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Lors de la présentation des cas, la mise en avant de tel ou tel élément nous a permis d’identifier un certain nombre de « logiques » dans la catégorisation des cas ; certaines de ces logiques étant implicites, voire non conscientes. Ces différentes logiques permettent de montrer que cette catégorisation mêle des arguments de type médicaux, sociaux, émotionnels ou encore « institutionnels ». Il en résulte que cette catégorie de l’urgence n’est pas objective et qu’elle présente un caractère labile.

Logique médicale

Selon la « logique médicale », dans le contexte particulier des personnes sans abri présentant des troubles psychiatriques sévères, les situations catégorisées comme urgentes sont celles de personnes dont la gravité des troubles les met en danger. Il peut s’agir :

- de troubles somatiques, fréquents chez les personnes sans abri, mais dont l’absence de prise en compte par la personne elle-même amène l’équipe à s’en occuper.

- de symptômes psychiatriques particulièrement prononcés. La mise en danger pouvant être due à un risque de passage à l’acte, et donc à une situation d’auto-agressivité (risque suicidaire), ou lorsque l’état psychique de la personne est tel qu’elle est dans une incapacité à s’occuper d’elle-même et ne cherche plus à se nourrir, ou à s’abriter des intempéries, à se protéger du froid, etc…

Selon cette même logique, d’autres situations sont catégorisées comme urgentes en raison de l’articulation entre la temporalité de la maladie mentale et la possibilité de créer une alliance thérapeutique. En effet, les professionnels savent identifier le moment opportun pour intervenir en fonction des capacités d’engagement de la personne dans le soin et de la qualité du lien construit avec la personne permettant de pronostiquer l’impact le plus favorable de leur intervention.

Logique de protection des plus vulnérables

L’évaluation d’une situation se fait à l’aide d’un certain nombre de critères qui signalent, ou soulignent la vulnérabilité d’une personne :

1- Critères qui tiennent à l’apparence physique et biologiques, propres à la personne et à son corps :

- Le genre : les individus de genre féminin sont davantage soumis au risque de violence (notamment sexuelle) que leurs homologues masculins.

- L’âge : les personnes plus âgées supportent plus difficilement les conditions de vie dans la rue.

- Les compétences physiques et capacités motrices : la personne peut-elle se déplacer par elle-même. Avec quelle aisance, à quel rythme, sur quelle distance ?

 

2 - Critères relationnels et sociaux :

- la connaissance des structures existantes à destination des personnes sans-abri, leur usage de ces institutions (notamment : est-ce que la personne y a toujours accès ?).

- La connaissance de la ville : et donc la capacité à se repérer dans l’espace urbain et à s’y mouvoir.

- L’appartenance de la personne à un groupe, un réseau ou son intégration dans un quartier particulier, afin d’évaluer les éventuels soutiens dont elle pourra bénéficier.

- Ou encore la possession de biens matériels : Est-ce que la personne dispose de moyens directs pour se protéger du chaud, du froid, etc… ? A-t-elle des vêtements de rechanges, un lieu de vie privilégié (une cabane, un bout de trottoir, un parking, un squat) ?

Chacun de ces critères n’est que rarement signifiant en lui-même. Mais la combinaison de plusieurs d’entre eux débouche sur la notion relativement diffuse de « compétence de survie à la rue ». C’est l’évaluation de cette capacité à vivre/survivre dans la rue qui débouche éventuellement sur une situation d’urgence, par exemple être jeune et femme ; être vieux, impotent et isolé, etc…

Ces différents critères et leur combinaison potentielle renvoient à la triple dimension qu’attribue MH Soulet à la notion de vulnérabilité. Celle-ci étant une notion à la fois potentielle (la potentialité à être blessé), structurelle (notion qui ne prend sens que dans un contexte dominé par l’incertitude et qui implique un rapport particulier au risque) et relationnelle (ce n’est pas le fait d’être qui compte mais la situation dans laquelle on est qui définit la vulnérabilité) (Soulet, 2011)11.

Logique institutionnelle

Selon cette « logique institutionnelle » les situations sont considérées comme urgentes non pas en fonction de la situation de la personne, de son état physique ou psychique, mais à partir de critères liés au modèle de soin que cherche à mettre en œuvre cette équipe ou la recherche d’une continuité du projet de soins.

Assurer la continuité du projet de soin

Au premier rang de l’urgence pour « assurer la continuité du projet de soin » se trouvent les « fugues » hospitalières. En effet, lorsque une personne hospitalisée par l’équipe fugue de l’hôpital, la situation est systématiquement marquée comme une urgence.

