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LES VERBES D'EXISTENCE : LA SEMANTÈSE DE AVER, SER, ESTAR, DAR ET IR

SECONDE PARTIE

Y, MORPHÈME ASTÉMATIQUE

III. -Y, AGENT DE COHÉSION SÉMANTIQUE

1. LES VERBES D'EXISTENCE : LA SEMANTÈSE DE AVER, SER, ESTAR, DAR ET IR

Tout d'abord, il faut noter que la notion de verbe d'existence n'est pas acceptée unanimement. Jack Schmidely, par exemple, la rejette puisqu'il considère ser et aver comme des verbes copules, des purs coordinants verbaux. Pour cet auteur le sens existentiel se dégage du contexte :

Fundamentalmente ser no es sino un verbo copula, un puro coordinante verbal, y si se le ocurre contribuir a la expresión de la existencia, lo debe a unas circunstancias de utilización, a unas condiciones de contexto bien determinadas. [...] Lo que es existencial en tales construcciones [avec avoir ou aver] no es el verbo en sí mismo, sino el hecho de que, con este verbo, se vincula una entidad a un lugar – significado en francés y en español justamente por y – ; dicho de otro modo, gracias a la relación de dependencia expresada por avoir, la entidad regida halla un lugar, un espacio en el cual se encuadra. Si, como resultado hay existencia, es por inclusión en un lugar, que este se explicite en otra parte o que permanezca en total indefinición.566

D'autres auteurs cependant, tel Maurice Molho, voient dans ces verbes la capacité à dire l'existence – sous des aspects différents – d'un être.

Pour Jack Schmidely la déclaration de l'existence est résultative de la relation syntaxique, elle relève donc du discours. Pour Maurice Molho la déclaration de l'existence est le propre de certains verbes, elle est donc du ressort de la langue. Ces verbes sont au nombre de cinq, ceux-là mêmes qui permettent la coalescence du yod et qu'un rapport mental basé sur la

«notion fondamentale d'existence»567 unit. Il s'ensuit une hiérarchie sémasiologique interne selon laquelle «HABER apparaît préexister idéellement à SER,»568. Quant aux trois autres verbes, ils se situent «moins en avant dans la hiérarchie sémasiologique des notions verbales»569.

Les verbes aver, ser et estar ont déjà été étudiés dans la partie consacrée à hay. Nous n'y reviendrons donc pas sauf pour souligner certains aspects qui contribueraient à mettre en lumière la relation entre les verbes d'existence. On rappellera pour mémoire que les trois verbes déclarent l'existence d'un être dans des perspectives différentes. Le verbe ser ne saurait dire que l'être, estar une existence circonstancielle et aver l'existence d'un être par rapport à un autre. Rappelons ces quelques phrases de Marie-France Delport que nous avons déjà présentées plus haut :

Le propre de ser, représentation thétique, est de ne faire rien d'autre que de poser de l'existence, sans prendre en compte la variation ou la non-variation de cette existence.570 haber déclare qu'existe un rapport entre deux éléments, un rapport tel que le second est considéré comme relatif au premier, dépendant du premier ; un rapport, plus précisément, qui pose l'existence du second élément relativement au premier.571

566 Jack Schmidely, «La –y de doy, estoy, soy, voy», op. cit., p. 615.

567 Maurice Molho, op. cit., p. 84.

568 Ibid., p. 88.

569 Ibid.

570 Marie-France Delport, op. cit., p. 355.

571 Ibid., p. 105.

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Ir, comme l'indique Maurice Molho, «signifie la futurité de l'être, emporté dans un mouvement prospectif qui s'oriente en direction d'une finalité visée, spatiale ou mentale»572. Maurice Molho remarque aussi que le lien entre ir et ser est si étroit «qu'il lui [ir] a été permis d'emprunter à SER, représentatif de son passé notionnel, une forme spécifique de passé : fui, thème vecteur d'aoriste commun, dès les origines de la langue et aux deux conjugaisons»573.

Dar, quant à lui, est également un verbe dynamique mais il exprime un mouvement centrifuge effectué par le sujet, que ce soit donner quelque chose – de concret ou d'abstrait – à quelqu'un, l'effet de sens probablement le plus habituel, ou employé sans bénéficiaire comme dar un salto, dar un grito. Dans tous les cas il s'agit d'un mouvement vers l'extérieur, au terme duquel, le «don» accède à l'existence. Il en va de même, dans les tournures unipersonnelles, que ce soit sous une forme réfléchie, comme darse el caso, ou non, comme dar la casualidad où le sujet n'est pas identifié car il s'agit de la personne grammaticale, que Maurice Molho appelle personne d'univers, ou encore dans les constructions pronominales comme darse importancia ; ce qui importe, c'est l'accession à l'être de la chose donnée.

