leur importante proportion.

Un autre constat qui s’impose au vu de ces graphiques, est que la proportion des légionnaires est beaucoup plus importante à Diên Biên Phu que dans les effectifs FTEO de 1954. M. Bodin donne la part de 14,31 % de Légionnaires dans le Corps expéditionnaire en 1954 ; à Diên Biên Phu, les effectifs sont composés pour 25,9 % de Légionnaires. Enfin, les proportions de tirailleurs nord-africains et africains à Diên Biên Phu sont à l’inverse, plus faibles que celles qu’ils occupent dans le CEFEO à la même date : 15,94 % de soldats « Africains » et près de 30 % de Nord-Africains ; à Diên Biên Phu, les « Africains » représentent seulement 1,6 % de la garnison, les tirailleurs nord-africains 17,4 %. Les effectifs de Diên Biên Phu ont bien été comblés par des unités de légionnaires et d’éléments

72 M. Bodin, op. cit.

73 Si en effet nous ajoutons la proportion de légionnaires et celle des français indiquée par M. Bodin pour 1954,

nous arrivons à 43,3 % ; la proportion de ces « européens » à Diên Biên Phu est de 44,9% (Fig. 1).

74 « Les paras vietnamiens au combat (1951-1975) », médecin – colonel Hoan Co Lan, Etre et durer, n°51,

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« autochtones ». Constat qui apparaît logique si nous reprenons l’idée que la proportion de soldats « français » à Diên Biên Phu est inférieure de dix points à celle qu’ils occupent dans le CEFEO.

Le soldat de Diên Biên Phu n’est donc pas, du point de vue de la composition de sa garnison, un soldat particulier dans la guerre d’Indochine, mais bien un soldat type CEFEO 1954, c’est-à-dire de moins en moins un soldat arrivé de Métropole, et de plus en plus un soldat de l’Union française et légionnaire étranger.

Le constat est le même au vu des données des effectifs présents au 10 mars, soit les soldats présents effectivement dans le Camp retranché avant le déclenchement de la bataille. Ils représentent donc les soldats composant la garnison, inchangée depuis fin janvier, et aussi les premiers engagés dans les combats.

La proportion de soldats de l’Union française est encore plus importante à cette date-là que dans l’effectif total des hommes engagés (comparaison des fig. 1 et fig. 3). Les 59,1 % de soldats de l’Union française présents au 10 mars 1954, appartiennent soit à des unités issues elles-mêmes des territoires coloniaux comme les bataillons de tirailleurs algériens, marocains ou africains, ou parachutistes vietnamiens et bataillons thaïs, soit à des unités dites « européennes » auxquelles ils sont intégrés. Par ailleurs, dans la répartition par origines (fig. 4), les « Français » ne sont plus qu’au 4e rang avec seulement 13,6 % de soldats dans la

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garnison alors prête à subir l’attaque. Pour exemple, nous connaissons approximativement75,

la composition des trois bataillons de régiments de tirailleurs algériens (RTA) de la garnison et leur répartition en termes d’effectifs « français » et « algériens » : le 2e bataillon

du 1e RTA et le 5e bataillon du 7e RTA sont composés en moyenne d’environ 14 % de

Français et 86 % d’Algériens, le 3e bataillon du 3e RTA d’environ 17 % de Français et 83 %

d’Algériens ; sont ajoutés à cette garnison algérienne, 232 soldats au détachement de Génie, 357 (ou 228, de source FTNV) à l’Artillerie et 23 (ou 26, de source FTNV) aux Transmissions.

La garnison en ordre de bataille est bien composée de soldats de l’Union, française.

Enfin, la différence de cinq points dans la proportion de Français (fig. 2 et 4) et celle de quatre points dans la proportion des soldats issus de l’Union française entre les deux dates (fig. 1 au 6 mai et fig. 3 au 10 mars) s’explique par la composition des renforts envoyés au Camp retranché tout au long de la bataille. Ce qui signifie que ces renforts auraient été composés en majorité de soldats des territoires de l’Union française ou « légionnaires », et d’une minorité de soldats d’origine « française ». Remarque générale qui appelle d’autres analyses plus fines que nous traitons dans un paragraphe suivant.

Composition et répartition selon les grades et les origines

L’étude de la composition globale de la garnison doit se doubler d’une étude de sa composition structurelle, et ce d’après les trois catégories de grade générales : officiers, sous-officiers et hommes de troupes. Le croisement des données de base, classées par origines géo-ethniques, avec celles des tableaux d’effectifs classés par grade, est également représentatif et significatif. Nous avons ainsi établis deux séries statistiques concernant cette

75 Les effectifs sont donnés par deux sources différentes. La première provient du SHD, 1K539, papiers Lugand:

historique des régiments de tirailleurs algériens, marocains et tunisiens, vol. 8, chapitre 13 : la guerre d’Indochine ; la seconde est un tableau d’effectifs FTNV : Situation des personnels présents à Diên Biên Phu le 13 mars 1954. Les chiffres sont parfois différents d’une source à l’autre, ce qui explique que les proportions données soient arrondies aux moyennes des deux sources. En termes d’effectifs, la variation est la suivante : au 2/1e RTA 83 à 91 Français et 490 à 529 Algériens ; au 3/3e RTA, de 88 à 129 Français et de 475 à 555

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répartition, selon les deux mêmes dates que les précédentes. La figure 5 représente la composition de la garnison selon les grades au 10 mars 1954, la figure 5bis fait le même état des lieux à la date du 6 mai 1954.

