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CHAPITRE 2 Postures et fonctions de l’interprète musical dans les arts de la scène: une

2.2 Panorama des postures

2.2.4 Limites et nuances possibles de la proposition de typologie

Lors du développement de chaque posture dans la partie précédente, plusieurs questionnements et nuances ont surgi à la lumière de l’analyse d’exemples. Nous tâcherons, non pas de donner des réponses à ces questions, mais de discuter des limites que peuvent présenter la typologie et apporter des pistes de réponses aux problèmes qu’elle pose, ainsi que de possibles nuances et ajustements.

La toute première interrogation porte sur le musicien externe : pourquoi faire le choix d’employer ce type d’interprète sur scène alors qu’une bande sonore préenregistrée pourrait tout aussi bien remplir les rôles qui lui sont assignés ? On a vu avec Le Cercle de Craie

Caucasien que la présence des musiciens était moins justifiée par Olivier Normand que le

rôle de la musique en elle-même (instaurer le côté cinématographique, amener le côté « thrillant » qui lui tient à cœur, rythmer les mouvements des comédiens et mettre l’emphase sur la fébrilité des personnages embarqués dans la course-poursuite sans fin). Néanmoins, on a vu aussi que ces musiciens étaient présents dès le début de la création : leur présence au sein des répétitions a probablement fortement influencé l’état d’esprit et de corps des comédiens. Nous avons également pointé l’intérêt de la dimension brechtienne amenée par la présence de ces musiciens qui nous « distancie » de la dimension

cinématographique. En ce qui concerne ce spectacle, se trouve-t-on alors dans un paradoxe où les musiciens sont supposés nous aider à nous immerger dans une énergie, un univers, mais dont l’apparence et l’attitude nous distancient par essence de la fiction ? Il ne s’agira pas ici de remettre en cause les choix de mise en scène d’Olivier Normand dans ce contexte précis, mais, même si l’on peut parfois s’interroger sur le choix d’employer un interprète musical pour lui faire endosser essentiellement un rôle d’accompagnateur, il est certain que l’expérience du spectateur est impactée par ce choix. On peut certes pointer une différence en termes de perception sonore, de réception de l’objet musical en comparaison avec la diffusion d’une bande sonore, mais cela est-ce suffisant ? Georges Banu, dans son article « La musique live et la fêlure des mots »60 cherche à apporter un certain nombre d’éléments

de réponse à cette question, dont l’un d’entre eux assez singulier, au-delà des considérations dramaturgiques ou sonores, qu’on pourrait qualifier de « générationnel ».

La musique live atteste d’une volonté de rapprochement du présent, par-delà l’intimidation que peut exercer la culture, surtout ce que l’on appelle la Hochkultur à laquelle sont associés, pour bon nombre d’adolescents, les textes du répertoire de Shakespeare. Elle apaise les craintes et annule les complexes, elle renvoie aux concerts et aux smartphones dont tout jeune est aujourd’hui un habitué. (…) On peut se demander si le recours à la musique live ne s’apparente pas à l’autre, que j’ai observé jadis, de la langue brute ? La langue de même que la musique participent de la même volonté explicite de ralliement à l’actualité, du même programme de cooptation d’un public jeune, de la volonté programmatique d’atténuer pour un spectacle le statut prestigieux d’art du théâtre pour le convertir en acte vécu rattaché au quotidien immédiat ! […] Comment s’adresser aux jeunes, comment ne pas vieillir – voilà le sens inquiet de cet exercice !61

