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La perspective interculturelle : un concept à clarifier

6. Analyse et discussion

6.1 La perspective interculturelle : un concept à clarifier

Dès le début de notre travail, nous nous sommes heurtés à des problèmes de définition du concept. Entre description naïve de l’interculturel vu uniquement comme la rencontre avec l’Autre et les critiques très vives formulées par des auteurs tels Eder (1999) ou Demorgon (2000), nous sommes toujours en quête d’une définition qui prendrait en compte tous les aspects du concept, quête forcément utopique.

Cependant, pour compléter notre réflexion, nous nous appuyons sur les travaux de Wamba (2007). L’auteur déplore dans un premier temps l’utilisation du terme « interculturel » comme un concept « fourre-tout ». D’autre part, après avoir souligné l’importance décrite au début de notre recherche, à savoir d’être capable d’adopter une double posture de distanciation et de décentration, Wamba évoque un manque de connaissances sur ce qui se déroule concrètement à travers le préfixe « inter ». Enfin, l’auteur souligne un élément important : « Il apparaît que le respect de la différence culturelle, la tolérance et la décentration sont considérés comme des éléments qui peuvent faciliter le rapprochement entre les porteurs d’univers de signification distincts, mais ne traduisent pas essentiellement des situations de pratiques interculturelles » (p.43). Pour en revenir à notre objet de recherche, nous sommes conscients que la mise en place d’un label ne constituerait qu’une étape préalable à la relation interculturelle. Il semble essentiel à nos yeux que des discussions de fond sur la manière d’envisager l’interculturel accompagnent le label, car « […] la simple reconnaissance du mode de penser des autres n’est

pas une condition suffisante à l’établissement d’une véritable relation interculturelle » (Wamba, 2007, p.43).

Au-delà d’une définition idéale, la conduite de nos entretiens a souligné l’aspect suivant : l’interculturel et l’ouverture ou la recherche de connaître, de comprendre l’Autre sont des notions essentiellement occidentales. De plus, ces dernières ne font pas l’objet d’un intérêt propre à l’ensemble des populations. En effet, derrière l’ouverture, nous devons admettre, comme le souligne d’ailleurs notre interlocutrice d’une maison d’édition, que des individus ont peur de la différence, et derrière la crainte de l’Autre, ne se cache pas forcément une envie de connaître l’Autre. Dans un contexte comme Genève, puisque notre recherche s’appuie essentiellement sur des données propres à ce canton, l’Autre est encore trop souvent considéré par certains comme l’usurpateur d’emploi ou le cambrioleur et ces clichés ont la vie dure.

Face à ce constat, nous verrons dans la suite de notre analyse si le livre est l’outil idéal pour sensibiliser et toucher une grande partie de la population genevoise.

Derrière les éléments présentés ci-dessus se cache une réflexion réelle sur la place de l’interculturel dans notre société. Cette notion n’est-elle pas utopique et irréaliste dans un monde où l’individualisme gagne sans cesse du terrain ? Où les processus de mondialisation gomment les différences à la place de prendre celles-ci comme une force et une richesse ? A quoi cela sert-il de connaître l’Autre ? Qu’est-ce que l’effort d’ouverture va nous apporter, car c’est en effet d’effort dont nous parlons?

Sans avoir de réponses définitives à ces questions, les poser nous permet d’ouvrir le débat et de remettre en question la notion d’interculturel, souvent considérée comme une simple empathie et un respect de la différence. Derrière la tentative de définir le concept qui nous occupe se cachent également plusieurs défis : quelle place donner aux pratiques interculturelles dans le monde pour éviter la dichotomie Nord/Sud dénoncée par Wamba (2007), compte tenu du fait que la notion est essentiellement une construction occidentale ? Comment gérer les tensions, voire même la violence qui peuvent émerger d’une rencontre avec l’Autre ? Car dès le début de notre recherche, nous avons insisté sur le fait que les pratiques interculturelles mettent parfois à jour des débats sensibles touchant à des blessures profondes. Les propos engagés recueillis durant nos entretiens sont un exemple du sujet délicat auquel nous avons à faire. Enfin, un autre défi qui pourrait nous occuper porte sur la remise en question de la capacité des sociétés à se permettre d’être interculturelles (Eder, 1999), puisque selon l’auteur la volonté de se différencier des autres prime sur la recherche d’ouverture vers l’Autre.