Par ailleurs ces cinq verbes révèlent tout un jeu d'oppositions, et des rapports harmonieux et subtils outre les différentes modalités d'exposition de l'existence d'un être.

Ainsi, ser dit le fait d'être. Pour Renaud Cazalbou, ser est «le verbe le plus fondamental [...]

considéré comme l'hyperonyme de la série»574. En cela il diffère de Maurice Molho pour qui

«HABER apparaît préexister idéellement à SER, en vertu de l'inévitable intuition, plus haut énoncée, que pour "être" il faut d'abord "avoir" l'être»575.

Traditionnellement on oppose ser a estar, l'essence à la circonstance. Il y a là deux façons de concevoir l'existence : l'une intrinsèque, l'autre extrinsèque. En outre estar accompagné d'un adjectif participial, et peut-être à cause de ce statisme, est apte à dire le résultat d'une opération. Certains adjectifs, par ailleurs, changent de sens selon qu'ils sont employés avec ser ou avec estar, comme ser listo ou estar listo. Où l'on voit que cette dernière formulation implique un état antérieur différent de celui qui est exprimé, alors que dans ser listo il n'y a ni avant ni après, mais un continuum. De tous ces effets de sens il découle que «ce qui est demandé a estar c'est avant tout de découper une parcelle d'être nécessairement contrastée, une stase pour reprendre un terme utilisé par Jean-Claude Chevalier»576 (d'où la notion d'état qui s'en dégage). Dans la hiérarchie notionnelle des verbes d'existence, estar se situe forcément dans l'ultériorité de ser. Maurice Molho disait à ce propos :

La représentation assignée à ESTAR est celle d'une position acquise. Subséquent au devenir qui a apporté l'être (SER), le propre de estar est de le situer dans la perspective d'un devenir ultérieur qui l'emporte.577

Comme le fait remarquer Renaud Cazalbou, estar, de son origine latine, semble avoir gardé la valeur de l'immobilité «par opposition à IRE qui dit l'être en mouvement»578. L'état

572 Maurice Molho, op. cit., p. 92.

573 Ibid.

574 Renaud Cazalbou, op. cit., p. 186.

575 Maurice Molho op. cit., p. 87.

576 Renaud Cazalbou, op. cit., p. 187.

577 Maurice Molho, op. cit., p. 92.

578 Renaud Cazalbou, op. cit., p. 186.

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résultatif que peut déclarer estar suppose un regard vers le passé, dit une opération révolue dans l'antécédence du présent de locution d'un acteur donné, alors que ir, en symétrie avec cette visée, suppose un mouvement orienté vers le futur, d'où l'emploi de ce verbe pour exprimer le futur proche. Cette opposition entre résultativité et futurité semble s'estomper dans les constructions où estar et ir sont employés comme auxiliaires, associés à un gérondif. Está diciendo et va diciendo ou están entrando et van entrando, par exemple, montrent la différence de perception d'une opération dans le temps. Avec estar l'opération est saisie dans le moment de son exécution, on dit alors l'aspect de durée statique, alors qu'avec ir on dit l'aspect de durée dynamique, c'est-à-dire l'évolution dans le déroulement d'un procès.

Le dynamisme des verbes ir et dar s'oppose au statisme de estar. Et, en même temps, ces verbes diffèrent entre eux dans la façon de déclarer un certain cinétisme. Le premier dit l'être en mouvement alors que le second déclare un mouvement centrifuge par rapport au sujet.

Par ailleurs dar contraste avec aver / haber. Aver, en effet, comme il a été dit dans la partie consacrée à hay, déclare l'existence d'un être par rapport à un autre être, dit l'existence de la chose «possédée», et non celle du détenteur. Alors que dar dit le dessaisissement, le don. Par conséquent, pour reprendre les termes de Renaud Cazalbou :

cette existence [celle que déclare haber] est rapportée, sur un mode hiérarchisé, on en convient, au support X, lequel, selon la notion d'inhérence, voit son être accru, augmenté de cet apport.579

Par ailleurs, haber, en espagnol moderne, hormis la conjugaison à la troisième personne non opposable, n'est employé que comme auxiliaire : soit, dans la périphrase aspectuelle, haber + participe pour dire un événement passé ; soit, dans la périphrase antéponente haber de + infinitif pour dire un événement à venir.

