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4 « L’expérience de Diên Biên Phu marque nécessairement une vie »

Quels que soient leurs choix professionnels et personnels après l’Indochine, il est plus qu’évident que ce moment de leur vie les a profondément marqués, ainsi que leur parcours de vie. Peu s’en ouvrent directement. Mais il est indéniable que les traces sont profondes ; cela se voit dans leurs écrits, cela se sent dans leur façon de témoigner.

Sur les vingt-sept témoins directs, quatre ont déclaré ne pas avoir été influencés par l’expérience de Diên Biên Phu dans leur vie postérieure. Mais tous les quatre avouent dans leur même témoignage, avoir encore des marques psychologiques liées à cette expérience. Ces marques, bien que non considérées comme telles par ces témoins, sont bien de réelles influences : les cauchemars qu’ils peuvent faire encore, ce qu’ils appellent eux-mêmes des « dégâts moraux », ou le fait d’avoir appris à relativiser face à d’autres événements de leur vie, sont véritablement des traces laissées par Diên Biên Phu, et qui en montrent toute l’influence. Parmi les autres témoins, quatre déclarent avoir mis plus de vingt ou trente ans, avant de vouloir se rappeler ces épreuves. Oubli conscient ou inconscient, l’influence même refoulée, existe. Réactiver ces souvenirs peut faire resurgir toute une gamme d’émotions, et il est toujours difficile de faire face à ces résurgences des années après. Ils expriment également très souvent cette gêne, voire cette honte éprouvée, pour certains, d’être vivant quand tant de camarades sont morts. Diên Biên Phu est « une cicatrice qui ne se referme pas »125 : image qui

doit indubitablement pouvoir s’appliquer à de nombreux Anciens combattants de Diên Biên Phu, quoiqu’ils en disent.

124 Extrait du témoignage de Fred Martinais, ancien du 5e BPVN, envoyé en 2008.

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Il en est de même pour leur rapport au Viet Nam. L’expérience de Diên Biên Phu, surtout celle bien particulière de la captivité, a pu les détourner complétement du Viet Nam.

Dans ces cas-là, la raison avancée n’est pas directement Diên Biên Phu, ni même ses suites, mais le régime politique du Viet Nam qui les rebute. L’influence est ici pourtant évidente : l’épreuve des camps de prisonniers communistes les a profondément dégoûtés de tout ce qui peut avoir une connotation « communiste ». Ceux qui sont revenus au Viet Nam des années après, ont un niveau d’explication différent. Ils y sont retournés pour le souvenir qu’ils ont gardé des habitants, pour lesquels ils disent s’être battus, et pour celui du pays. De ce souvenir du pays en question, ils en retirent toute référence au régime politique. Certains sont revenus sur les lieux de la bataille, d’autres au contraire n’ont pas voulu revoir Diên Biên Phu. Il n’y a pas de règles de ce point de vue, ni d’explication avancée. Le fait, pour eux, d’être retournés ou non, sur les lieux mêmes de Diên Biên Phu, se passe de commentaires. Les marques sont donc profondes, et il semble difficile pour beaucoup d’entre eux de ne pas y penser, d’une façon ou d’une autre.

Ceux des témoins qui, au contraire, déclarent clairement que cette expérience les a marqués, le font sur plusieurs plans : l’expérience professionnelle, l’expérience humaine, et les séquelles physiques et morales qu’ils en ont effectivement gardées. Les témoignages à ce propos sont, encore une fois, très individuels, et il est quasiment impossible d’en tirer des lignes générales tellement l’expérience vécue est ressentie et retransmise de façon très personnelle. L’un dit que Diên Biên Phu a été la meilleure formation militaire qui lui ait été donnée ; un autre, que cette expérience lui a appris à mieux connaître les Hommes. Certains insistent sur l’importance des liens créés par cette expérience commune, la camaraderie qu’ils y ont connue ; d’autres préfèrent mettre en avant l’importance de la vie, « bien suprême » de l’Humanité. Un autre dit encore que ses enfants ont eu pour leur vingtième anniversaire, la plus belle fête possible car, lui, avait passé le sien en captivité avec une boule de riz. Enfin, un Ancien parle de son deuxième enfant nommée Dominique, Anne-Marie, Isabelle. Indéniablement, l’expérience de Diên Biên Phu a été fondamentale pour leur vie.

« Diên Biên Phu a été plus qu’une expérience quand on fait partie des 30% de rescapés et que bientôt 55 ans plus tard on est toujours là […]. On voit la vie autrement »126. Ce commentaire

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est celui qui pourrait le mieux résumer les quelques sentiments communs aux expériences de chaque soldat-témoin.

