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CHAPITRE 3 Phases préparatoires de Projet Pluie : approches du travail avec l’interprète

3.2 Laboratoires spécifiques

3.2.3 Laboratoire n°3 : Degrés de présence et technologie

Ultime étape de ce cycle d’explorations spécifiques, le laboratoire n°3 revêt un aspect plus expérimental que les deux premiers. Dans la partie précédente, on évoquait la volonté d’utiliser d’autres langages scéniques et techniques pour poursuivre la construction de la création et en approfondir ou révéler certains aspects. Ainsi, il s’agit de mobiliser la captation et la projection en direct afin de faire varier les degrés de présence du musicien sur les plans visuel, physique et sonore. Au moyen de trois variantes d’un dispositif, nous allons, pour la première fois, ne pas avoir une coprésence égale entre la comédienne et l’interprète musical, et exploiter une mise en espace et hors espace de ce dernier, secondée par la technologie de l’image.

Il s’agit ici de voir comment des outils comme ceux-ci peuvent être intégrés pour venir éclairer le rapport de force entre les deux entités, ainsi que la construction et l’affirmation des niveaux de réalité en coprésence. On va également tâcher d’entretenir un rapport non-

anecdotique avec l’utilisation du matériel technique afin de rester dans la dynamique de manipulation déjà en présence dans les autres laboratoires.

Déroulement

Pour ce laboratoire, nous retournons au texte de base de Projet Pluie. Nous allons exploiter la « scène d’exposition » de la réécriture du texte de Tennessee Williams, scène qui installe l’atmosphère de l’œuvre, grâce aux didascalies que nous avons déjà commencé à traduire scéniquement et musicalement lors des explorations de la session d’automne. Nous allons donc reprendre en grande partie les éléments de mise en scène de ce passage que nous avions définis ensemble à ce moment-là. La séquence suit comme tel :

Tableau 6 Déroulement du Laboratoire n°3 Didascalies du texte

original

Actions musicien Actions comédienne Son

Une chambre meublée

dans Manhattan

Avenue Ouest. Une

femme, assise près de la fenêtre de la chambre, se détache vaguement, sur un ciel lourd et sombre.

Le musicien entre sur scène avec son ukulélé dans son étui. Il le pose et s’assied.

La femme se lève de son lit, met ses souliers et s’assoie à la table. Elle fixe le téléphone.

Ukulélé live

Une musique ténue,

hésitante, s’élève,

répétant plusieurs fois la même phrase, comme si quelqu’un, dans une

chambre proche,

essayait de se rappeler

un air sur une

mandoline. Quelques

fois, une phrase est chantée en espagnol. La chanson pourrait être

Estrellita.

Le musicien commence à jouer maladroitement du ukulélé en fredonnant.

La femme fixe

(La femme sort un bras nu et maigre de la manche d’un kimono déchiré. Elle prend verre d’eau dont le poids

semble l’entraîner

légèrement en avant.). La pluie commence à tomber. Elle cessera puis recommencera tout au long de la pièce. On

entend un bruit

semblable à un

roulement lourd et feutré : un vol de pigeons passe le long de la

fenêtre. Une voix

d’enfant chante dehors.

Le musicien commence à jouer avec l’eau du bassin devant lui. Il loope le son puis il sert un verre d’eau à la femme...

Il joue avec les pots d’eau. Il fait rouler une lanterne sur la table et l’allume. Il va ensuite étendre la nappe sur la table et loope le son.

… qui le prend et le pose presque aussitôt, en continuant de fixer le téléphone

Loop eau + lanterne + nappe (pigeons)

(Le chant est repris par un autre enfant qui le répète un peu plus loin en écho moqueur. La femme se penche comme si le poids de son verre la tirait en avant. Elle le pose sur le rebord de la fenêtre avec un petit bruit mat qui semble la faire sursauter…Elle rit sans souffle.)

Le musicien continue ses actions sonores, en jeu d’imitation avec la femme.

La femme, sans quitter des yeux le téléphone, se saisit des objets présents sur la table, comme pour se préparer à manger. Elle se ravise et empile tous les objets dans un coin de la table. Elle continue de fixer le téléphone. Elle le décroche à nouveau et le raccroche bruyamment.