Si l’on peut discuter cette affirmation, qui, selon moi, tend à perpétuer une vision quelque peu réductrice des « jeunes » et tend à instaurer une hiérarchie entre les arts, on ne peut nier qu’employer un interprète musical est devenu au fil du temps une tendance, voire un réflexe lors de l’idéation d’une création. L’intention de rester « dans la tendance » serait donc déterminante dans le choix d’employer un musicien sur scène ? Cela est difficilement vérifiable et même si effectivement les créations en comportant sont nombreuses, il semble peu probable que cette « tendance » soit la motivation principale des metteurs en scène… La seconde interrogation qui a été soulevée dans la description des trois postures concerne la typologie en elle-même : les postures sont-elles toujours constantes au fil des représentations ? Des nuances sont-elles possibles ? Nous avons commencé à aborder ce questionnement dans la partie consacrée au musicien interne, en prenant l’exemple du rôle de Keith Kouna et Vincent Gagnon dans La Duchesse de Langeais. En effet, on peut tout d’abord remarquer un glissement dans la posture adoptée par les deux interprètes : d’abord très impliqués et présents, et identifiés comme musiciens internes, on remarque que leur présence s’efface au fur et à mesure du spectacle, et que leurs interactions avec le personnage s’amenuisent. Au final, il semble qu’ils passent de musiciens internes à externes : toute la place est progressivement laissée au personnage de la Duchesse/Édouard afin de pouvoir la/le laisser s’exprimer, dans un moment plus dramatique et chargé en

émotions (en l’occurrence l’évocation des viols subis dans l’enfance). Les musiciens s’effacent donc et terminent la pièce en soutenant de manière sonore le récit de la Duchesse : ils lui laissent le highlight, à elle, mais aussi à l’entité incarnée par le danseur (interprété par Fabien Piché), qui peut à la fois représenter l’amour perdu du protagoniste mais aussi une version jeune de lui-même. Ce changement de posture semble donc être une stratégie dramaturgique : les musiciens s’effaçant progressivement, l’effet grandissant de solitude du personnage est exacerbé, et sa relation avec le danseur plus puissante, centrale. Ainsi, les postures développées plus tôt ne sont pas immuables et peuvent évoluer au sein d’une même création, tout comme le narrateur, en littérature, peut lui aussi changer son point de focus dans un même texte. D’ailleurs, si on considère ces deux musiciens, on peut remarquer que leurs postures individuelles peuvent également être différenciées : si Keith Kouna porte un costume extravagant (cuir, bottes montantes, shorts, couleur noire dominante), Vincent Gagnon est quant à lui vêtu comme « au quotidien », en jeans et chandail. Cela porte à confusion quant à l’intégration dans l’univers général de la représentation, notamment en ce qui concerne Vincent Gagnon, le seul des quatre interprètes à porter un habillement « quotidien ». D’ailleurs, il semble également plus « effacé » dans ses interactions avec la Duchesse, contrairement à Keith Kouna (qui est certes le chanteur, souvent considéré comme le membre de band le plus extravagant et démonstratif). À la vue de ces observations, pourrait-on alors nuancer l’affirmation d’une posture générale interne, en considérant Gagnon plus externe que Kouna ? Il s’agit peut- être ici encore, d’une stratégie de mise en scène : le chanteur-personnage exubérant rejoint finalement la posture de son acolyte externe, et change de niveau de réalité en abandonnant La Duchesse, qui reste seule avec le danseur.

Si l’on reste dans la nuance de la typologie des postures, on peut également souligner que les critères en eux-mêmes ne sont pas fixes. On peut prendre comme exemple le critère de l’apparence physique de l’interprète musical, car nous avons vu précédemment qu’il était un des critères essentiels dans l’assignation à une posture. Ainsi, si le musicien porte un costume ou un habit qui reste dans les mêmes « tons » que ceux des comédiens, il serait

pianiste Rébecca Marois dans Fièvre62. En effet, cette dernière arbore au sein de la pièce un

bandeau doré, tout comme la protagoniste, et lors du salut final (car seul le haut de son corps est visible pendant la représentation), on constate que le reste de son habit tend à copier celui de la comédienne. On peut donc percevoir une volonté de créer une unité avec l’utilisation de cet accessoire, mais celui-ci est-il suffisant pour la poser sur le même plan que les comédiens ? A priori, si l’on suit la grille d’analyse de la précédente partie, il semblerait que Rébecca Marois adopte plutôt la posture de l’interprète musical externe. Dans l’ensemble, on peut donc considérer que cette typologie n’est pas totalement figée et qu’un interprète musical peut passer d’une posture à l’autre au sein d’une même œuvre (même si, en général, une attitude est prédominante). En outre, les critères qui déterminent l’appartenance ou non à une posture peuvent être eux-mêmes sujets à caution et ne doivent pas être considérés comme acquis car des exceptions sont possibles.

