L’évaluation sociale est engagée par tous les professionnels, quel que soit leur métier, lors des premiers contacts. Elle sera ensuite complétée par les assistantes sociales. Cette évaluation sociale opère à deux niveaux :
1) L’individu : il s’agit dans un premier temps de connaître l’identité de la personne, et de savoir si elle a en sa possession ses papiers d’identité pour pouvoir engager le cas échéant les démarches d’accès aux droits sociaux. Il s’agit ensuite de savoir si la personne a des droits ouverts à la sécurité sociale, pour pouvoir demander le cas échéant la CMU ou à l’AME selon la situation. Il s’agit enfin de connaître les ressources éventuelles de la personne (RMI, RSA, AAH, retraite, pension d’invalidité) pour pouvoir au mieux l’accompagner dans un projet de logement. Enfin, et ce questionnement ne vient souvent que tardivement dans la rencontre car il est source d’anxiété ou de repli, il s’agit d’explorer l’environnement familial de la personne pour pouvoir faire appel à la famille en tant que soutien à la personne, mais également aux professionnels lorsque l’accompagnement au rétablissement devient effectif.
Connaître l’identité des personnes (et disposer de papiers officiels attestant de cette identité) est une étape fondamentale pour leur permettre un accès à leurs droits sociaux, à des
ressources, à une citoyenneté et à une continuité des soins médicaux. Cette identité n’est pas toujours connue pour plusieurs raisons : certaines personnes sont atteintes de délire identificatoire qui leur font adopter une identité fictive ; d’autres sont persécutées (au sens psychiatrique du terme) et refusent de livrer leur véritable identité ; d’autres enfin ont des troubles cognitifs responsables de perte de mémoire. A ces raisons s’ajoute l’absence fréquente (par perte ou par vol) de pièces d’identité.
Les démarches accomplies pour trouver l’identité de Mr M (encadré) sont à ce titre exemplaire du bricolage et de l’inventivité dont doivent faire preuve les travailleurs sociaux, bien que d’autres catégories professionnelles se mobilisent. Elles contrastent avec l’illusion d’une société transparente où les personnes et leurs actes seraient identifiés et archivés.
Mr M est rencontré régulièrement par l’équipe depuis plusieurs mois. Il n’a pas donné son identité (la connaît-‐il ?), il ne possède aucun papier, et il est nommé par l’équipe par un pseudonyme renvoyant à son aspect physique. Un dossier informatique a été ouvert sous ce pseudonyme. Son état s’étant dégradé, une hospitalisation a été décidée au cours de laquelle il livre une identité, une date et une ville de naissance (Marseille). L’assistante sociale contacte la mairie de Marseille pour obtenir un acte de naissance. Ce monsieur ne figurant pas dans les registres de l’état civil de la ville de Marseille, l’assistante sociale renouvelle la demande avec différentes combinaisons de noms et prénoms que Mr M lui donne à chaque rencontre. Il évoque une naissance en Algérie, ce qui conduit l’assistante sociale à contacter le consulat d’Algérie, ainsi que les registres de l’état civil de Nantes centralisant les demandes d’actes de naissance pour les français nés à l’étranger. Mr M déclarant avoir travailler dans une des usines de la ville, l’assistante sociale contacte l’usine pour consulter le listing de toutes les personnes y ayant travaillée. Démarches vaines. Elle se rend alors dans un service de la police nationale : Mr M, sous les différentes combinaisons d’identité, n’est pas inscrit dans le fichier des étrangers, ni dans celui des personnes détentrices d’un permis de conduire, ni dans celui des personnes ayant commis un crime ou un délit. Munie d’une carte de France, elle lui fait pointer toutes les villes où il dit avoir résidé, et demande un acte de naissance dans toutes ces villes. Démarches également vaines. Au bout de quelques semaines, il livre une nouvelle identité sous laquelle il est enregistré dans une unité d’hébergement d’urgence (UHU) où il dormait régulièrement. L’UHU possède une photocopie d’un certificat de caisse de retraite à laquelle ce monsieur aurait cotisé. Il existe bien un relevé d’activité et de cotisation à la caisse de retraite mais quand l’UHU déclare posséder une photocopie de pièce d’identité de Mr M, le soulagement n’est que de courte durée, la photocopie est de mauvaise qualité et la photo ne correspond pas à la personne. Mr M, quant à lui, est retourné vivre dans la rue, dormant parfois dans l’UHU. L’équipe continue de le rencontrer le plus souvent possible pour lui donner les médicaments (neuroleptiques) dont il a besoin. [NT]
Les personnes qui vivent dans la rue peuvent avoir des ressources (retraite, pension d’invalidité, RMI, RSA, AAH) modestes. D’autres, en particulier les personnes en situation irrégulière, n’en ont aucune. Dans les deux catégories, la mendicité est une source de revenus exclusive ou complémentaire. Nous ne reviendrons pas sur les techniques de mendicité, bien décrites et analysées par ailleurs (voir Pichon, 1992).