Nous souhaitons maintenant émettre quelques réserves concernant l’utilisation du terme

« interculturel » pour sélectionner les albums pour la jeunesse. En effet, celui-ci n’était peut-être pas adapté à ce que nous cherchions à exprimer lorsque nous parlions de livres interculturels. Dans un premier temps, nous avons pensé qu’en interrogeant les professionnels du livre sur la question, nous obtiendrions des éléments concrets pour définir de manière satisfaisante le terme « interculturel ». En d’autres termes, nous pensions que le problème venait de la manière de définir la notion. Mais très vite, divers éléments nous ont fait prendre conscience qu’il nous faudrait probablement remettre en question le mot lui-même. Par ailleurs, les entretiens ne nous ont pas permis de mieux cerner le concept, ce qui nous a conforté dans notre volonté de trouver un autre terme pour définir le type de livres que nous souhaitions sélectionner.

Nous nous sommes progressivement aperçus que les albums qui nous intéressaient étaient en fait des livres représentatifs de la société multiculturelle qui nous entoure. Dans notre cadrage théorique, nous prenions appui sur les éléments propres au label genre lab-elle, qui sélectionne les livres représentatifs de l’évolution de la situation de la femme dans notre société. Nous avons également mentionné au début de notre recherche que nous voulions éviter les livres stéréotypés, tout en proposant des ouvrages qui ne discriminent pas l’Autre. A ce stade de notre étude, nous nous posons la question de savoir si un livre interculturel est un livre non stéréotypé. Quels liens pouvons-nous faire entre discrimination et interculturel ? Nous pensons qu’un livre non-stéréotypé62 est un élément parmi d’autres pour aborder la question de la définition d’un album interculturel, tout comme la nécessité de représenter la société en tenant compte de la diversité culturelle qui la caractérise.

Face à ce constat, nous pensons qu’un travail sur les livres représentatifs de notre société multiculturelle aurait été plus aisé que la tentative de définir les critères propres à un livre interculturel. En revanche, la discussion sur la question de l’interculturel a toutefois révélé des éléments pertinents et ouvert le débat sur un sujet qui semble loin d’être épuisé : comment définir le concept d’interculturel ? qu’est-ce qu’un livre interculturel ? les professionnels du livre ont-il une vision commune sur la question ? Autant d’éléments que notre recherche a permis de soulever.

62 Nous employons ici le terme « non-stéréotypé » tel qu’il a été décrit par Dafflon Novelle (2006) et www.lab-elle.ch

6.2 Le label

Sur la base de nos entretiens, nous pouvons constater que le label ne répond pas forcément à une demande de la part des professionnels du livre interviewés. Ces résultats sont cependant à relativiser, notamment compte tenu du faible échantillon de personnes interrogées63. D’autre part, nous ne savons pas non plus de quelle manière le label serait accueilli auprès du public.

Nous pouvons tout d’abord penser qu’un refus est à mettre en relation avec la situation de la littérature jeunesse en matière de stéréotypes. Les entretiens ont mis en évidence qu’il existait de moins en moins de stéréotypes culturels, voire racistes dans les albums pour enfants.

Même si cela n’est pas le signe que les livres représentent davantage la société multiculturelle dans laquelle nous vivons, nous constatons que, contrairement au postulat posé en début de recherche, les livres pour enfants sont de moins en moins stéréotypés. Compte tenu de la situation, peut-être que pour les professionnels du livre, un label s’avérerait inutile.

Les entretiens nous ont permis de mettre en évidence que la pertinence du label dépendrait du contexte dans lequel nous nous trouvons. En effet, le label semble plus adéquat auprès d’un public romand et concernant une littérature francophone, qu’auprès d’un public allophone ou la littérature étrangère : non seulement les deux publics cités ont chacun une approche différente des livres, mais les professionnels du livres ne font pas non plus le même travail.