Enfin, une dernière critique peut être amenée à cette typologie : si cette dernière est certes basée sur des observations de terrain effectuées dans un cadre restreint (en l’occurrence des spectacles présentés à Québec sur une période récente) et ne se veut pas exhaustive, elle permet, à mon sens, d’avoir un aperçu global des postures pouvant être adoptées par les interprètes musicaux au sein d’œuvres scéniques. Cependant, quid des représentations dans un cadre non-occidental ? On sait que dans certaines formes de théâtre oriental, telles que le théâtre Nô japonais par exemple, la musique jouée en direct est une condition sine qua non de la représentation. Et la posture adoptée par son ou ses interprètes dépasse de loin la typologie proposée au sein de cette recherche : dans ces formes traditionnelles et codifiées, la question de la présence ou non d’un interprète musical ne se pose pas, et sa posture est claire, constante. D’ailleurs, en général, la forme du spectacle en elle-même est empreinte de musicalité (chants, paroles psalmodiées, etc.), ce qui donc gomme les difficultés d’intégration du musicien. Aurait-on alors, au sein de ces formes, un véritable musicien omniscient, intégré parfaitement à la représentation et mis à l’écart de tout dimension instrumentalisante ?

62 Fièvre, présenté du 24 septembre au 12 octobre 2019 au Théâtre Premier Acte, écrit et mis en scène par

A ce propos, il est intéressant de constater le travail mené par Jean-Jacques Lemêtre, musicien « officiel » du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Tout comme cette dernière s’inspire de formes non-occidentales, Lemêtre suit cette dynamique sur le plan de l’interprétation musicale et constitue un exemple d’intégration totale de l’interprète musical à l’ensemble de la représentation. Dans un entretien accordé à Jean-Marc Quillet63, il dit se

considérer comme un « poumon supplémentaire des acteurs 64 » dont il ponctue les

mouvements, le souffle et le texte. Intégré dès le départ au processus de création, dans un perpétuel échange triangulaire avec les comédiens et la metteuse en scène, il a certes son espace circonscrit sur scène mais n’est pas réduit au seul rôle d’accompagnateur : d’ailleurs, Mnouchkine et lui affirment rejeter en bloc la dimension de « créateur d’ambiance » ou d’« atmosphère » pour devenir un véritable « partenaire de l’acteur 65 ».

Ainsi, c’est l’influence des formes non-occidentales, ici appliquées et transposées à la représentation de même qu’aux méthodes de création, qui semble induire une intégration aussi complète et égalitaire de l’interprète musical dans le cas du Théâtre du Soleil. On ne saurait d’ailleurs placer Jean-Jacques Lemêtre dans une des trois postures proposées66, tant

le soin semble porté à le mettre sur le même plan que les comédiens. Il me semble représenter un condensé des trois postures, tout en en créant une supplémentaire, découlant directement de l’emploi des musiciens dans les formes spectaculaires non-occidentales, au sein desquelles l’emploi d’un tel interprète « va de soi ».

Enfin, ce n’est pas le cas dans cette grille, mais l’on pourrait, dans une version plus étendue et exhaustive de cette étude, aborder le cas du postdramatique, qui viendrait complexifier le rapport entre genre et traitement de l’interprète musical. Ce terme théorisé par Hans-Thies Lehmann dans son essai éponyme Le Théâtre Postdramatique (1999) « regroupe

63 Jean-Marc Quillet, La Musique de Jean-Jacques Lemêtre au Théâtre du Soleil – Entretien délectable et

inachevé avec Jean-Jacques Lemêtre, musicien du Théâtre du Soleil, Paris, L’Harmattan (collection Univers

théâtral), 2013, 164 pages.