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Le premier constat qui s’impose confirme totalement les données précédentes : la garnison est bien une garnison d’autochtones, de Nord-Africains et de Légionnaires. Ils représentent même la quasi-totalité de la troupe. Il est d’ailleurs intéressant ici (fig. 5) de remarquer que la catégorie « français » a disparu des statistiques de la troupe, mais qu’une catégorie « européens » séparée de celle des « légionnaires » est apparue. L’appellation de la catégorie elle-même soulève une interrogation. Toutefois, il paraît peu probable que les Légionnaires non européens aient été en nombre suffisant pour créer une catégorie détachée de celle des « européens », ce qui nous laisse penser que le changement d’appellation de cette catégorie n’est que formel, car elle correspondrait plus à la catégorie habituelle des « français ». Dans ce cas, le calcul d’effectif a dû être fait sur les mêmes bases que les autres en remplaçant la catégorie « français » par les « européens ». Cela ne change donc pas fondamentalement les constats que l’on peut faire : « français » ou « européens », ils sont clairement minoritaires dans la troupe avec à peine plus de 700 individus au 10 mars et 1 758 au 6 mai, contre 8 616 soldats issus des autres catégories au 10 mars, et 11 268 au 6 mai.

Le second constat, évident, est qu’à l’inverse, la quasi - totalité des officiers (282 sur 284 présents au 10 mars ; 405 sur 417 présents au 6 mai) et la grande majorité des sous- officiers (889 sur 1 226 présents au 10 mars ; 1 283 sur 1 729 présents au 6 mai) est d’origine française ou européenne, quelle que soit la date prise en compte. Les comparaisons des proportions pour chaque grade dans chaque origine, sur la base des effectifs présents au 6 mai, confirment et précisent cette analyse.

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Dans le détail des compositions de chaque catégorie géo-ethnique, la troupe apparaît composée, pour près de la moitié, de soldats dits « autochtones ». À savoir que dans les unités engagées à Diên Biên Phu, il s’agit majoritairement de Thaïs et de Vietnamiens, des Bataillons Thaïs n°2 et n°3, des Compagnies de Supplétifs Militaires et autres soldats réguliers intégrés. Plus globalement encore, elle est composée pour les deux tiers des catégories de soldats originaires des territoires coloniaux. Plus de 90 % des soldats nord- africains, des Africains et des Autochtones présents à Diên Biên Phu sont dans la troupe (fig. 8, 9 et 10). Si la majorité des hommes de troupe est recrutée dans les populations locales et

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coloniales, les encadrants de bataillons, sous-officiers et officiers, sont issus des populations métropolitaines françaises. Il faut d’ailleurs noter la disparition de la catégorie des « officiers » dès que nous étudions les soldats originaires de l’Union française. Dans les bataillons thaïs, algériens, marocains, la très grande majorité des encadrants est française. Ainsi et selon les sources, parmi les 84 ou 90 Français comptabilisés au 5/7e RTA, 12 ou 13

sont les officiers du bataillon ; de même au 2/1e RTA avec 14 officiers parmi 83 ou 91

Français, et au 3/3e RTA avec 13 ou 17 officiers parmi 88 ou 129 Français. Au 1er bataillon du

4e Régiment de Tirailleurs Marocains, 13 officiers, 40 sous-officiers et 31 hommes de troupe

sont comptés parmi l’effectif français du bataillon. Les combattants des catégories « nord- africains », « africains » et « autochtones » représentent respectivement 6,4 %, 3,2 % et 5,1 % des sous-officiers de la garnison, et deux officiers nord-africains76, n’apparaissent même pas

sur les graphiques étant donné leur l’échelle (fig. 6 à 10).

Cette prépondérance d’officiers et encadrants français dans les bataillons existe aussi dans les bataillons de Légion. Parmi les sous-officiers seuls 11,2 % sont des « Légionnaires » étrangers, et seulement 3,2 % d’entre eux sont des officiers, puisque les « français » de la Légion sont comptabilisés dans la catégorie « Français ».

Au final, près de 10 % des soldats français présents dans la garnison de Diên Biên Phu sont des officiers, et près d’un tiers, des sous-officiers.

Finalement, les soldats les plus nombreux, ceux issus des territoires de l’Union française, représentent une masse de combattants, d’hommes de troupe, que l’on ne connaît pas ou très peu. D’où le déséquilibre des proportions de nos échantillons d’étude, évoquée dans l’introduction de ce chapitre. Les plus faciles à retrouver et les plus prompts à témoigner sont les soldats français gradés, et dans une moindre mesure européens. Les témoignages de soldats ayant appartenu à une unité de l’Union française viennent toujours des encadrants français. Ils ne représentent donc que la partie minoritaire de la garnison de Diên Biên Phu.

76 SHD, 1K539, papiers Lugand, op.cit. . ; d’après cette étude, il y aurait eu un officier algérien au 2/1e RTA et

un au 5/7e RTA. Dans le vol. 12, il indique qu’au 1/4e RTM, dont nous avons indiqué l’effectif « français », il y

avait 1 officier, 41 sous-officiers et 590 tirailleurs Marocains. Ce qui ferait au total 3 officiers nord-africains, ce dont nous n’avons retrouvé aucune trace par ailleurs.

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