En 2010, 30% des personnes de la File active étaient sans ressources18
: - soit parce qu’elles sont en situation irrégulière
- soit parce qu’elles sont en errance
- soit parce que, du fait de la maladie mentale et d’une incapacité à accomplir les démarches administratives, elles ont perdu leurs droits.
Leurs techniques de manche sont souvent inadaptées et inefficaces ce qui accentue leur dénuement. En revanche, d’autres personnes les maitrisent parfaitement (compétences de survie), ou sont installées durablement dans un quartier et bénéficient de la générosité des habitants du quartier (nourriture, vêtements, couvertures, argent).
2) L’Acteur ou « l’écologie de la survie »
La dernière dimension de l’évaluation est spécifique aux EMPP du fait du milieu de vie des personnes cibles : la rue. Les conditions de vie dans la rue étant particulièrement dures, seules les personnes ayant des « compétences » (terme utilisé par l’EMPP) peuvent trouver les ressources (institutionnelles ou informelles) nécessaires à leur survie, éviter les dangers et aménager des lieux de vie dans l’espace publique.
Ces compétences sont un savoir (connaître les ressources) et un savoir faire (savoir les utiliser) pour s’adapter à l’environnement particulier de la rue. C’est pourquoi les intervenants associatifs et institutionnels, ainsi que les chercheurs (Cf. Céfaï et Gardella, 2011), utilisent l’expression « écologie de la survie » pour décrire et analyser l’adaptation – c’est-à-dire la capacité à développer des stratégies de survie - des personnes à l’environnement physique et institutionnel des sans abri.
Les ressources institutionnelles ou associatives à la disposition des personnes sans abri sont : - le 115
- les UHU et centres d’hébergement
- les lieux de distribution de repas ou de nourriture - les fontaines
- les vestiaires
- les accueils de jour où ils peuvent être domiciliés pour recevoir leur courrier, mais aussi prendre une douche et laver leur linge.
- les lieux de soins (PASS, urgences, consultations MdM) D’autres ressources sont plus informelles :
- les douches sur la plage en été
- les sources de chaleur en hiver comme les bibliothèques publiques - les toilettes ou douches privées qu’ils peuvent utiliser
Plusieurs travaux de sociologues et d’anthropologues ont décrit les stratégies des SDF pour survivre dans la rue (y compris les lieux et techniques de manche) (Pichon, 1996 ; Rullac, 2006) aussi nous ne nous attarderons pas. Nous voulons simplement mettre l’accent sur le rôle des médiateurs de santé pairs dans cette équipe qui, possédant un savoir expérientiel de la vie dans la rue, ont transmis aux autres professionnels de l’EMPP leur connaissance de l’écologie de la survie, leur permettant ainsi d’évaluer les compétences de chaque personne de la file active, ou susceptible d’y entrer.