Une autre preuve de l’influence, quoiqu’ils en disent, de Diên Biên Phu sur leur vie d’après, est le fait, pour ceux qui ont fait aussi la guerre d’Algérie, de ne pas parler de cette expérience algérienne de la même façon que de l’expérience « Diên Biên Phu ». Ils indiquent de manière assez vague les lieux où ils ont été, les unités dans lesquelles ils étaient incorporés ; ils ne donnent que très peu de détails sur cette seconde expérience. Malgré les questions posées appelant un récit plus détaillé, ils sont moins bavards à ce sujet, ils semblent moins affectés, y mettre moins de sentiments. Ils indiquent juste qu’ils étaient en Algérie. Peut-être ont-ils ressenti l’expérience algérienne comme plus classique en termes de combats, ou d’ambiance de guerre. En tous les cas, ils s’accordent pour dire qu’elle n’a jamais eu pour eux l’intensité dramatique des moments vécus en Indochine. Sans doute, l’expérience de Diên Biên Phu les a suffisamment choqués pour qu’ensuite elle reste l’expérience la plus forte, celle qui surpasse les autres sur tous les plans. Par ailleurs, ces soldats sont plus identifiés comme ceux de Diên Biên Phu, que comme ayant participé à la guerre d’Algérie. L’anonymat algérien les a attrapés, et les a publiquement fait disparaître. Les contacts avec les Anciens de Diên Biên Phu n’y étaient pas particulièrement recherchés et il leur a certainement été indiqué qu’il n’était pas nécessaire de revenir, alors, sur cet épisode.

Pourtant il a été nécessaire pour beaucoup d’entre eux de retrouver ces contacts avec les Anciens et de revenir, ensemble, sur cet évènement commun dans leur vie. Le dernier élément, quant à ces marques laissées par leur expérience commune de Diên Biên Phu, est le fait d’avoir créé en 1967, une Association d’Anciens combattants propre à cette expérience, une association pour « Ceux de Diên Biên Phu »127.

« […] longtemps après, progressivement, un besoin profond de fraternité d’armes rassembla les anciens : non pour refaire l’Histoire ou pour revendiquer, mais pour garder la mémoire des

127 L’Association Nationale des Combattants de Diên Biên Phu. Il existe de nombreuses sections régionales,

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disparus, s’entraider entre survivants, témoigner »128. Comme si cette expérience (trop)

particulière ne pouvait pas être comprise par d’autres que ceux qui l’ont vécue, ou qu’elle est bien plus importante dans leur vie que les autres, et que de ce fait, il lui fallait une association qui lui soit uniquement dédiée. L’expérience des camps a été également fédératrice de ce point de vue. L’Association nationale des anciens prisonniers et internés (ANAPI) a été aussi pour certains un lieu de retrouvailles avec d’anciens de Diên Biên Phu. Ainsi, parmi les vingt- huit témoins ayant accepté de parler de ces « influences » laissées sur leur vie par Diên Biên Phu, vingt-et-un déclarent avoir participé à ces associations avec plus ou moins d’engagement et de régularité. Il est notable cependant, que ces vingt-et-un anciens combattants soient tous d’anciens gradés d’origine française de tous les bataillons, sauf de la Légion. Ces derniers ont plutôt adhéré aux Amicales des anciens Légionnaires locales, dans leur pays d’origine pour certains. Quoiqu’ils en disent, marqués ou non, le fait de rechercher des repères rassurants de camarades ayant connu les mêmes épreuves tant de temps après, est quelque part, une preuve du fait que cette expérience les a profondément marqués, quel que soit la nature de ces influences. Si l’Association Nationale des Anciens Combattants de Diên Biên Phu a été dissoute à l’occasion du cinquantenaire de la bataille en 2004, ce n’est pas pour eux, une façon d’oublier. Le poids des années est simplement devenu trop important pour continuer d’organiser ces rencontres et manifestations pourtant fondamentales dans le ciment qui a fait d’eux « Ceux de Diên Biên Phu ». Car, si une expérience a réussi à faire des survivants, le groupe uni de « Ceux de Diên Biên Phu », c’est semble-t-il, de se retrouver unis dans la commémoration.

L’expérience particulière de Diên Biên Phu est bien celle qui reste la plus importante au fond d’eux. Elle est celle qui les a indubitablement le plus influencé. Le général Bigeard, au contraire connu pour ses actions en Algérie, n’a-t-il pas souhaité qu’après sa mort ses cendres soient dispersées sur Diên Biên Phu ? Pas à Saida en Oranie.

128 Extrait de l’Avant-Propos rédigé par le général de Biré, président national de l’Association nationale des

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III. PARCOURS INDIVIDUELS

Certains cas individuels pourraient confirmer ces développements. Il est possible de retracer des parcours individuels car certains sous-officiers ou officiers de Diên Biên Phu sont devenus des personnages publics, connus, qui ont aussi souvent beaucoup témoigné, ou ont eu des postes à responsabilités élevées dans l’Armée ou dans les gouvernements. Cependant, il peut être intéressant ici de se pencher sur des parcours d’hommes un peu plus anonymes, en tous les cas, qui ont rarement été sous les feux des projecteurs, ou de manière particulièrement éphémère. C’est pourquoi nous ne reviendrons pas sur les parcours d’officiers, tel les généraux Bigeard, Lalande, ou du Colonel Allaire qui a beaucoup témoigné.

Cependant, commencer avec celui qui a eu à commander la garnison de Diên Biên Phu peut être représentatif du soldat gradé d’origine française qui ressort de nos échantillons d’étude.