L’équipe va donc organiser des tournées de rue pour retrouver la personne en fugue et pour la retrouver. L’objectif est alors de comprendre les raisons de son départ, et éventuellement de la faire « réintégrer » (selon le terme en usage) dans le service d’où elle s’est enfuie.

Compte tenu de la saturation des services psychiatrique, lorsqu’une personne fugue d’un service, sa place ne lui est gardée au mieux que quelques jours.

Cette logique tient alors, avant tout, au fait que l’hospitalisation, qu’elle soit libre ou sous la contrainte, est dans la grande majorité des cas le résultat d’un processus long de construction de lien entre l’équipe et la personne. Il aura fallu la rencontrer à plusieurs reprise, la rassurer sur l’hôpital, mobiliser des professionnels pour réaliser l’hospitalisation (EMMP, pompiers, parfois même la police), trouver une place libre dans un service et coordonner tout cela pour aboutir à une hospitalisation. C’est donc pour éviter de perdre le bénéfice du travail

11 « Les potentialités de la vulnérabilité ». Communication non publiée au colloque “un siècle de santé sociale :

formes et traitements des vulnérabilités” Lyon, novembre 2011, où MH Soulet présentait les dernières avancées de ses réflexions sur la notion de vulnérabilité pour penser les politiques publiques.

 

organisationnel réalisé précédemment qu’il est important pour l’équipe de réintégrer le plus rapidement possible la personne en fugue.

Principe utilitariste ou pragmatique

Dans cette logique institutionnelle, entre aussi un principe « utilitariste » ou pragmatique. Il s’agit ici de catégoriser comme urgentes des situations que l’équipe présume pouvoir être des « réussites » potentielles en terme de rétablissement sanitaire et social, des situations où les chances de voir un projet de soin aboutir et la personne sortir de la rue sont les plus élevées. Il s’agit généralement de personnes pour lesquelles le sentiment de « gâchis social » est le plus élevé. Donc, des personnes jeunes, avec des compétences intellectuelles et sociales nettement perceptibles malgré l’importance des symptômes et la gravité de la situation dans laquelle elles se trouvent. Ce sont des personnes qui ne sont pas chronicisées et pour lesquelles on peut s’attendre à un rétablissement « rapide » comme cela a été le cas pour plusieurs personnes prises en charge par l’équipe. Dans ces situations, le rapport bénéfice/risque s’inverse pour l’équipe puisqu’on peut parler de « success stories » gratifiantes (bénéfice), et de « risque » faible puisque si les résultats ne sont pas à la hauteur de ce qui était espéré, la personne sera un cas de plus dans la file active. Louise Fournier et Céline Mercier montrent bien qu’en parlant des personnes de la rue comme des personnes sales, désorientés, désordonnées, psychiquement instables, physiquement malades, en mobilité permanente et peu réceptives aux propositions de soins qui leur sont faites nombre de soignants et de services de soins en construisent une représentation comme étant des « causes perdues » (Fournier et Mercier, 1995). Ces cas de réussites supposées sont alors particulièrement importants dans la mesure où ils représentent le contre point de ces “causes perdues” et participent de cette volonté de l’équipe de faire évoluer les représentations sociales sur les personnes de la rue en montrant qu’elles peuvent elles aussi se stabiliser, voire se rétablir.

Logique de contrôle social

Enfin nous avons identifié une dernière logique dite de « contrôle social ». Nous entendons par là désigner la catégorisation en cas urgent de situations où les personnes dérangent l’ordre public par la mise en danger d’elle-même ou d’autrui (et nous faisons ici un usage restrictif de la notion de contrôle social). Ces situations de perturbation de l’ordre public peuvent être connues ou constatées par l’équipe elle-même, mais peuvent aussi être signalées par une personne privée ou un service extérieur.

Ces mises en danger comprennent :

- les risques encourus pour « l’entourage », au sens large, de la personne : les situations de passage à l’acte hétéro-agressif (lorsqu’une personne, du fait de son état psychique peut agresser physiquement d’autre individus).

- les risques pour la personne elle-même, qui du fait de son comportement « inadapté ou particulièrement exalté » pour reprendre le langage psychiatrique, excède ou provoque son entourage. Le risque est alors soit de générer une hostilité de l’entourage de la personne (les autres sans abri, les commerçants, les passants) aux conséquences non maitrisables, soit d’être incarcérées, parfois pour des délits mineurs (part exemple, uriner entre deux voitures).

Il s’agit alors pour l’équipe d’intervenir avant que la violence n’explose ou que soit prise une mesure répressive non adaptée à la situation. D’un point de vue médical, il s’agit d’une approche de « réduction des risques en santé mentale ».