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Laboratoire n°2 : Formes musicales appliquées à la dramaturgie

CHAPITRE 3 Phases préparatoires de Projet Pluie : approches du travail avec l’interprète

3.2 Laboratoires spécifiques

3.2.2 Laboratoire n°2 : Formes musicales appliquées à la dramaturgie

Le laboratoire précédent visait à consolider la relation entre les deux interprètes et l’exercice de la symétrie a apporté de premiers embryons de réponse à cette problématique. Des univers théâtraux ont également commencé à émerger de l’exercice, s’orientant sur le décalage entre les niveaux de réalité au sein desquels évoluent les deux interprètes. Enfin, une position non-accompagnante du musicien a également émergé du travail de symétrie. Ce deuxième laboratoire avait pour but de creuser encore plus toutes ces avancées : si la symétrie faisait encore un peu plus coexister qu’interagir les deux interprètes, comment envisager une interrelation qui soit fondamentale? Comment intégrer encore plus l’interprète musical dans la séquence théâtrale en construction? Enfin, dans une dimension plus méthodologique qu’artistique, comment pousser le musicien à se faire dirigeant, véritable acteur du processus de création plutôt qu’interprète dirigé?

Pour faciliter l’accès à la posture de dirigeant pour l’interprète musical, j’ai décidé d’aller puiser dans le domaine de la théorie musicale pour concevoir le canevas du présent

laboratoire, en l’occurrence ce que l’on appelle les formes musicales71 : ces formes

désignent la structure qu’adopte une œuvre musicale, une forme souvent stricte et codifiée, mais qui laisse souvent libre cours à la variation. Ainsi, il s’agissait dans ce deuxième laboratoire d’appréhender la forme dramaturgique comme une forme musicale et les actions constituant la séquence comme des thèmes pouvant être sujets à des variations, des modulations, des répétitions ou des altérations. Appliquer des formes musicales à la dramaturgie me semble également stimulant pour le musicien, non seulement parce que le vocabulaire adopté (tonalité, modulation, thème ...) lui parle et fait écho à sa pratique disciplinaire, mais aussi lui laisse la possibilité et la liberté d’improviser, de créer, d’explorer. Comment va-t-on traduire le langage musical à cette échelle? Est-il soluble dans la dramaturgie?

Contenu

Le postulat était au départ de réaliser l’exercice avec trois formes musicales distinctes, en l’occurrence la forme rondo, la forme lied et la forme sonate. Le tableau en page suivante permet de comprendre ces trois formes :

71 Selon André Hodeir : « La forme, c’est la manière dont une œuvre s’efforce d’atteindre l’unité. Plus est

grande la diversité que cette matière met en jeu, plus la forme est riche; plus les différents éléments introduits se coordonnent en un tout homogène, plus la forme est parfaite. Cette définition a l’avantage de mettre en lumière l’essence même de l’œuvre. Qu’est-ce, en effet, qui conditionne une forme donnée? Ici, un certain type de thème (le choral): là, l’alternance, le dialogue (le concerto); ailleurs, un procédé d’écriture (l’organum). C’est la permanence de ce thème, c’est cette alternance du soliste et de l’orchestre, c’est ce procédé d’écriture qui sont essentiels; c’est à travers eux que l’œuvre s’efforce d’atteindre l’unité. (...) » (André Hodeir, Les Formes de la musique, Paris, Presses Universitaires de France (Coll. Que sais-je?), 1951, p.18-19.).

Tableau 4 Description des trois formes musicales (rondo, Lied, sonate)

Après discussion, nous avons choisi de nous concentrer sur la première, que nous voyions plus facilement applicable à la séquence de base que nous souhaitions conserver. Pour mettre en place notre « rondo scénique », nous avons décidé d’aller dans la continuité du précédent laboratoire, en continuant d’exploiter la séquence de base et la notion de symétrie gestuelle. Nous nous sommes ensuite interrogés sur l’« identité » de nos trois thèmes A, B

Forme rondo Forme Lied Forme sonate

Structure

simplifiée A-B-A-C-A PARTIE A (A1-A2) – Pont PARTIE B (B1-B2) –

Pont PARTIE A’ (A1-A2-

A’2)

Introduction (facultative) Exposition : Thème 1 – Pont

(non modulant) – Thème 2 Développement : variations/transformations

des Thème 1 et Thème 2 Réexposition : Thème 1 –

Pont (non modulant) – Thème 2 (tonalité

principale) Conclusion (facultative) Description Dans sa forme la plus

basique, la forme rondo est constituée d’une alternance de thèmes, avec le thème A comme pivot, qui revient à trois reprises dans la tonalité principale. Selon les époques et les styles, les

thèmes B et C viennent s’insérer dans des tonalités voisines, relatives ou éloignées.

La première partie présente un thème décliné en deux étapes. La seconde présente un autre thème décliné en deux étapes. La troisième

partie réexpose la première, mais une troisième étape s’ajoute:

il s’agit d’une variation de la seconde étape. Les trois parties sont reliées

par des transitions (ponts).

L’exposition débute par le Thème 1 (principal), et à

l’aide d’une transition modulante amène vers un second thème, qui, selon les époques et les styles, adopte une tonalité voisine, relative

ou éloignée. Dans le développement, ces deux

thèmes se retrouvent entremêlées et se transforment, se déclinent en

variations. Lors de la réexposition qui s’ensuit, on

retrouve le Thème 1 de l’exposition, suivi d’un pont

non modulant qui amène vers le Thème 2, cette fois-ci

adoptant la tonalité principale.

La scénographie est restée la même que dans le laboratoire précédent de même que la séquence de base du lever-repas-retour au lit.

