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2. Cadrage théorique

2.7 La perspective interculturelle

2.7.1 Littérature jeunesse et interculturalité

Pour relier la notion d’interculturalité à la littérature jeunesse, nous pouvons retenir que la lecture, comme nous l’avions brièvement mentionné dans notre introduction, est en soi un processus interculturel. Léon (2004) souligne les interactions et les rencontres possibles grâce aux livres :

La lecture littéraire est, avant tout, une rencontre : entre une histoire et un lecteur, entre des personnages et un lecteur, entre un auteur et un lecteur… Comme toute rencontre, elle élargit l’univers personnel de chacun, elle éclaire chaque expérience singulière, la met en perspective, lui donne du sens. (Léon, 2004, p.5) Même si la vision de Léon (2004) semble un peu utopique et naïve, nous souhaitons insister sur ce que peut apporter un livre au lecteur. La lecture permet des interactions improbables ; elle offre au lecteur la possibilité de se plonger dans des univers qui ne lui sont pas forcément

accessibles ; enfin un livre permet d’amorcer une réflexion sur notre place dans la société, dans le monde qui nous entoure.

Tentons à présent de définir ce vers quoi pourrait tendre un livre à caractère interculturel.

Celui-ci, à travers la rencontre entre plusieurs porteurs de références culturelles, devrait tenir compte des différences, tout en mettant en valeur la complexité de l’identité, à savoir : « les similitudes et l’altérité, l’unité et la diversité ou encore, la continuité et la différenciation » (Ladmiral & Lipiansky, 1989).

En reprenant la notion de diversité abordée par Ladmiral et Lipiansky (1989), Mellouki (2004) rejoint ces auteurs en ajoutant une dimension de multiplicité dans la manière d’aborder l’Autre. Comme nous l’avions vu plus haut, l’Autre n’est pas uniquement marocain, mais aussi femme, journaliste, ou encore musulman ; et c’est cette multiplicité de l’Autre que nous rechercherons à travers les personnages des livres à caractère interculturel.

Par ailleurs, un livre ouvert à la diversité des cultures devrait, dans la mesure du possible, éviter les stéréotypes. La richesse culturelle de la société gagnerait également à être valorisée.

La littérature mériterait de donner davantage la parole à des auteurs d’origines diverses, afin de contrer l’impression d’avoir accès uniquement à des livres écrits par et pour le groupe dominant. Un livre interculturel devrait servir de déclencheur à la réflexion sur des sujets divers, tels le respect, la différence, les similitudes, les rapports entre les différentes cultures, la diversité ethnique ou encore la transformation des rapports interpersonnels.

Perrot et Bruno (1995) enrichissent la discussion en posant les questions suivantes : « La diversité culturelle doit-elle être célébrée ou simplement reconnue ? La littérature qui intègre la diversité est-elle destinée spécifiquement aux groupes qui y sont représentés ou aux populations qui en sont absentes ? L’histoire […] possède-t-elle une signification différente pour une population immigrée et pour des lecteurs issus de la culture dominante ? » (p.143).

Sans prétendre forcément pouvoir répondre à ces interrogations, celles-ci semblent toutefois centrales dans notre réflexion, en touchant à une problématique plus vaste : comme nous avons pu le constater au moment de porter un regard historique sur la littérature jeunesse, la manière dont la culture est représentée dans la littérature est souvent le reflet de la manière dont la société se positionne par rapport à la diversité culturelle23.

23 Voir point 2.2

Selon Perrot et Bruno (1995), un livre interculturel doit tout d’abord permettre au lecteur de se retrouver lui-même, tout en proposant ensuite à ce même lecteur de se perdre dans le livre.

Ainsi, les auteurs confirment notre idée première selon laquelle un livre interculturel est un outil servant à la fois à nous reconnaître dans les personnages mis en scène, tout en nous permettant de nous décentrer. Mitchell (1995), en tentant de définir ce que pourrait être la littérature interculturelle, propose plutôt d’utiliser le terme de littérature « multiculturelle » dans le sens où les « ouvrages sont destinés à des communautés différentes » (p.145).