64 op.cit., p.15 65 op.cit., p.16

l’ensemble des manifestations théâtrales contemporaines […] qui s’éloignent du modèle dramatique67 ». Or, le refus de la hiérarchie des langages scéniques en est une condition sine qua non, et induit donc un traitement à priori omniscient du musicien, inclus au même

titre que tous les autres éléments scéniques vivants et non-vivants. Si dans le cadre de ce mémoire nous nous intéressons au dramatique et non au postdramatique, cette manière d’envisager l’ensemble scénique pourrait également être éclairant pour appréhender la figure de l’interprète musical dans les arts de la scène.

Conclusion du Chapitre 2

L’examen de plusieurs caractéristiques est nécessaire pour déterminer la place accordée à l’interprète musical au sein d’un spectacle : sa place dans l’espace scénique, son apparence physique, sa relation avec les autres interprètes, etc. Les fonctions qu’il peut occuper sont également à prendre en compte : elles peuvent être de diverses natures, mais à la lumière de l’étude menée, on remarque que la fonction première du musicien, quel que ce soit son degré d’implication, reste de créer l’ambiance du spectacle et assurer les transitions. À la lumière des observations menées, on a ainsi pu constater que trois grandes postures de l’interprète musical sont récurrentes : si l’étude a certes été menée à Québec, et seulement sur dix spectacles, il est probable que ces trois postures puissent être retrouvées dans la grande majorité des créations contemporaines d’arts vivants en occident. Ces postures sont donc indicatives et peuvent être nuancées ou évoluer au sein même d’un spectacle.

Pour nommer ces trois postures, on est allé puiser dans la théorie narratologique, en l’occurrence celle des focalisations proposée par Gérard Genette : ainsi, à l’instar des focalisations internes, externes, et omniscients, on pourrait également retrouver des musiciens internes (le musicien est abordé comme un personnage de musicien au sein de la représentation), externes (le musicien a principalement pour rôle d’accompagner et soutenir l’ensemble de la représentation et ne fait pas partie de la fable, s’il y en a une) et omniscients (le musicien est à mi-chemin entre le niveau de réalité des personnages de la représentation et celui de la représentation elle-même, il voit tout et sait tout). Il ne s’agit

pas de définir laquelle est la plus cohérente ou la plus intéressante artistiquement : elles le sont à priori toutes et dépendent du parti-pris de mise en scène. Cependant, on constate que la posture externe, plus « fonctionnelle », domine largement dans les productions québécoises observées. On peut également constater que selon les formes d’art vivant, on proposera au musicien des fonctions plus ou moins habituelles ou audacieuses : ainsi, les spectacles jeunes publics ou de cirque proposent plus de diversité de postures en ce qui concerne le musicien. À l’inverse, dans les spectacles théâtraux plus « traditionnels », il est rare d’avoir des musiciens autres que du type externe.

Ainsi, les formes en elles-mêmes sont également à prendre en compte dans le traitement et l’intégration à l’ensemble de l’interprète musical : les attentes du public quant à la forme, tout comme des questions budgétaires ou de production peuvent avoir une influence sur la posture qui sera adoptée par celui-ci. Les formes non-occidentales évoquées en fin de chapitre pourraient également venir nuancer et enrichir ces classifications sommaires. Dans la partie création à suivre, on a tâché de garder en tête ces postures et ces fonctions afin d’identifier et de choisir les plus pertinentes à la construction du projet. Si on a mis de côté le jugement de valeur entre les postures, on a cependant retenu une d’entre elles qui semblait la plus enrichissante pour le travail à venir, en l’occurrence la posture omnisciente : je souhaitais, en tant que metteuse en scène, intégrer totalement le musicien à la création. Cette posture étant plus rare et probablement plus complexe à réaliser, dans la mesure où le musicien doit s’éloigner considérablement de sa zone de confort pour y parvenir, de nombreuses étapes ont été nécessaires afin de dégager des stratégies pour atteindre cette posture omnisciente de l’interprète musical. Ces étapes seront exposées dans le chapitre suivant qui détaille les premières approches puis les laboratoires spécifiques élaborés pour arriver à cette posture omnisciente du musicien.

CHAPITRE 3 Phases préparatoires de Projet Pluie :