Notons que, dans le premier cas, l’accent est mis sur la décentration, alors que dans le second, le Centre d’Intégration Culturelle, tout comme l’enseignante en classe d’accueil, insistent sur des éléments de reconnaissance : le lecteur doit pouvoir se retrouver dans le contenu d’un album. Au-delà du fait qu’un livre ne semble pas avoir le même rôle suivant l’origine du lecteur, nous nous posons la question de savoir s’il ne serait pas possible de proposer un label qui concernerait tous les lecteurs, quelles que soient leurs origines et la littérature jeunesse de tous horizons.

Reprenant les propos d’une des bibliothécaires que nous avons interrogées, nous constatons qu’un refus du label interculturel pourrait venir de certaines réticences persistant dans les mentalités. En effet, le label genre semble globalement avoir été bien accueilli par la population, en particulier par les professionnels du livre. Peut-être que c’est le signe que la

63 Après avoir effectué nos entretiens, nous avons eu l’occasion de rencontrer, de manière informelle, d’autres professionnels (enseignants, libraires, bibliothécaires) qui ont porté un grand intérêt au label.

valorisation de la place de la femme dans la société est davantage entrée dans les mœurs que les questions interculturelles. En d’autres termes, une femme qui fait le ménage pendant que l’homme regarde la télévision n’a plus sa place dans la littérature, mais un livre qui met en scène les gentils européens venant en aide au peuple africain (Max et Lili aident les enfants du monde, Bloch & de Saint Mars, 2005) ne choque pas (encore). Cependant, notre recherche a pu mettre en évidence que de plus en plus de personnes semblent sensibilisées à l’interculturel et nous sommes témoins d’une évolution réelle en matière de stéréotypes culturels dans la littérature jeunesse, même si nous rejoignons les propos recueillis durant un de nos entretiens : « Mais là, c’est un changement des mentalités qui doit avoir lieu. Et puis comme on sait, ça prend des générations, ça ne se passe pas comme ça en dix ans » (BC, l. 349, 350).

6.2.1 Au-delà du label : développements possibles

Nous souhaitons maintenant dépasser le simple constat d’une position majoritairement opposée au label pour proposer différentes pistes vers lesquelles nous pourrions nous tourner.

Ces propositions prennent en compte les réflexions décrites dans la partie de notre recherche consacrée à la synthèse de nos entretiens.

Premièrement, compte tenu du fait que le travail effectué par l’ISJM, notamment à travers l’élaboration de la brochure « Lectures des Mondes » est très approfondi et semble remporter la confiance des professionnels du livre, nous pourrions imaginer un prolongement des activités de l’Institut. Cependant, ce choix d’action se heurte à plusieurs obstacles : pour le moment, l’ISJM touche uniquement les personnes qui s’intéressent déjà aux problématiques interculturelles : « c’est clair que la personne qui s’intéresse au sujet saura que ça existe, mais..., d’autres personnes… il y a encore un travail à faire là-dessus » (CI, l. 292, 293). En effet, pour prendre un exemple concret, l’enseignante que nous avons interrogée n’avait pas connaissance des activités de l’ISJM. Ainsi, le premier obstacle cité en amène un second : pour que davantage de personnes soient sensibilisées, l’ISJM devrait peut-être se tourner vers une démarche communicative plus percutante et proche, par exemple, de ce qui a été fait lors de la mise en place du label genre lab-elle. A ce sujet, la personne interrogée à l’ISJM a émis quelques craintes, car cette démarche semble s’opposer aux valeurs des différents collaborateurs qui travaillent avec l’Institut. Comment faire alors pour sensibiliser le public ? Est-ce qu’une sensibilisation du public passe majoritairement par une politique publicitaire et communicationnelle active ? Enfin, dernier éléments qui vient compléter les obstacles au

développement des activités de l’ISJM : certaines personnes interrogées ont émis le désir qu’il fallait également proposer d’autres projets : « Moi je trouve que c’est très bien [le travail de l’ISJM], mais c’est peut-être pas suffisant hein. Je pense que s’il y a d’autres gens qui se… je trouve qu’il n’y a pas beaucoup… disons, on sort beaucoup de livres pour enfants, mais il n’y a pas beaucoup de gens qui travaillent dessus ». (LB, l.230-232).