Enfin, le verbe ser était aussi employé dans la langue médiévale pour exprimer une opération échue, et il alternait avec aver dans des constructions de type périphrastique580. Cette alternance reflète une différence dans la conceptualisation de la transcendance. Aver pouvait être accompagné d'un participe ou d'un adjectif participial, selon que le locuteur préférait mettre en évidence l'événement lui-même (aver + participe) ou ses conséquences (aver + adjectif participial). Mais ce choix ne s'offrait au locuteur que si le second élément (le participe ou son dérivé l'adjectif participial) était transitif. Si le second verbe était intransitif, le choix à faire était entre aver + participe – si le locuteur privilégiait le caractère achevé d'un événement – ou ser + adjectif participial – s'il privilégiait les conséquences dudit événement. Donc, ser, à la différence de aver, ne pouvait être accompagné que d'un adjectif participial581.

Dans la langue moderne, ser, en tant que verbe auxiliaire, n'a gardé que l'emploi de la voix déverse.

Ces cinq verbes constituent un ensemble au sein duquel on peut mettre en évidence les différents aspects de l'existence d'un être. Renaud Cazalbou parle d'un réseau d'une grande complexité car, dit-il, «loin d'être des verbes qui déclarent l'être comme par accident, il s'agit

579 Renaud Cazalbou, op. cit., p. 189.

580 Voir tableau des effets de sens de (h)a (y), (h)ay, es, está, tiene, hace, p. 150.

581 Voir, sur ce thème, Marie-France Delport, op. cit., p. 351-363.

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d'une véritable architecture, d'une structuration des diverses approches que l'on peut avoir de l'être»582.

En effet, ce réseau est formé par des paires oppositives à partir de ces cinq verbes : l'essence contraste avec la circonstance à travers ser et estar. Estar, à son tour, dit un statisme qui voit dans le dynamisme de ir et dar son symétrique. Mais ces deux verbes, ir et dar, se dissocient par la nature du mouvement : ir déclare l'être en mouvement, dar dit un mouvement à partir de l'être. Par ailleurs, aver / haber + un participe ou un adjectif participial, ainsi que ser (uniquement dans la langue ancienne) ou estar + un adjectif participial sont rétrospectifs et s'opposent au caractère prospectif de ir. Mais en même temps, au sein de ce sous-groupe, ser, estar et aver / haber peuvent entrer dans d'autres oppositions. Aver / haber, en effet, peut exprimer une visée événementielle (aver / haber + participe) ou résultative (aver / haber + un adjectif participial). Ser et estar, dans la langue médiévale, disent bien un événement révolu mais ils diffèrent, d'une part, par le caractère transitif ou intransitif de l'adjectif participial : ainsi, ser ne peut être accompagné que d'un verbe intransitif et, estar, sa réplique, ne peut être accompagné que d'un verbe transitif. Ser, d'autre part, évoque un événement saisi dans son effection alors que estar laisse voir un avant et un après et déclare donc un état, qui peut être l'état achevé d'un événement. Estar suivi d'un gérondif déclare une opération saisie dans son effection, dit l'aspect de durée statique, alors que ir + gérondif dit l'aspect de durée dynamique.

Enfin, la périphrase antéponente déclarée par haber de + infinitif trouve sa contrepartie dans la périphrase aspectuelle déclarée par haber + participe ou adjectif participial.

Pour Renaud Cazalbou, et nous adhérons à son point de vue, c'est autour de ser que ces cinq verbes s'articulent, «en ce sens il est bien l'hypéronyme de ces cinq verbes qui fonctionnent comme des doubles antithétiques»583. L'absence, dans ce groupe, d'autres verbes d'existence comme existir, par exemple, l'amènent à proposer la création du néologisme verbes ontophatiques, c'est-à-dire 'qui disent de l'être’ à la place de la dénomination verbes d'existence, peu pertinente à ses yeux.

Ce qui importe ici est de souligner que ces cinq verbes constituent bel et bien un

«réseau signifiant» – pour reprendre le terme employé par cet auteur – dont la commune manifestation est y et dont la sémantèse est le lien qui les maintient en cohésion.