Finalement, voici la structure que nous avons choisi d’adopter pour notre “rondo scénique”. Il est à noter que la forme rondo, comme toutes les autres formes musicales, n’est pas figée dans le temps et toujours structurée à l’identique selon les compositeurs qui l’emploient. Ainsi, dans le laboratoire, certaines libertés ont été prises dans le but de créer un ensemble cohérent (notamment dans l’exposition thématique du dernier “A”).

Tableau 5 Déroulement du Laboratoire n°2

Thème Contenu “Identité”

Introdu ction

Les deux interprètes sont allongés sur le lit, tête-bêche.

/

A - Les interprètes se réveillent - Ils passent en position assise - Ils se mettent debout - Ils mettent chacun un soulier - Ils s’étirent

- Ils se tournent vers la table, puis avancent jusqu’à elle

- Ils tirent chacun leur chaise puis s’assoient

- Ils posent leurs mains sur la table

Toutes les actions se font en symétrie et en simultané.

B Les interprètes sont assis à la table et manipulent les objets qui sont devant eux. Parfois, ils interviennent dans l’espace de l’autre, mais n’ont jamais de contact ou d’interaction entre eux.

Toutes les actions sont non-sonores. L’interprète théâtrale effectue des actions concrètes, l’interprète musical effectue des actions abstraites.

A - Les interprètes retirent leurs mains de la table

- Ils replacent leur chaise - Ils reculent jusqu’au lit - Ils se tournent face à face - Ils s’étirent

- Ils enlèvent leur soulier

Toutes les actions se font en symétrie et en simultané (certes ici on est en déroulement inverse par rapport au premier A, mais l’identité de ce dernier est préservée car on a toujours la symétrie et le simultané, ainsi le A reste le thème pivot)

- Ils s’assoient sur le lit - Ils s’allongent - Ils se rendorment

C L’interprète théâtrale reste couchée et observe l’interprète musical qui effectue des actions sonores à la table.

On a un “solo” de l’interprète musical, qui manipule à nouveau les objets présents sur la table mais cette fois-ci de manière sonore. A Même chose que le précédent A, mais avec

seulement l’interprète musical. Même s’il n’y a qu’un seul interprète, la notion de symétrie reste en substance (l’interprète musical effectue toujours sa séquence de la même manière que s’il était face à l’interprète théâtrale).

Image 3 Extrait de la captation du Laboratoire n°2 (Thème B)

Conclusions tirées du laboratoire

Tout comme pour le précédent, nous tirons un bilan positif de ce laboratoire, qui semble avoir rempli les objectifs posés; de clarifier et d’approfondir la relation entre les deux entités en construction, mais aussi de trouver une méthode permettant au musicien de pouvoir s’impliquer plus activement dans l’élaboration de la séquence et de développer sa créativité.

Nous avions déjà commencé à évoquer un possible décalage de niveaux de réalité entre eux deux et ce laboratoire est allé dans ce sens. Par exemple, le choix d’un solo de l’interprète musical pour le « thème » / partie C tandis que sa comparse reste couchée en l’observant, est une piste intéressante : si le Musicien est en quelque sorte l’« ombre », le double de la Femme, il peut prendre ses libertés et l’abandonner par moment. Ainsi, ce choix spontané de séparer les deux entités confirme la nécessité de maintenir cette division des niveaux de réalité: le Musicien doit avoir son propre réseau de sens, distinct de celui de la Femme. En ce qui concerne la relation entre le Musicien et la Femme, elle reste floue, mais des schémas d’intentions viennent se dessiner : ainsi, dans la partie B où ils manipulent des objets, il est arrivé que la Femme puisse en faire tomber un et qu’il soit rattrapé par le Musicien (et inversement). Si l’un rattrape l’objet de l’autre, sans nécessairement créer de contact avec l’autre interprète, cela peut induire une signification intéressante qui s’inscrit dans le propos: en effet, si l’entité incarnée par le musicien représente en quelque sorte la folie ou la solitude de la Femme et que celle-ci rattrape les objets qu’il fait tomber, cela peut signifier qu’elle rappelle sa folie à l’ordre et essaie de la contrôler. Dans le cas inverse, si c’est le Musicien qui rattrape les objets de la Femme, c’est comme s’il prenait soin d’elle et réparait ses négligences. Et si on laissait l’objet tomber et se briser subitement, quel pourrait être l’effet produit sur celui ou celle à qui il a échappé? Par le choix de la manipulation d’objets, on peut d’ores et déjà orienter l’entité du Musicien vers un aspect bienveillant ou malveillant envers la Femme.

temporalité de la scène: en effet, avec l’action de “lever/coucher” qui revient à trois reprises, le déroulement temporel n’est aucunement réaliste (comme si les journées étaient extrêmement courtes, en se déroulant très rapidement avec des actions très peu ordinaires et concrètes). Cet élément de “flou temporel” a été soulevé pendant l’exercice et nous a semblé très intéressant à exploiter pour la suite. Aussi, ajouter de l’éclairage pour brouiller encore plus les pistes pour le spectateur serait probablement un élément pertinent à conserver et approfondir.

Ainsi, l’application du langage musical à la construction d’une séquence théâtrale a non seulement fonctionné en ce qui concerne l’implication de l’interprète musical dans le processus de création, mais a également approfondi ou fait surgir de nombreux éléments pertinents quant à la poursuite de Projet Pluie, notamment dans la relation inter-entités, la construction de l’univers et ses niveaux de réalité ainsi que la notion de flou temporel et de temporalité non réaliste et répétitive.

3.2.3 Laboratoire n°3 : Degrés de présence et technologie