Une deuxième piste de travail pourrait être développée : l’enseignante que nous avons interrogée propose, à la place de la construction d’un label, l’élaboration d’une liste comportant le nom de maisons d’édition sensibles à la question de l’interculturel. Notre interlocutrice cite notamment les livres issus de la collection pemf de la bibliothèque Freinet, ou encore les éditions de l’UNICEF. Pour l’enseignante, la publication d’une liste de maisons d’édition sensibles au sujet qui nous occupe permettrait d’éviter le caractère non exhaustif du label. En effet, il lui semble impossible de lire la totalité des parutions annuelles en matière de littérature jeunesse et le fait de cibler plutôt les éditeurs lui paraît plus large et pertinent.

Sur la base de nos entretiens, nous voyons une troisième possibilité de développer les questions qui nous intéressent, sans passer par la mise en place d’un label : pourquoi ne pas créer une charte de conduite à laquelle les établissements, librairies, instituts, bibliothèques…

pourraient adhérer ?

Lors d’un entretien dans une bibliothèque, la personne que nous avons rencontrée nous a présenté la charte de la bibliothèque dans laquelle figuraient des éléments de prise en compte de la diversité culturelle. Le document comporte différents avantages : tout d’abord, il éviterait d’apposer un autocollant sur un livre, engendrant ainsi une certaine catégorisation à laquelle les professionnels du livre s’opposent. Il permettrait aussi d’ouvrir la discussion autour des questions interculturelles et de tisser des liens entre les différents établissements en lien avec la littérature jeunesse. Enfin, il pourrait s’accompagner d’un travail en matière de communication qui toucherait peut-être davantage de lecteurs que la parution de la brochure

« Lectures des Mondes », pour prendre un exemple concret.

Alors, la mise en place d’un label se révèle-t-elle encore pertinente ?

Certains éléments penchent en faveur de son développement: il aurait l’avantage de lancer le débat sur les questions interculturelles, de faire évoluer peut-être le monde du livre pour la jeunesse, tout en proposant une approche de lecture alternative à celle qui est aujourd’hui offerte par les professionnels du livre. Le label permettrait aussi d’agir de manière tangible, au

lieu de parler « sur » ou de chercher des alternatives pour ne pas aborder concrètement le sujet. Il serait donc un moyen parmi d’autres pour sensibiliser les lecteurs à la discrimination et aux stéréotypes. Compte tenu du succès que remporte la plupart des produits labellisés, notre projet pourrait répondre à une demande du public, dans un monde très vaste comme celui de la littérature jeunesse : il permettrait de diriger et de rassurer le lecteur à la recherche d’un produit soucieux qui représente la société multiculturelle qui nous entoure. Enfin, dans l’idéal, le label contribuerait à développer des réactions d’empathie et de compréhension envers l’Autre.

En revanche, le label ne serait pas pertinent pour les raisons suivantes : les avis défavorables envers celui-ci venant de la majorité des professionnels du livre interrogés dans notre étude, l’évolution des mentalités qui doit encore se faire nous laisse à penser que le public n’est peut-être pas encore prêt à accueillir un label portant sur l’interculturel. Relevons aussi les difficultés liées à sa mise en place, notamment en matière de définition du concept et des critères propres à un livre interculturel. Enfin, comme nous le verrons dans la suite de cette analyse, le fait même que le label porte sur la littérature jeunesse rend difficile, paradoxalement, son impact sur la population que nous souhaitons cibler, puisque le livre reste un objet qui n’est pas accessible à tous, notamment pour des motifs socioculturels.