En analysant la situation de l’édition jeunesse au Canada, Mitchell (1995) souligne un élément important : « il semble que la culture commence à se déplacer du premier plan à l’arrière-plan » (p.145). Pour justifier ses propos, l’auteur ajoute que le roman Harriet’s Daughter est représentatif de cette tendance :

[…] de littérature qui fait passer la culture au second plan. Une jeune fille, dont la famille est originaire de Tobago, grandit au cœur de Toronto, et si la culture du pays d’immigration a une grande importance dans le récit, l’auteur donne tout autant d’importance au conflit des générations qui caractérise de nombreuses cultures. Ces histoires ne se contentent plus de considérer l’enfant comme un

« témoignage » d’une culture autre. (Mitchell, 1995, p.145)

Cet aspect de la littérature jeunesse reflète bien l’objectif et les critères propres au label que nous souhaitons mettre en place. Comme le souligne Mitchell (1995) au sujet de la société canadienne : « s’il est important de reconnaître que les Canadiens peuvent être anglophones ou francophones ou être issus d’une grande variété d’origines ethniques […], il est tout aussi important de remarquer qu’un individu ne se réduit pas à sa langue ou à la couleur de sa peau » (p.145).

Soulignons encore les propos de Camilleri (1996) qui rappelle que le concept d’interculturalité repose avant tout sur la notion essentielle de la prise en compte des interactions (cité par Marmoz, 2001, p.49).

Pour aller plus loin, un livre interculturel devrait tenter de dépasser les frontières raciales, ethniques et linguistiques. Il gagnerait également à proposer des personnages « en profondeur » (Mitchell, 1995), c'est-à-dire des héros auxquels nous pouvons nous référer, parce qu’ils possèdent plus d’une dimension. Nous pouvons constater que la littérature qui se dit interculturelle a évolué en faisant passer au second plan l’origine ou l’ethnie des personnages pour mettre davantage en valeur des sujets qui sont le quotidien des cultures en général : aborder la violence conjugale ou la maladie permet de faire passer à l’arrière-plan la

couleur de la peau ou l’origine sociale, et c’est vers ce type de littérature que nous nous tournons maintenant plutôt que vers une littérature trop évidente qui traite directement du racisme ou de la discrimination.

Un livre interculturel est un livre qui propose au lecteur de s’ouvrir à l’Autre, de voir des aspects de l’Autre d’une manière qu’il ne connaissait peut-être pas et par extension, de se connaître soi-même. Un livre interculturel permet de faire des rencontres, il permet d’échanger. Mais un livre interculturel surprend aussi, dérange, met le lecteur mal à l’aise, car c’est dans la confrontation que nous nous transformons. Il force ce dernier à remettre en question sa propre culture, parfois même d’ébranler dans la douleur ses plus fortes croyances.

A terme, le lecteur pourra revenir ou non sur ses conceptions, sur ses valeurs, sur sa vision de l’Autre, mais plus que de réellement avoir la prétention de changer la mentalité du lecteur, un livre interculturel aura au moins surpris, dérangé, agacé, décontenancé ; et c’est peut-être à force de voir l’Etranger dans les livres que notre voisin immigré ne nous paraîtra plus si différent, plus si « bizarre ». Le livre aura alors joué son rôle éducatif.

Cependant, comme le souligne Mellouki (2004), nous souhaitons émettre quelques réserves face à une connaissance de l’Autre uniquement théorique. En effet :

Pas plus que toute autre connaissance, celle des cultures des groupes constitutifs de la société ne peut s’acquérir uniquement de façon théorique et une fois pour toutes. Elle requiert un effort continuel d’analyse et de critique de sa propre culture, une expérience directe, dynamique et critique des autres cultures, une ouverture d’esprit et une capacité de se remettre en question. (Mellouki, 2004, p.33)

Il semble évident que, pour connaître l’Autre et lutter contre préjugés, stéréotypes et discrimination, la seule lecture de livres dits « interculturels » ne suffit pas et d’autres mesures d’accompagnement doivent être mises sur pied pour atteindre les objectifs souhaités. Comme le mentionne Mellouki (2004), « c’est à travers les relations, les interactions et les échanges que l’on peut saisir le fonctionnement pratique de la culture » (p.35).