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CHAPITRE 3 Phases préparatoires de Projet Pluie : approches du travail avec l’interprète

3.3 Version préliminaire de Projet Pluie

3.3.3 Bilan et analyse

La manipulation des objets a été centrale dans la construction de la séquence, et a permis de fixer définitivement les deux entités dans des niveaux de réalité différents : si la Femme est dans une manipulation à des fins plus réalistes, concrètes (verser des céréales dans un bol, manger, boire etc.), le Musicien cherche avant tout à créer du sonore avec le matériel dont il dispose. Ainsi, les deux entités ne se trouvent pas dans le même niveau de réalité : si la Femme semble se trouver dans une dimension plus concrète (même si manifestement troublée, marquée par la dépression et la tristesse), le Musicien est quant à lui dans un univers beaucoup plus abstrait, d’ores et déjà visible en observant les objets dont il dispose, avant même de le voir les utiliser. Ainsi, si c’est lui qui est l’instigateur du jeu de manipulation, le contraste entre les deux manières de disposer des objets est prégnant et plonge l’ensemble de la scène dans une ambiance particulière, empreinte d’étrangeté. À

de la partie 2, donnant l’impression d’un temps figé. Les micros-contact viennent amplifier les bruits de manipulation des objets, donnant un effet « cartoon » où la hiérarchie sonore n’est pas respectée. Enfin, le grésillement de la radio placée dans le micro-ondes s’inscrit comme un second tapis, évoquant à la fois la cuisson d’un aliment et un bruit de téléphone fonctionnant mal.

Le Musicien et la Femme évoluent donc dans deux niveaux de réalité différents, le tout dans une atmosphère globale d’étrangeté, non-réaliste, renforcée par le traitement et l’agencement des sons acoustiques et médiatisés.

Cette version préliminaire de Projet Pluie, par son système de récurrence, permet également d’interroger l’entité-Musicien et de mieux la circonscrire. Qui est-il ? Quelles sont ses fonctions au sein de la scène, et plus largement son identité, sa posture ? On remarque d’ores et déjà que c’est lui qui induit ce jeu de symétrie, que c’est lui qui mène la danse. C’est donc lui qui a le pouvoir et en somme, le droit de vie et de mort sur la Femme. On remarque qu’il pousse la Femme à se mettre en difficulté, voire en danger (bière bue d’un trait, couteau passé sur le cou…). Néanmoins, il la pousse aussi à s’alimenter (jeu du son de piano/cuillerée de céréales) même si cela évolue vers un excès et donc encore une fois une mise en danger potentielle (étouffement, vomissement). Sa position reste donc floue, mais ouvre un champ d’interprétation pour le spectateur : le Musicien pourrait incarner la solitude, la maladie mentale, le spectre du personnage de l’Homme (présent dans le texte original). Comme il est dit précédemment, si lui a conscience de la présence de la Femme et de ses réactions, ce n’est pas le cas de cette dernière : si elle regarde parfois dans sa direction, elle le voit sans le voir. On a donc deux entités inscrites dans deux niveaux de réalité, mais où une hiérarchie persiste.

Si on se place au niveau du spectateur, faire se dévoiler ce jeu d’interinfluence, dominé par le Musicien lui permet de comprendre la relation des deux entités. Une fois compris, le système de récurrences provoque un jeu d’attente chez le spectateur. Ainsi, si le spectateur remarque que le Musicien a touché tel objet et s’apprête à l’utiliser, on s’attend à ce que la Femme touche l’objet correspondant et l’utilise en imitation. L’issue peut alors être conséquente. L’exemple le plus pertinent pour illustrer cette idée se trouve dans la correspondance plumeau/couteau : en effet, quand le Musicien va commencer à se caresser

le visage et le cou avec le plumeau, le spectateur va comprendre que la Femme est contrainte de faire de même avec son couteau, ce qui pourrait la mettre en danger.

Cette notion d’attente est également présente sur le plan sonore : par exemple, on peut noter la présence du téléphone qui sera décroché à deux reprises sans qu’aucun signal sonore audible n’ait retenti. Paradoxalement, un certain nombre de sons produits par le Musicien évoquent une sonnerie de téléphone, mais cela ne provoque aucune réaction à l’égard de cet objet. On a également le micro-ondes dont la minuterie est programmée au début de la séquence par le Musicien : la durée de la programmation reste connue de lui seul et l’on ne sait ce qui adviendra quand la sonnerie retentira, et quand elle retentira. Cette remarque nous amène d’ailleurs vers une remarque quant à l’interprétation : en effet, l’ensemble de la scène adopte un côté performatif, dans la mesure où le contact des interprètes avec l’objet et les matières n’est pas feint ou simulé. Le couteau coupe, la bière étourdit, l’eau éclabousse. Cet aspect rend donc le jeu de symétrie plus « sérieux » : le risque, même s’il reste moindre, est bien présent, et l’inattendu peut subvenir (la Femme parviendra-t-elle à finir son verre d’alcool sans vomir est une question que peut se poser possiblement l’auditoire).