Sons live.

Fin de la loop

Il est à noter que certaines actions ne seront pas réalisables dans toutes les variantes (comme par exemple quand le musicien tend un verre d’eau à la femme). Ainsi, ce schéma

de séquence ne sera pas suivi à la lettre et subira des modifications lors de la mise en pratique du laboratoire.

L’espace scénique reste sensiblement le même (tables, objets, lit...) que pour les précédents laboratoires, excepté l’écran en fond de scène. Néanmoins, comme cela est indiqué dans le paragraphe suivant qui énonce les trois variantes testées au sein de ce laboratoire, des modifications spatiales et l’exploitation du hors-scène seront adoptées afin de contribuer à la variation du degré de présence du musicien (déplacement de la table en coulisses…).

Schéma 2 Dispositif scénique de la Variante 1 du Laboratoire n°3

Dans la variante n°1, le Musicien et la Femme vont être séparés et chacun va conserver une table individuelle avec les objets dont ils disposent habituellement. Le musicien va être placé hors-scène, tandis que la comédienne conservera sa place à l’avant-scène. Ainsi, les deux interprètes vont exécuter la séquence sans coexister de manière physique sur scène. Le musicien sera certes absent physiquement, mais son image sera projetée en direct sur l'écran en fond de scène. Dans l’idéal, afin d’intégrer la technologie de manière non- anecdotique, le musicien devrait enclencher la caméra à son entrée en jeu.

Image 5 Extrait de la captation de la Variante 1 du Laboratoire n°3

Schéma 3 Dispositif scénique de la Variante 2 du Laboratoire n°3

Dans la seconde variante, le Musicien et la Femme se retrouvent à nouveau en coprésence physique sur la scène, et le musicien reste capté par la caméra et projeté en direct. Ainsi, par son retour sur l’espace scénique, il est cette fois-ci présent de deux manières: visuellement (sur l’écran de projection) et physiquement. Son degré de présence évolue par rapport à la variante précédente et l’élément technologique fait toujours partie de la scène. On peut, par exemple, inciter l’interprète musical à manipuler la caméra et ainsi avoir le contrôle de la captation.

Image 6 Extrait de la captation de la Variante 2 du Laboratoire n°3

Schéma 4 Dispositif scénique de la variante 3 du Laboratoire n°3

La variante n°3 est la version inversée de la variante n°1: cette fois-ci, c’est la comédienne qui est hors-scène, captée et projetée en direct, tandis que le musicien occupe, seul, l’espace scénique. Ainsi, il prend physiquement la place centrale au sein de la séquence.

Image 7 Extrait de la captation de la Variante 3 du Laboratoire n°3

Conclusions tirées du laboratoire

Plus que nous le pensions, la manipulation de la caméra s’est révélée contraignante et difficile à intégrer, notamment dans la seconde variante impliquant à la fois la performance musicale, la manipulation d’objets dont la caméra. Néanmoins, l’image du Musicien surplombant la Femme dans la première variante continue d’approfondir le décalage entre les niveaux de réalité des deux entités : le Musicien est là sans être là et son image prend toute la place, comme s’il surveillait les faits et gestes de la Femme. Pour la deuxième variante, la présence de la caméra a plus servi à mettre en valeur les objets présents sur la table et la manipulation de ces derniers plutôt que d’augmenter la présence du Musicien en lui-même. Enfin, peu d’éléments ont été retenus à l’issue de la troisième variante si ce n’est que la dynamique d’image/corps en superposition amène vers un jeu de miroir, de correspondances, qui a finalement introduit l’idée du reflet et du miroir, centrale dans la version finale de Projet Pluie (nous en reparlerons au Chapitre 4).

Ainsi, la présence de la caméra et de la projection n’a pas été retenue comme un élément pertinent à utiliser en vue de l’élaboration du laboratoire final. Néanmoins, les tests effectués ont permis de confirmer un élément essentiel dans la relation entre les

personnages, celui de l’omniscience et de la domination induite du Musicien sur la Femme, ainsi qu’une dynamique de reflet corps/image et une possible dualité entre les deux entités.