Enfin, si l’on considère la forme qui adopte une structure en « boucle », on peut dire que l’on est également à ce niveau dans une sorte de symétrie. Toutefois, le retour au départ ne sera pas exactement identique à la scène d’exposition : en effet, l’espace est désormais encore plus en désordre et l’état de la performeuse incarnant la Femme, alcoolisée et éprouvée par le repas, ne peut pas non plus être le même que celui dans lequel elle se trouvait au départ. Ici donc encore, on s’inscrit plus dans la récurrence que dans une symétrie structurelle parfaite. Cette forme et cette idée de récurrence font référence au texte original qui évoque un immobilisme temporel : comme la séquence, les jours passent et se ressemblent, comme la pluie qui tombe en continu.

Cette présentation constitue donc la dernière étape avant la version finale de Projet Pluie. Associée aux laboratoires précédents, elle a permis d’approfondir, de circonscrire les

Conclusion du Chapitre 3

De nombreuses étapes ont été nécessaires pour construire Projet Pluie. Elles ont toutes été utiles et essentielles à la construction de la présentation finale. Étant donné que l’objectif pour la création finale était d’atteindre la posture omnisciente en ce qui concerne le musicien, l’intégration à la création devait se faire progressivement.

Ainsi, le texte pris comme point de départ a permis de poser les bases pour débuter le travail de création : nous avons commencé par confronter nos points de vue respectifs, théâtraux et musicaux, retenus de la lecture. Nous sommes ensuite passés à la pratique avec des explorations basées sur une dynamique exploratoire, mais toujours avec un cadre bien défini afin de ne pas se perdre dans les nouveautés induites par cette méthode. Ont suivi les trois laboratoires spécifiques avec des objectifs clairs et des éléments visant à stimuler la créativité, la prise de décision active, à et aider à l’intégration du musicien à l’ensemble : concepts évocateurs (comme celui de la symétrie), réappropriation du vocabulaire musical, incursion de la technologie, etc. Tout cela a permis d’aboutir à une version préliminaire de

Projet Pluie qui s’est construite naturellement et qui a montré de grandes avancées dans le

travail mené avec le musicien. En termes de méthodologie, ce dernier s’est définitivement impliqué comme cocréateur et sur le plan de l’intégration, la posture d’interprète musical omniscient s’est imposée progressivement, même si elle a pu engendrer un gros écart dans les habitudes et la zone de confort du musicien.

En ce qui concerne le contenu de la création en elle-même, un certain nombre d’éléments et de systèmes dramaturgiques se sont dégagés de ces étapes de travail : premièrement, on a retenu la présence de l’objet comme l’un des éléments à conserver absolument pour la suite du travail. En effet, l’objet, le matériel du quotidien permet au musicien l’exécution de son et de rythmes, mais propose plus de choix créatifs que le simple accompagnement. L’objet, contrairement à l’instrument de musique, ouvre le champ des possibles et stimule la créativité de l’interprète. La manipulation en direct, pas seulement des objets mais aussi des dispositifs sonores semble également être une stratégie pertinente, et permet l’introduction de la technologie. L’installation de l’univers sonore par le biais des objets, notamment au moyen de la station d’effets, est également une manière d’intégrer l’interprète musical qui

me semble intéressante à conserver. Le système de récurrences est pertinent, même s’il doit être précisé et approfondi : il semble s’agir d’une bonne stratégie d’intégration du musicien au sein d’une création théâtrale et plusieurs personnes présentes dans l’auditoire lors de la présentation publique à l’occasion du colloque de la SQET l’ont aussi suggéré. Quant à la question des niveaux de réalité, elle est désormais plus claire : la Femme et le Musicien coexistent à la scène, mais ne sont pas dans le même univers. Seul le Musicien est capable de passer de l’un à l’autre et acquiert en cela un aspect omniscient, tout puissant : il est capable de contrôler le son, le temps, et surtout les actions de la Femme qui subit (pour l’instant) ce système de récurrence. Pour la version finale de Projet Pluie, il s’agira de voir comment cette relation contrôlant-contrôlée évolue et quelle peut être son issue.

Ainsi, les bases se sont posées en vue de la poursuite de Projet Pluie : la création et son contenu sont devenues plus clairs, les principes de relation entre le Musicien et la Femme se sont approfondis et du point de vue de l’intégration de l’interprète, nous pensons être sur la bonne voie, en tendant vers un musicien qui soit bien plus qu’un accompagnant de la représentation. Le chapitre suivant, qui clôt ce mémoire, se focalise sur Projet Pluie dans sa version finale et dresse le bilan de cet ultime travail de création et d’intégration.

CHAPITRE 4 Projet Pluie – Création théâtrale incluant